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« Où est passé l'enfant en danger ? »

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Entre le droit des usagers et la marchandisation du social, quelle place pour l'enfant en danger ? s'interroge Charles Ségalen, éducateur spécialisé.

« Les rapports Naves-Cathala, Deschamps et Roméo fustigent le peu d'intérêt accordé à la contractualisation de l'assistance éducative au profit de sa judiciarisation, au regard notamment du droit des usagers ou du droit comparé en Europe (1). Les enquêtes annuelles de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS) insistent désormais sur la différence entre enfants maltraités et enfants en risque. Le “risque éducatif ”, principal motif de signalement, resterait “un concept à préciser”   (2) aux fins d'“économiser le juge”   (3).

Cette distinction qu'il conviendrait de faire entre “danger” et “risque de danger” repose sur une notion de risque dans lequel le danger ne serait pas caractérisé. Terme recouvrant non pas une réalité mais une probabilité voire une simple hypothèse, ne relevant pas, on en convient, du judiciaire.

Concernant un risque encouru, il faut distinguer le risque hypothétique et le risque avéré. Le risque de danger qui conduit à une mesure judiciaire concerne un danger encore relatif mais pleinement encouru dès lors que la mesure n'est pas prise. Résultat d'une évaluation sur la nature et de l'importance du danger par des professionnels compétents pour ce faire, ne laissant place à aucun doute. Tel un traitement qui s'impose au vu de symptômes patents. A charge au juge de se prononcer.

Le risque de danger, ici, n'a rien à voir avec le risque supposé ou le présumé flou qui entourerait la notion de danger. Sauf à douter par avance de la compétence des professionnels chargés pour le traiter de l'élucider, de savoir autrement dit, précisément, le sortir de l'hypothétique et du flou. Doute qui devrait alors conduire à se demander, objectivement, si les mêmes professionnels n'ont pas autant sous-estimé que surévalué le danger. Préoccupation qui curieusement, ici, n'est pas de mise, amenant à douter, cette fois, du fondement technique de cette distinction.

On assiste à une tentative de glissement sémantique, de dévoiement de la notion de risque au profit d'un doute, habilement  (?) distillé au travers des termes, récurrent, sur la validité du dispositif de protection de l'enfance. Cette sous-estimation de la notion de risque, en la banalisant voire la diabolisant, participe de la même générosité que cette surestimation de la contractualisation, alternative présumée à la judiciarisation. Comme si les professionnels avaient attendu qu'on le leur recommande pour tenter d'obtenir l'adhésion des familles, ou comme si l'on pouvait ignorer que c'est précisément à défaut de celle-ci qu'intervenait le juge des enfants.

Le danger soluble dans le marché ?

Soucieuse des droits de l'usager - louable intention -cette contractualisation conduit à présenter dorénavant la protection en termes d'offre et de demande, pour arriver à ce résultat que le danger est soluble dans le marché. Prouesse qui d'évidence ne sert pas que l'intérêt, allégué, des familles. Contractualisation dont le caractère euphémisant, teinté d'angélisme, ne peut échapper à des professionnels qui fondent leur pratique sur une référence à la loi qui s'impose. La loi du cadre judiciaire comme la Loi symbolique qui impose le “parler vrai”.

Si ce “risque de danger” devait sortir du champ de compétence des juges des enfants, c'est pour la moitié des mineurs bénéficiant actuellement d'une mesure d'action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou de placement que nous devrions préconiser un non-lieu à assistance éducative. [...]

On cultive dans ces détournements de sens la même perte d'identité ou la même culpabilité, la même ignorance ou le même déni, la même absence de tiers - ce qui fait Loi - ou la même volonté de l'“absenter”, que ces familles dont nous traitons la méconnaissance du danger ou les pannes de triangulation.

Ces notions de “risque de danger” et de “contractualisation” participent de cette dé-mission pressentie des juges des enfants au civil, préconisée notamment au nom, autre euphémisme, de l'“harmonisation” - l'alignement par le bas (législa- tion et coût)  - d'une certaine Europe qui entend se construire, nul ne l'ignore, en faisant bon marché du social. Au confluent de préoccupations idéologiques et comptables (4), cette volonté de discréditer le social procède d'une tentative de substitution des responsabilités individuelles aux responsabilités publiques : il n'y aurait plus d'obligations que d'individu à individu, credo de l'idéologie libérale. A cet égard le Medef, en plaidant pour la marchandisation du travail social et le retour à la charité pour les “inemployables”, fait davantage figure de révélateur que de précurseur (5).

Cette généreuse et on ne peut plus “libérale” délégation de compétences œuvre par tous les moyens, jusque la “dérégulation” même des mots, confuse à souhait. Au prix du gauchissement (au sens mécanique comme politique) et de l'appauvrissement du discours. L'économie de penser. Cette déjudiciarisation, plus agie que parlée, avance masquée, les mains libres, un étrange silence l'accompagnant ou, plus exactement, y présidant. Et ce, un comble, au nom de l'usager.

Dans la contractualisation, en relevant la famille de son obligation d'éducation c'est, plus avant, l'Etat qui se dédouane de son obligation de garantir une mission d'intérêt général, propre du service public. On pourra dans cette logique supprimer d'un seul coup l'obligation et l'échec scolaires.

Dénoncée à la fin des années 90, la “surjudiciarisation” use pour nommer les choses de la même sémantique douteuse. La montée en puissance de la précarité et de l'insécurité sociale - réponse aux besoins du marché - a entamé les espaces de socialisation traditionnels (entreprise, école), laissant dans cette course aux gagnants un lot inévitable de perdants, davantage donc de familles en plan, désorganisées ou dé-missionnées. Avec naturellement davantage de mineurs réclamant assistance. Pour faire, vocables péjoratifs à l'appui- famille démissionnaire, surjudiciarisation - et s'agissant d'identifier le mal, dans la plus grande confusion des causes et des conséquences.

C'est une chose que de veiller à ne pas surjudiciariser, c'en est une autre, profitant indûment de cette attention, que de déjudiciariser. C'est comme si pour enrayer l'épidémie on “démédicalisait” la maladie. Ou que l'on réduisait les soins afin que le patient fût moins souffrant. Que n'a-t-on pensé à déjudiciariser la délinquance pour qu'il y ait moins de délits ?

On sait combien les conseils généraux renâclent à payer ce qu'ils n'ont pas décidé. C'est pour partie légitime. Pour partie seulement car sinon chacun, en termes de politique sociale pourrait décider qui, chez lui, est dans le besoin. Pourquoi ne pas l'appliquer à l'Education nationale, à la Santé, à la Justice ? Que les conseils généraux veillent aux deniers publics, c'est une chose. Mais, à ce titre, se substituer au décideur, en le neutralisant (par la maîtrise des signalements) passe encore, mais en l'invalidant, c'est comme si l'administration hospitalière décidait désormais, à la place du médecin, de l'admission du malade. Ou l'administration pénitentiaire de la détention.

Les statistiques 2001 du ministère de la Justice indiquent une baisse de 5,9 % des saisines des juges des enfants (6). S'il s'agissait encore, comme le prônent de belles âmes, de redéployer le judiciaire sur le contractuel, hormis l'aberration technique, cela se saurait. On observe à Paris, en l'espace de trois ans, que l'AEMO judiciaire a baissé de 13,44 % tandis que l'AEMO administrative, de concert, chute de 8,07% (7)... Les familles en difficulté se seraient déplacées en banlieue avancent quelques démographes éclairés. Sauf que depuis tout ce temps personne ne les y a vu arriver. Dans les Yvelines, la liste d'attente d'AEMO est passée de 250 à 30 ;dans les Hauts- de-Seine, un service créé pour absorber la liste d'attente s'est retrouvé, fin 2001, avec 30 % de son activité budgétée ;dans la Seine-Saint-Denis, trois des quatre services d'AEMO n'ont pas fait leur activité 2002. Le Havre, Tours, Rennes, Lyon, Brest - la liste n'est pas exhaustive - lancent un même avis de recherche concernant l'enfant en danger.

De l'autorité judiciaire à « l'autorité morale »

Comment peut-on s'élever contre les centres éducatifs fermés et, en même temps, pratiquer cet enfermement de l'enfant dans sa famille ? A renfort certes d'actions en faveur de la parentalité, mais terme dont la générosité initiale prend des accents de “parentalisme” quand pour pallier le déficit de l'autorité publique-  “l'absence de portage de politique sociale” (8)  - ont fait appel à l'autorité prétendument dérobée aux parents. Manière, pour finir, de “substituer à la dette envers les plus démunis - cœur de l'Etat social - une logique de services à des individus plus ou moins méritants”   (9). Ou comment, dans la protection de l'enfance, substituer à l'autorité judiciaire une “autorité morale” (10) dont la connotation moralisante et culpabilisante à l'endroit des familles n'aura pas attendu le gouvernement actuel pour se faire sentir.

Le travail social ferait-il dans la “passion de l'ignorance” (Autès) ou l'hallucination à l'envers : on n'a rien vu, rien lu, rien entendu dire ?Le nez dans le guidon, tirant des braquets proches de la roue libre. Si la loi du 2 janvier 2002, avec de réelles avancées concernant notamment le droit des usagers et les actions collectives, vient renforcer de manière dommageable la mise sous tutelle des institutions, celles-ci gardent en revanche un droit de parole qui ne se manifeste guère. L'abstention n'est pas un phénomène réservé aux urnes.

Si on ne mesure pas exactement l'impact de sa parole, l'effet de son silence en revanche, pour conforter celui qui nous y invite, est connu. C'est de ce choix, que s'autorise la profession, que dépend aujourd'hui son avenir comme celui de l'enfant en danger. »

Charles Ségalen Educateur spécialisé dans un service d'investigation et d'orientation éducative 1, rue de l'Aqueduc - 78170 La-Celle-Saint-Cloud Tél. 01 39 18 29 22.

Notes

(1)  Alain Grevot, Il faut sortir du paternalisme - Voir ASH, n° 2231 du 5-10-01.

(2)  La stabilisation des enfants en danger se confirme - Voir ASH, n° 2236 du 9-11-01.

(3)  Alain Grevot, citant Denis Salas, op. cit.

(4)  Michel Gaté (Fnaiad) in Le social insoluble dans le marché - Voir ASH n° 2270

(5)  Voir ASH n° 2293 du 10-01-03.

(6)  Voir ASH n° 2284 du 8-11-02.

(7)   « L'aide sociale à l'enfance de Paris »  - Flash AEMO - Premier semestre 2002.

(8)  Voir ASH n° 2252 du 1-03-02.

(9)  Michel Autès, « Le travail social ou les aventures de Tintin au Congo »  - Cultures en mouvement n° 42 - Novembre 2001.

(10)  Alain Grevot, « Protection de l'enfance. La France peut-elle se passer d'une véritable révision de son dispositif ? »  - JDJ n° 207 - Septembre 2001.

TRIBUNE LIBRE

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