Recevoir la newsletter

Oser en parler

Article réservé aux abonnés

Déstabilisés face à l'intrication des difficultés des personnes qu'ils ont à accompagner - et à leur traduction parfois violente -, les travailleurs sociaux peuvent être confrontés à la peur. Peur des risques d'agression et peur aussi de ne pas réussir à établir avec les usagers la relation et le dialogue nécessaires pour que, de part et d'autre, les interlocuteurs parviennent à contrôler leur agressivité.

De cette peur partagée, on parle peu dans le social- même s'il arrive de la convoquer pour expliquer les problèmes de recrutement que connaît actuellement le secteur. Pourtant, à condition d'oser la mise en questions et la confrontation, il est possible de « travailler la peur » - la sienne et celle qu'éprouvent les usagers -, estime Marcel Jaeger, directeur de Buc Ressources, centre de formation en éducation spécialisée et accompagnement social (1).

Le «  doute de soi »

Expérience complexe au cours de laquelle un individu (ou un groupe) juge, avec ou sans raison, ne pas disposer des moyens adéquats pour faire face à une situation donnée, la peur naît lorsqu'on présuppose que ce qui peut arriver est imprévisible et qu'on ne peut donc s'y préparer, explique Jean-Yves Barreyre, directeur du Cedias et délégué de l'Association nationale des centres régionaux pour l'enfance et l'adolescence inadaptées. Cette appréhension peut être tenue en bride par la compétence et l'expérience professionnelles : en permettant de préfigurer un large spectre de scénarios, ces capacités aident à ne pas se laisser surprendre par le présent. Mais encore faut-il, pour parvenir à les mobiliser, ne pas être taraudé par le « doute de soi qui s'insinue dans la raison d'être et instaure un état permanent d'incertitude ». Cette peur de ne pas être à la hauteur de l'événement - qui se manifeste particulièrement dans les situations d'urgence ou de crise auxquelles le professionnel doit répondre sans délai - « empêche toute préparation, ravine toute rationalité, embolise toute expertise », souligne le sociologue. Le travailleur social peut aussi découvrir qu'il est nu lorsque les règles de la situation lui échappent, ajoute-t-il. « Ceux qui sont susceptibles de les poser ou de les transformer (le jeune difficile, l'exclu sans espoir), ne sont pas dignes de confiance. Ils n'entrent dans aucun rituel relationnel, échappent à tout processus préalablement vécu ou appris. Et la première des violences redoutées est celle d'une situation à venir sans règles, sans rôle, sans texte. »

Il est très difficile de s'occuper de personnes « à cran » sur leur narcissisme, estime Gilbert Berlioz, consultant en politiques sociales. D'autant que le travailleur social fait un « sale boulot ». En effet, il transforme de la difficulté sociale en difficulté personnelle :il ne s'occupe pas du chômage mais du chômeur, ni de la toxicomanie mais du toxicomane, et pas plus de la pauvreté, mais du pauvre. Pourtant, il sait que sans rien enlever aux libres arbitres individuels, le social agit comme un surdéterminant des responsabilités individuelles. « C'est ainsi que les travailleurs sociaux s'épuisent à chercher des solutions personnelles à des problèmes sociaux. » Dans ce contexte, note-t-il, les témoignages abondent sur le nombre croissant de sujets qui se présentent face aux professionnels comme des « grenades dégoupillées ». Cette situation anxiogène devient si fréquente qu'on peut chercher, au-delà des trajectoires individuelles, les causes structurelles de cette violence. La relation d'aide contient toujours une part de violence symbolique parce qu'elle représente un risque d'assujettissement de l'aidé à l'aidant. Ce risque peut être oublié, nié, caché, mais il reste présent et c'est précisément sa trace que la relation violente vient signaler. Face à cet enjeu de pouvoir, certains usagers ont une réaction de fuite : « J'aime mieux mourir dehors que d'accepter les règles de la vie dedans », affirment les sans domicile fixe qui refusent un hébergement contraint. Plus souvent, entre soumission et lutte, « le seul moyen qu'ont les bénéficiaires de sauvegarder leur identité consiste à se livrer à une “torsion” pour accepter l'aide dont ils ont besoin, et mettre à distance celui qui donne, dont ils se méfient et à qui ils ne veulent rien re-devoir », précise Gilbert Berlioz. Manifestant chez chacun des protagonistes la tentation de s'affirmer à tout prix et de rechercher une maîtrise de la situation, éventuellement par le passage en force, la crise violente entraîne un « débrayage » du relationnel :l'autre est hors de portée du raisonnement. Tout l'enjeu consiste alors à passer de la violence au conflit. « Les institutions ne pourront changer leurs usagers. En revanche, elles pourraient leur permettre de socialiser leurs systèmes de fonctionnement en les inscrivant dans des cadres et des pratiques d'hospitalité », avance Gilbert Berlioz. L'une des pistes pour y parvenir serait d'introduire de la réciprocité dans la relation d'aide : sans chercher à nier les différences de positions, il convient de « ne pas “vampiriser” l'usager, mais de lui renvoyer une image, c'est-à-dire de le considérer ». Il est également essentiel de prendre en compte la peur des intervenants. Le silence à son sujet révèle la rigidité des institutions et leur difficulté à expliciter ce qu'elles attendent de leurs agents dans les situations limites, estime le consultant. Pour autant, « il faut aussi apprendre à ne pas s'enfermer dans des approches uniquement individuelles et rapporter la peur à des situations parce qu'elle est surtout un rapport entre des événements et ceux qui ont à y faire face ».

Peur de soi et peur de l'autre -  « qui s'engouffre dans la nôtre »  : dans le cadre du travail social, développe Jean-Marc Antoine, responsable de plusieurs centres d'hébergement et de réinsertion sociale parisiens, « nos différents positionnements nous font être le réceptacle d'expressions agressives qui nous sont adressées uniquement dans les fonctions de notre mission ». Il faut l'accepter, c'est-à-dire ne pas répondre en miroir à une haine prise pour argent comptant, mais faire des offres de dialogue, accorder une écoute à cette détresse qui n'a d'autres moyens de se faire entendre. « Même si notre interlocuteur explose - bien souvent par manque de mots -, il va aussi, progressivement, se calmer et nous pourrons alors proposer une relation », explique Jean-Marc Antoine. Encore faut-il, pour être soi-même plus aidant, pouvoir quelque part dire sa propre peur, insiste-t-il. « Les professionnels qui sont impliqués dans des relations transférentielles et contre-transférentielles doivent bénéficier de possibilités réflexives et de formation. » A cet égard, la supervision analytique, sans présence d'un référent hiérarchique, lui semble constituer un outil particulièrement utile pour travailler cette peur qui est source d'insécurité pour soi-même comme pour l'autre : faute d'assurance personnelle suffisante, on ne peut lui offrir un cadre sécurisant susceptible d'endiguer une angoisse, elle-même génératrice de possibles réactions de violence.

Les enfants et les adolescents violents sont eux aussi des jeunes angoissés qui ont grand besoin d'être rassurés, commente Lionel Deniau, président de l'Association nationale des instituts de rééducation (AIRe). C'est pourquoi il se dit inquiet de constater l'augmentation du nombre des parents qui ont peur de leur enfant et/ou qui se laissent ravir leur autorité. Et très préoccupé, également, par le rejet général de la jeunesse lié aux craintes qu'elle inspire - même si le phénomène est loin d'être inédit dans l'histoire. Tour à tour qualifiés de « caractériels », de « chenapans », d' « hyper-actifs » et d' « incasables », ces jeunes en souffrance psychique sont aujourd'hui traités d' « enfants-rois » ou de « tyrans ». Comme si, par ces nouvelles dénominations, suggère Lionel Deniau, « on exprimait plus ou moins clairement nos peurs, mais peut-être aussi notre désir de les décapiter ».

De fait, en institut de rééducation, explique-t-il, « l'enfant qui nous arrive est souvent agité, violent, voire dangereux. Il fait peur. On ne le comprend pas et on a encore plus peur, et pourtant, il va falloir agir vite, sévèrement, ou du moins on le croit. » Les attitudes maladroites du milieu tiennent à ce type de vécu : le jeune perçoit très bien la réalité environnante - à commencer par le sentiment de peur qu'il inspire - et l'ambiance créée devient alors un motif supplémentaire d'agitation.

Des échanges salutaires

Il est important que cette peur, cette angoisse de l'équipe, puisse être parlée librement pour être dépassée, souligne le président de l'AIRe. Mettre à jour le sens d'un comportement qui en semblait dénué, « découvrir le caractère inconscient du désir de cet enfant permet de se sentir profondément soulagé et de cesser de considérer le jeune caractériel comme un objet effrayant et persécuteur. A défaut de tels échanges, l'équipe risque d'être paralysée, incapable de contenir les débordements pulsionnels des enfants et des adolescents. »

La violence des jeunes aggrave les failles de l'institution, ajoute Lionel Deniau, et peut déclencher des mécanismes de défense collectifs qui deviennent vite anti- thérapeutiques : hiérarchisation excessive des décisions, attitudes répressives, exclusion de ces enfants, parfois même règlements de comptes entre membres de l'équipe. Pour que celle-ci soit en mesure de résister à ces forces désorganisatrices, clivantes, angoissantes, le cadre de travail institutionnel doit développer des lieux et des temps où les intervenants puissent exprimer ce qui fait souci, souffrance ou problème, insiste Serge Heuzé, secrétaire général de l'AIRe. Pour autant, la peur qui constitue une de leurs préoccupations importantes n'a pas à être abordée comme quelque chose de négatif, estime-t-il. « Au contraire, la regarder, la reconnaître, c'est probablement attester de considération à l'égard des professionnels confrontés à ses formes multiples et souvent indicibles. » Peur de ses limites - par excès ou insuffisance -, peur de se tromper, peur d'altérer le respect dû à l'autre, peur de faire mal dans tous les sens du terme, peur de se faire dévorer ou « intruser »... :développée en intra-institutionnel ou en dehors des murs, une démarche de travail partagée sur les différentes formes de peur permet d'aider à gérer ses affects. L'adage dit que la peur donne des ailes... « Bien comprise et travaillée, elle peut en effet aider à prendre de la hauteur », estime Serge Heuzé. Et constituer, dans la pratique quotidienne d'une relation toujours difficile à l'autre, un ingrédient utile pour chercher toujours à inventer des réponses adaptées aux exigences de sa mission.

Caroline Helfter

UNE SOUFFRANCE MUETTE

Témoignant d'un grand besoin d'expression, plus de 20 000 professionnels ont répondu au questionnaire sur la violence dans le travail social que leur avait adressé le Conseil supérieur du travail social  (CSTS), début 1999, par le biais des ASH   (2) . De l'analyse de leurs réponses (3) , il ressort que le sentiment d'insécurité est une expérience à la fois très répandue - seuls 9,3 % des répondants disent ne jamais la connaître - mais assez peu fréquente : huit professionnels sur dix déclarent n'éprouver d'insécurité au travail que parfois ou rarement (7,4 % souvent et 0,9 % tout le temps). Le vécu de l'insécurité - essentiellement sur le terrain (32 %) mais aussi dans l'établissement ou le service (25 %)  - augmente avec l'âge des professionnels (en particulier entre 45 et 55 ans) et se rencontre notamment parmi les éducateurs spécialisés, les conseillères en économie sociale et familiale, les travailleuses familiales, les psychologues, les délégués à la tutelle et les assistantes maternelles. Pris dans leur ensemble, 64 % des travailleurs sociaux notent une fréquence accrue des manifestations de violence depuis cinq ans et 37 % estiment que leurs établissements ou services ne garantit pas de manière satisfaisante leur sécurité - pas plus, d'ailleurs, que celle des usagers, dénoncent-ils dans une proportion quasisimilaire. Pourtant, de leur souffrance au travail, les professionnels parlent peu. Probablement est-ce, notamment, faute d'occasion pour le faire : seul un travailleur social sur trois déclare que les questions de violence sont suffisamment abordées dans son service. Ce non-dit ne fait que renforcer le sentiment d'insécurité qui devient alors une « violence muette », souligne le CSTS.

Notes

(1)   « Travailler avec la peur » était le thème d'un colloque organisé le 21 novembre par Buc Ressources en partenariat avec l'AIRe. Rens. : Buc Ressources - 1 bis, rue Louis-Massotte - 78350 Buc - Tél. 01 39 20 19 94.

(2)  Voir ASH n° 2103 du 22-01-99, n° 2153 du 11-02-00 et n° 2200 du 2-02-01.

(3)  A partir d'un échantillon de 2 084 questionnaires, sélectionnés par la méthode du tirage aléatoire. Voir Violence et champ social - Rapport du CSTS, éditions de l'ENSP, 2002.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur