10 heures 17, le 21 septembre 2001. L'usine AZF de Grande-Paroisse, propriété de TotalFinaElf, explose. Une très forte détonation est entendue à des kilomètres à la ronde, puis une deuxième. L'explosion de près de 300 tonnes de nitrate d'ammonium entreposées à l'usine provoque un souffle ravageur. Et une immense panique. Très vite, les liaisons téléphoniques sont interrompues, des informations contradictoires circulent (la catastrophe se produit dix jours après le 11 septembre) : on parle d'attentat, de bombe, de nuage toxique. Des habitants fuient la ville. « Ce sont des images de guerre qu'ont vues les Toulousains, rappelle Evelyne Dasque, assistante de service social du travail au Crédit lyonnais. Les salariés ont vu des gens errer dans le centre- ville, avec des masques à gaz sur le visage. » Le bilan est très lourd : 30 morts, plus de 3 000 blessés et près de deux milliards d'euros de dégâts. Un hôpital psychiatrique dévasté, 35 000 logements endommagés, 85 écoles touchées, 500 places de crèche manquantes, des maisons de quartier, des centres sociaux détruits. Mais surtout, un gigantesque traumatisme collectif. Aux abords du site, 66 entreprises sont sinistrées, qui emploient 3 268 salariés, selon le bilan de la chambre de commerce et d'industrie.
Parmi elles, une direction d'EDF, où travaillait Martine Vitet, présidente de l'association Assocentou (voir encadré). Sous la puissance du souffle, pas une fenêtre n'a résisté, pas plus d'ailleurs que les cloisons intérieures du bâtiment. Un salarié est décédé, des dizaines d'autres sont blessés. Très vite l'aide se met en place. Dès le vendredi après-midi, la direction des ressources humaines procède à un recensement des personnes habitant à proximité du site - dans des logements EDF. Tout le parc locatif disponible - un certain nombre de logements sont vides puisque EDF était en train de se désengager de son parc locatif - est mobilisé. Son bureau dévasté, l'assistante sociale se retrouve sans dossiers, sans listes. Mais il faut agir, et d'urgence.
Le lendemain matin, Martine Vitet revient sur le site, où seront accueillis les salariés. Dès 7 heures le lundi matin, elle participe au « debriefing ». Il faut aller au-devant des salariés,
les faire parler. « J'étais la seule personne sur le site qu'ils identifiaient. Le médecin du travail était blessé, l'infirmière, très choquée, n'était pas apte à être là. » Les salariés se présentent tous, avec leur épouse et leurs enfants parfois, même si le numéro vert mis en place leur indique qu'il n'est pas utile de venir. Ici, 20 % à 30 % de la population habitait à proximité du site et 450 familles sont sinistrées. L'objectif est d'essayer de diagnostiquer rapidement les situations. « Quand je voyais des gens confus, pleins de trous noirs, qui n'arrivaient pas à raconter, je les orientais vers le médecin psychiatre installé derrière moi dans un préfabriqué. » Cette première phase de « debriefing » et de recensement se fait dans l'urgence. « Il fallait faire très vite. Il était impossible de noter quoi que ce soit. Les gens arrivaient tous en même temps. Entre 7 heures et 14 heures, j'ai peut-être vu 80 personnes. » Les séances de « debriefing » durent environ dix jours pendant lesquelles sont réalisées des fiches écoute - elles ont été détruites quelques mois plus tard - gardant trace de l'expression de la personne et du suivi à assurer (par téléphone ou à domicile selon les cas). Ces séances se tiennent dans différentes entreprises. Avec cette même démarche active, parfois déconcertante pour les professionnelles peu habituées à aller au-devant des gens de façon systématique. En revanche, elles sont plusieurs à relever l'importance de la formation reçue. « A la Poste, note par exemple Brigitte Calmels, nous avions toutes été formées au “debriefing”, pour répondre aux situations d'agressions de postiers. Cela nous a bien aidées. »
Des cellules d'urgence se créent dans les grandes entreprises. Celle d'Airbus France voit passer environ 350 salariés. « Nous avions une ligne de téléphone accessible 24 heures sur 24, explique Josette Roumens, assistante sociale du travail, animée par les différents services :médecine du travail, service social, assureurs d'Airbus, moyens généraux, service juridique. Selon la situation de l'appelant, il était orienté vers l'un ou l'autre de ces services. »
Face au site d'AZF, une société est très durement touchée. Du dépôt de la société des bus urbains, la Semvat, il ne reste qu'une maigre ossature métallique. Les tôles ont été arrachées ou tordues et, pendant des semaines, les Toulousains ont pu voir les 100 bus qui stationnaient sur place, complètement détruits eux aussi. Sur les 300 personnes qui travaillent sur le site, plus de 160 sont blessées, dont une vingtaine assez grièvement. L'assistante sociale, employée par une association de médecine du travail pour les entreprises de transport, assure le suivi des blessés, avec des visites à l'hôpital, mais intervient rapidement sur le logement, en allant sur place pour constater les dégâts : « Les gens ont apprécié que je me rende chez eux, raconte Paule de Loth, elle-même sinistrée. Ils se rendaient compte que l'on s'occupait d'eux. »
Après la phase de « debriefing » et de recensement, le logement est une urgence absolue. « On dit toujours que le service social d'urgence n'existe pas, lance Martine Vitet. Mais il y avait bien urgence par rapport à une souffrance. Et avec ce fichu hiver qui était proche, et la réparation des vitres qui ne pourrait se faire avant février, c'est bien en urgence qu'il a fallu trouver des moyens, personnels ou matériels, pour poser des isolants. »
Dans la plupart des grandes entreprises, le service social a donc assuré une mission d'aide et d'accompagnement des personnels pour la constitution de dossiers, de devis après la destruction partielle de leur logement et la perte d'effets personnels. Les assistantes de service social du travail ont également tenté de recenser toutes les aides qui pouvaient être offertes. Puis l'accompagnement a évolué au fil des mois : « J'ai beaucoup fait le lien entre les personnes en arrêt maladie et l'entreprise, explique Paule de Loth. Garder un lien, informer l'entreprise de l'état de santé des personnes et les salariés de l'évolution de l'entreprise, c'est ce qui m'importait le plus, afin que ces salariés malades ne soient pas oubliés des employeurs et puissent une fois rétablis être maintenus dans l'emploi, malgré la diminution de leur capacité pour certains d'entre eux. »
Chaque entreprise a réagi différemment, avec ses propres dysfonctionnements. Pour tirer les leçons de cette expérience, les professionnelles d'Assocentou ont rédigé un dossier où les apports de chacune ont permis de définir une sorte de réaction idéale du service social du travail face à une situation d'urgence.
Parmi les points positifs, elles relèvent la grande solidarité déployée par les entreprises, mais aussi entre les salariés et les retraités. Mais la bonne volonté a son revers. Chacun a voulu se mobiliser et un manque de coordination s'est fait sentir entre les différents services sociaux, et les nombreuses cellules d'urgence. « L'am- pleur de la catastrophe était telle que tout le monde a fait les pompiers », observe Josette Roumens. La multitude des intervenants, et des aides, a parfois engendré des situations d'assistanat. « Dans l'émotion première, note Brigitte Calmels, tout le monde était content d'être vivant et considérait que les pertes matérielles n'avaient que peu d'importance. Mais quand sont arrivées les aides, nous avons eu du mal à faire entendre les critères de leur répartition. Je pense avoir manqué d'outils pour une évaluation correcte des besoins. Nous avons fait un peu de bricolage. » « Certaines aides, ont été distribuées sans recensement réel des dégâts », indique une autre professionnelle. Qui pointe un manque de réflexion de la profession en général par rapport à la distribution d'enveloppes énormes.
Parmi les principales difficultés figure celle liée à la transmission de l'information. « On a eu beaucoup de mal à l'obtenir, regrette Martine Vitet. Or, prendre le temps d'aller chercher de l'info était une contrainte dans la mesure où il fallait mettre les gens en situation d'attente. »
De façon générale, les assistants sociaux du travail n'ont pas eu les informations concernant les aides immédiates annoncées par la préfecture ou celles allouées par les associations caritatives. Ce qui a pu entraîner des injustices. « J'ai eu des personnes sinistrées qui ont eu deux aides. Le paradoxe, c'est que les plus touchées, celles dont les logements étaient détruits, n'étaient évidemment pas chez elles au moment où les associations sont passées dans leur quartier. Absentes, donc non recensées, elles n'ont pas reçu les aides. Lorsque nous en avons eu connaissance et que nous les avons envoyées vers des associations, il était trop tard : tout avait été distribué. » D'autres assistantes sociales du travail n'ont pas eu, ou l'ont reçu plus d'un mois après l'explosion, le livret d'appui du CASU (cellule d'appui aux situations d'urgence), qui recensait toutes les structures et les aides disponibles. Assocentou a donc écrit au maire, Philippe Douste-Blazy. C'est son adjointe, Françoise de Veyrinas qui, recevant une représentante de l'association, a mesuré l'erreur de la mairie : « Nous avons complètement oublié de contacter le service social du travail. »
Le service social peut-il ou non être considéré comme un partenaire à part entière ?, s'interrogent donc ces militantes. Cette question est celle de l'image et de la reconnaissance de l'utilité d'un service social du travail parfois oublié, y compris au sein de certaines entreprises où il n'a pas, ou peu, été associé aux cellules d'urgence notamment.
Selon certaines, il a pourtant fait la preuve de son utilité. Il a connu, à la suite de la catastrophe, une augmentation de 30 % à 50 % du nombre de ses usagers, toutes catégories professionnelles confondues. « Les salariés touchés, observent les adhérentes d'Assocentou, ne sont pas allés sur le secteur. Partout, c'est au sein de l'entreprise qu'ils sont venus spontanément chercher de l'aide. » « Nous nous sommes également manifestées spontanément, et nous avons de fait été reconnues comme des partenaires incontournables », estime pour sa part Brigitte Calmels. « A notre demande, le service social a été renforcé par la venue d'une collègue de Bordeaux, pour l'écoute, ajoute Evelyne Dasque. Et à chaque étape, nous avons été interrogées comme experts. » Au registre de l'autosatisfaction, le constat d'une grande capacité de réaction, d'investissement, de résistance dans une situation de catastrophe.
Pourtant, malgré une mobilisation immédiate et le travail effectué - des journées de 12 heures, intensives pendant les deux ou trois mois qui ont suivi la catastrophe - à en croire les propos rapportés par les unes ou les autres - « pour une fois que le service social du travail sert à quelque chose » - la reconnaissance n'a pas été toujours au rendez-vous. Même si ces professionnelles estiment, elles, avoir fait la preuve de leur utilité.
Sandrine Pageau
Créée en janvier 2001, Assocentou réunit 22 assistantes de service social du travail de la plupart des entreprises de la région toulousaine. Constituée au départ pour briser l'isolement des professionnelles, elle a pour objectif de promouvoir leur métier en « favorisant les échanges, l'information, la formation et l'adaptation des pratiques et des outils de travail à l'évolution économique et sociale de l'entreprise ». Différents groupes de travail ont été mis en œuvre, portant sur certains aspects juridiques, sur le harcèlement moral, le stress, la santé au travail. Le groupe « marketing » a, quant à lui, élaboré un bref mémento destiné à faire connaître la profession à divers interlocuteurs, politiques ou groupes syndicaux. « Le métier d'assistant de service social du travail est le seul intégré aux ressources humaines qui appréhende les salariés dans leur globalité », souligne ce document. Les assistantes de service social disposent ainsi d'un support pour présenter leur métier dans le cadre d'une démarche marketing et « parvenir à rendre le service social du travail obligatoire dans toutes les entreprises ». « Notre différence, selon Martine Vitet, présidente de l'association, se situe dans l'accompagnement au sein de l'entreprise et dans l'analyse globale de la situation. »