Mardi soir, 18 heures, au Foyer d'accueil chartrain (1). Les retardataires se pressent vers l'entrée du « cinéma ». Dans ce grand bâtiment, qui sert parfois de salle de bal, a lieu la réunion hebdomadaire du foyer d'insertion. Ils sont déjà nombreux, assis autour de la table, résidents, éducateurs, animateur. Le délégué des usagers peut prendre la parole. Après quelques mots de bienvenue, il entame la lecture de l'ordre du jour : d'abord, l'organisation de la prochaine soirée festive, puis le bilan financier du bar et enfin, un mot, « respect », que l'un des usagers souhaitait évoquer ce soir.
La discussion s'engage tandis qu'au fur et à mesure le délégué prend des notes. Les uns lancent des idées, plus ou moins réalistes, pour utiliser les bénéfices du bar, qui reviennent aux usagers : un séjour à la montagne, une journée à Paris pour « aller voir les musées » ou un nouveau tapis pour le billard.
Au foyer, la réunion est l'un des plus anciens outils utilisés. Le fonctionnement collectif du service- règles, vivre ensemble, projets de transformation des locaux - y est évoqué. Cet espace d'échanges entre équipe éducative et usagers est animé par un délégué des résidents, élu par ses pairs à bulletin secret pour six mois. Il prépare la réunion, accueille les nouveaux venus, fait remonter les informations en cas de problème. En fin d'assemblée, l'une des éducatrices évoque la tension qui règne actuellement entre résidents. On se coupe un peu la parole, les échanges se font plus vifs, les remarques plus acerbes vis-à-vis de l'un ou de l'autre. Mais, convient l'un des participants, « il faut que ce soit parlé ».
C'est également la conviction des responsables de l'association. Ici, on est persuadé que donner la parole aux usagers les aide à devenir autonomes. Une certitude qui tient à l'origine de l'association et de ses fondateurs : des bénévoles issus du secteur caritatif et de mouvements de chômeurs, des travailleurs sociaux désireux d'associer les usagers. Pour eux comme pour leurs successeurs, la participation et l'expression constituent deux dimensions essentielles du travail d'insertion et d'autonomi-sation.
L'institution elle-même en est le reflet. En effet, en 15 ans d'existence, elle a considérablement diversifié ses réponses selon une logique de développement qui veut qu'elle s'adapte à la personne et à ses besoins « plutôt qu'elle impose une réponse monolithique contraignante ». Ainsi, au fil des années et de l'émergence des besoins, ses responsables ont imaginé des solutions. Outre le foyer d'insertion, la structure réunit sur le même site - une ancienne base aérienne, avec vue plongeante sur les deux flèches de la cathédrale - deux structures d'hébergement d'urgence (destinées, l'une aux hommes seuls, l'autre aux familles), un accueil de jour, un service spécifique en direction des gens du voyage. Et en ville, d'autres services d'hébergement éclaté : des dispositifs de sous-location et d'hébergement transitoire.
La philosophie du projet impose une remise en question permanente. « En facilitant la participation collective ou communautaire, l'établissement est un lieu d'expérimentation de nouveaux rapports sociaux visant à réparer et à (re) construire du lien social. Cette démarche prépare l'individu à sortir, l'usager reprend confiance en lui en acquérant de nouveaux repères sociaux pour sa réinsertion. » Eric Le Page, directeur du Foyer d'accueil chartrain, également président de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS) Centre, énonce le présupposé de base de l'association : l'usager y est considéré comme un acteur à part entière, une force vive, et sa participation est une première étape de socialisation. Alors, on s'efforce de faire en sorte qu'elle ne soit pas seulement un vœu pieux. En mettant en œuvre toute une série de moyens.
C'est ainsi que le règlement, qui impose notamment la participation obligatoire aux réunions de résidents (ce qu'ils n'apprécient pas toujours), a été élaboré par des usagers et des travailleurs sociaux. Par ailleurs - et notamment dans les services d'urgence -des cahiers d'expression sont à la disposition des personnes accueillies pour faire entendre une demande, un reproche, un remerciement, un coup de gueule. En outre, depuis l'origine de l'association, les usagers sont invités à l'assemblée générale. Aujourd'hui, les délégués des résidents de chaque structure y assistent et participent à la fixation de l'ordre du jour arrêté deux semaines auparavant.
Mais la durée limitée, et parfois très courte (seulement quelques jours), des séjours n'est-elle pas un frein à l'expression et à la participation ? « Non, répond Eric Le Page. L'avis des usagers sur la situation qu'ils vivent ou leurs besoins ne dépend pas du type ou de la durée d'hébergement. Simplement, il y a d'autres façons de faire en sorte que l'usager participe à l'amélioration d'un lieu de vie. »
Car au-delà de ces outils, la participation se vit au quotidien. Les usagers prennent part à l'entretien et au ménage, à la gestion de certains lieux, participent financièrement à l'hébergement. Une équipe de football composée de résidents, d'administrateurs et de salariés s'entraîne chaque semaine. Les usagers se chargent de la rédaction du journal associatif et gèrent le bar, le « Gain's bar », avec un animateur. C'est dans le bâtiment qui fait face à l'entrée de la structure, celui du foyer d'insertion, qu'il a été créé. Un mobilier moderne, du bleu, un grand zinc en bois verni, un billard au centre de la pièce : l'endroit est chaleureux. Il a été réalisé par les usagers du CAVA, l'atelier d'insertion professionnelle du foyer.
Si l'on ne transige pas sur l'observation de la loi et des règles, le respect de l'autre et l'adhésion au projet d'insertion, en revanche les relations dans l'établissement sont bâties sur la cogestion. Cette responsabilisation implique davantage de temps passé auprès des résidents, mais elle donne aussi aux professionnels la possibilité de déléguer davantage. Ainsi, au Foyer d'accueil chartrain, un résident peut aller faire les courses pour la collectivité, utiliser un véhicule de l'institution sans la présence d'un éducateur. Ce qui ne va pas sans bouleverser les pratiques. « Quand j'ai autorisé un groupe de cinq résidents à partir un week-end au bord de la mer en autonomie totale avec le véhicule de l'établissement, raconte Eric Le Page, j'ai perçu des réticences au sein de l'équipe éducative. Les raisons invoquées pouvaient toucher à la sécurité ou à la responsabilité. Mais je pense que ce type de pratique modifie surtout considérablement la fonction de l'éducateur et son positionnement à l'égard du résident. »
Que ce soit parmi les travailleurs sociaux ou chez les usagers eux-mêmes - dont la participation est rarement spontanée -, ces pratiques se heurtent encore à de nombreux freins (2). « Il n'y a pas de confusion de rôle, chacun reste à sa place », assure l'association, qui estime qu'il lui appartient de créer des espaces pour faire valoir le droit d'expression et assurer un fonctionnement démocratique de l'institution.
Mettre les usagers des 25 000 établissements et services sociaux et médico-sociaux français au cœur du dispositif : telle est l'une des ambitions majeures de la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale (3) . Celle-ci énonce les droits fondamentaux des usagers et de leur entourage. Parmi ces droits figurent l'accès de l'intéressé à l'information relative à sa prise en charge, sa participation directe à la conception ou la mise en œuvre de son projet d'accueil ou d'accompagnement, ou encore le droit à la confidentialité des informations concernant sa situation. Mais la loi définit également des outils permettant à l'usager de faire valoir ses droits : instauration de conseils de la vie sociale, possibilité de recours à un médiateur, ou encore livret d'accueil et contrat de séjour obligatoires.
L'équipe tente de réduire au minimum « l'habituel rapport de domination dans l'aide sociale entre l'institution qui offre un toit et la personne démunie ». De réintroduire un peu d'équilibre dans une situation inégalitaire. « En outre, nous sommes convaincus de la dimension collective des personnes. Le travail social a bien souvent individualisé les relations ; nous proposons d'autres modes. » L'objectif est ainsi de permettre à la personne de retrouver une existence sociale en valorisant des compétences, une culture, des potentiels. « En quelque sorte, précise Eric Le Page, c'est une façon de décentrer le travail social : nous ne sommes plus dans une relation de face à face, mais de côte à côte. »
« Participation et expression : de la parole aux actes » : c'est autour de cette problématique que des rencontres ont réuni sous l'égide de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS) Centre (4) , les 25 et 26 octobre derniers près de Tours, 220 participants venus de 12 régions. Des débats - notamment sur les « questions qui fâchent », par exemple le rôle de l'éducateur -, mais aussi des ateliers (expression orale, graphique ou vidéo, écriture, création d'un journal...) ont rassemblé un public composé de professionnels et d'usagers (à hauteur de 60 %) de structures d'insertion sociale et professionnelle. « Ces journées interrégionales, explique Chantal Fréval, responsable du CHRS Le Prieuré à Blois, résultent du cheminement d'un courant d'idées qui s'est développé fortement au sein de la FNARS à partir de 1997. » Cette année-là, une enquête conduite sur le terrain auprès d'associations qui mettent déjà en œuvre diverses formes de participation est publiée (5) . Une dynamique régionale est lancée, un groupe de travail constitué, qui mène une recherche-action autour de cette question. Aujourd'hui, une commission régionale se réunit très régulièrement, composée de véritables militants de l'expression et de la participation des usagers, convaincus que le droit à l'insertion passe en priorité par le respect ou la restauration de la citoyenneté des personnes en difficulté. Même si les obstacles sont encore nombreux : « Donner la parole aux usagers, observe en effet Chantal Fréval, n'est pas une chose simple. Les responsables d'établissements se heurtent trop souvent à des freins importants de la part de leurs équipes ou d'administrateurs : les uns ont peur d'être débordés, d'être confrontés à des problèmes de discipline qu'ils n'arriveraient pas à gérer ; les autres ont peur de perdre du pouvoir. »
La difficulté réside dans le passage du rapport duel à cette dynamique collective. « Le travailleur social admet facilement qu'il faut être à l'écoute de la personne. Mais il est souvent coincé dans la dimension collective où il perd sa position centrale au profit d'un autre rôle qui consiste à aider et à organiser la parole. Or le groupe fait peur. Mais quand on le pratique, on s'aperçoit que les usagers sont souvent très timorés. Et que même la critique des travailleurs sociaux reste extrêmement limitée. » De toute façon, pour Eric Le Page, « l'idée de l'expression et de la participation des usagers fait son chemin. Même si nous sommes encore minoritaires, on ne se moque plus de nous. Aujourd'hui, nous ne passons plus pour de doux rêveurs ».
Sandrine Pageau
(1) Foyer d'accueil chartrain : 12, rue Hubert-Latham - BP 172 - 28003 Chartres cedex - Tél. 02 37 88 40 04.
(2) Voir ASH n° 2247 du 25-01-02.
(3) Voir ASH n° 2245 du 11-01-02.
(4) FNARS Centre : 8, quai Saint-Jean - 41000 Blois - Tél. 02 54 55 09 50.
(5) « Expression et participation » - Les cahiers de la FNARS n°4 - Mai 1998.