Que leurs pratiques soient conditionnées par la vie institutionnelle ou liées à leur mode d'intégration en milieu ordinaire, les personnes handicapées mentales vivent une sexualité qui reste largement taboue. Paradoxalement, d'ailleurs, la suppression de la menace de grossesses par des moyens techniques ou médicamenteux supprime parfois aussi l'un des arguments essentiels à la mise en route d'une politique d'éducation affective et sexuelle en milieu spécialisé. Pourtant, celle-ci est d'autant plus nécessaire que les adultes handicapés mentaux cumulent des risques spécifiques d'exposition à la contamination par le VIH. Multiples et étroitement intriqués, les facteurs susceptibles d'accroître leur vulnérabilité tiennent à la fois aux caractéristiques des individus (déficience intellectuelle ou motrice, image de soi, dépendance affective) et à leurs conditions d'existence institutionnelles et économiques.
A partir du travail qu'ils ont mené auprès d'usagers et de professionnels relevant d'établissements ayant accepté de s'ouvrir à un regard extérieur, Nicole Diederich, sociologue, et Tim Greacen, psychologue, directeur du laboratoire de recherche de l'hôpital spécialisé Maison Blanche, parviennent à un constat inquiétant : ce qui contribue à augmenter les risques d'infection des personnes handicapées mentales tient tout autant, sinon plus, au déni de leur sexualité qu'à leurs difficultés d'ordre déficitaire, psychologique ou socio-économique. En dépit des évidences, car les grossesses comme les maladies sexuellement transmissibles sont là pour rappeler l'existence de l'activité et des abus sexuels, l'argument principal qui continue à justifier l'inaction est tiré de la non-sexualité des intéressés.
De ce fait, les problèmes et inquiétudes des équipes face aux risques encourus par les usagers sont souvent condamnés à être tus, notent les auteurs. L'absence d'indications précises sur la conduite à tenir, dans telle ou telle situation, est d'ailleurs soulignée par l'ensemble des professionnels interviewés, contraints à tâtonner, chacun de leur côté, pour pallier un non-dit devenu intenable. Certains d'entre eux - souvent à la suite d'un événement dramatique touchant à la vie sexuelle d'un usager - ont néanmoins réussi à engager des actions de prévention en milieu institutionnel, rendues légitimes par une circulaire du 10 décembre 1996. « Le sida a eu cet effet positif de pouvoir parler de sexualité et du droit à la sexualité », témoigne une éducatrice. Reste à savoir comment aborder la question sans substituer une peur intériorisée aux interdits imposés de l'extérieur et parvenir à ce que les personnes soient en mesure de faire évoluer leurs pratiques en fonction des connaissances acquises. Or celles-ci restent parasitées par un ensemble de fausses croyances relatives au fonctionnement du corps, à la contraception, à l'hygiène, à la maladie. Même parmi les usagers les plus au fait des messages de prévention, peu se protègent réellement. La question de l'accompagnement individuel à l'éducation affective et sexuelle est clairement posée. Des informations ponctuelles ne peuvent, en aucune manière, remplacer un suivi qui tienne compte des
principaux facteurs de vulnérabilité des participants et de la distorsion à évaluer entre leurs connaissances et leurs comportements. De plus, insistent Nicole Diederich et Tim Greacen, il faut bien admettre que la sexualité en milieu spécialisé, clandestine et furtive, est peu propice à la mise en œuvre de stratégies individuelles de réduction des risques. Aussi, pour être efficaces, les programmes de prévention du VIH et d'éducation sexuelle devront-ils, dans de très nombreux cas, chercher aussi à modifier les pratiques institutionnelles.
Sexualité et sida en milieu spécialisé. Du tabou aux stratégies éducatives - Nicole Diederich et Tim Greacen - Ed. érès -23 € .