Actualités sociales hebdomadaires : Selon vous, l'action des travailleurs sociaux, au même titre que celle des instituteurs, des formateurs d'adultes, des infirmières, des médiateurs scolaires, a longtemps procédé d'un programme institutionnel. Que voulez-vous dire par là ? François Dubet : Toutes les professions dont l'objectif est de travailler sur autrui, entre autres celles de l'enseignement, du travail social, de la santé, ont été longtemps perçues selon un modèle religieux. L'intervention se faisait au nom de valeurs universelles, même si elles étaient laïques, telles que le progrès ou l'intégration sociale. Ces professions étaient considérées comme des vocations impliquant un engagement total des personnes en référence à ces principes sacrés. Les relations à autrui étaient perçues hors du monde comme des sanctuaires ; par exemple, la relation du travailleur social avec son client était définie comme « privilégiée » et il attendait de l'usager une sorte de soumission qui allait le libérer.
L'hypothèse centrale de mon livre est que, pendant longtemps, l'institution, en fait l'Eglise, a construit la forme canonique de ces métiers. Le travail social a été une sorte d'ordre religieux composé de femmes, d'hommes, de « prêtres », lâchés dans le siècle.
En quoi le travail social a-t-il été un programme institutionnel particulier, « une institution hors les murs », comme vous dites ?
- Le travail social a été très particulier dans ce modèle. Alors que les autres professions que j'ai étudiées ont été, pour l'essentiel, des institutions sanctuaires enfermées « dans les murs », les travailleurs sociaux se sont définis comme ceux qui allaient sortir de ces murs. Même s'il y avait beaucoup d'établissements fermés pour enfants, les assistantes sociales et les éducateurs avaient tendance à considérer- et c'est un imaginaire qui n'a pas disparu - qu'ils étaient eux-mêmes une institution. Dans les années 60-70, il y avait cette idée que dès qu'il entrait en relation avec l'usager, le travailleur social incarnait la loi, l'autorité, et permettait, dans le cadre mystérieux du face à face, que l'autre se révèle à lui-même. Cette croyance était tellement ancrée qu'après avoir abandonné le modèle religieux - de la confession et de la rédemption -, les professionnels ont pris comme référence le modèle psychanalytique.
Et cette conception du travail social a pu se maintenir grâce à la sociologie critique et à la psychanalyse...
- Ce qui m'a beaucoup troublé chez les travailleurs sociaux, c'est la façon dont ils se soumettent avec volupté aux discours qui les critiquent. C'est une attitude très paradoxale ! Ils ont ainsi adoré le philosophe, Michel Foucault qui affirmait que toute relation à autrui est une forme de pouvoir destructrice ; ils se sont soumis à la psychanalyse qui leur expliquait qu'en dehors du divan, il ne se passait rien de convenable...
Au fond, si les travailleurs sociaux aiment tant les critiques à leur égard, c'est qu'elles confortent le rôle institutionnel qu'ils cherchent toujours à tenir. Evidemment, c'est difficile, évidemment ils n'y parviennent pas... Mais justement, cette critique leur permet de mesurer la distance entre leur désir de réussir et leur sentiment permanent de faillir à leur mission, d'être en crise. Elle leur rappelle qu'ils ne sont pas là seulement pour rendre des services, soigner les maux de la société, mais qu'ils ont avant tout un rôle éducatif et de salut.
Contrairement à beaucoup d'intellectuels, je ne crois pas que les travailleurs sociaux soient en crise. Je les trouve au contraire modernes et pas du tout archaïques. Néanmoins, je pense que l'autocritique est, chez eux, la forme la plus aiguë d'identité.
Avec le déclin de l'institution qu'est-ce qui a changé fondamentalement pour les travailleurs sociaux ?
- Ce qui a changé, c'est qu'ils agissent de plus en plus dans des logiques de service et de contrôle social. En même temps, leur force, c'est de continuer à penser que la relation à autrui constitue le cœur de leur métier. Tous disent que les tâches qu'ils accomplissent, comme la distribution de prestations ou le rappel à l'ordre, tout le monde peut les faire. Par contre, c'est toujours, selon eux, la relation à autrui qui donne sens à leur activité et serait une forme de guérison, de salut... même s'ils reconnaissent que les nouvelles contraintes les éloignent de cet espèce de Graal.
On a quand même le sentiment que les travailleurs sociaux sont désabusés et s'interrogent sur le sens de leur action...
- Si vous voulez me faire dire que les travailleurs sociaux sont heureux et bien dans leur peau, non ! Ce sentiment de crise, d'identité fragile, est loin d'être nouveau. Il fait justement partie de leur rhétorique. Vous réunissez les travailleurs sociaux depuis 1960 : ils sont en crise ! Mais ce n'est pas une crise, c'est la réalité d'aujourd'hui du travail sur autrui. Ma recherche est, en ce sens, positive car les autres professions du travail sur autrui parlent de plus en plus comme les travailleurs sociaux.
Vous allez même plus loin. Alors qu'il est courant d'attribuer le déclin de l'institution et de l'autorité à celui de l'Etat providence et à la montée du libéralisme, vous affirmez que cette évolution était inéluctable...
- Le déclin de l'Etat providence, c'est une phrase absurde ! En 20 ans le taux des prélèvements sociaux a explosé et on a créé le revenu minimum d'insertion, la couverture maladie universelle, l'allocation personnalisée d'autonomie... Le déclin de cette forme de travail sur autrui - à savoir j'interviens au nom de valeurs universelles avec une dimension sacrée qui me donne une légitimité en soi et fait que l'autre se soumet d'emblée à mon autorité - n'est pas le problème du libéralisme ! Il est inscrit dans le programme de la modernité. Car quand vous détruisez le sacré et que vous faites de l'individu le centre de l'action, fatalement ce modèle dérivé de la religion s'épuise. Ce qui nous arrive ne résulte donc pas seulement des difficultés de l'économie et de la mondialisation. C'est la suite normale d'une longue histoire où l'on a tué les dieux pour les remplacer par le progrès social, la nation, la raison. A leur tour, ces systèmes de valeur se décomposent et l'individu apparaît de plus en plus comme le propre centre de son action qui devient de plus en plus incertain.
Mais contrairement à bon nombre d'intellectuels, je n'ai aucune nostalgie pour les institutions fermées, les travailleurs sociaux qui donnaient des leçons de morale, les instituteurs qui frappaient les enfants... Ce monde des institutions était aussi celui de Michel Foucault, un monde de pouvoir, d'humiliations...
Ne faut-il pas voir, dans l'appel au retour à un certain ordre moral, la volonté de revenir à un travail social plus institutionnalisé ?
- Aujourd'hui on vit dans un climat très conservateur, voire réactionnaire. Mais plus encore que le gouvernement, l'opinion publique réclame de l'ordre. On met donc en place des mesures contre la délinquance, les immigrés, les jeunes... Cependant, il s'agit d'un mouvement de retour à l'ordre et non pas de retour aux institutions. Pour la bonne raison qu'il faudrait être capable de « refonder » des valeurs universelles où chacun se reconnaisse, et personne ne voit lesquelles. Il faudrait aussi que les travailleurs sociaux, les enseignants renoncent à leur professionnalisation pour retourner à leur vocation d'antan, ce qu'ils ne veulent guère.
Comment alors redonner une légitimité au travail sur autrui ?
- Les professionnels du travail sur autrui disent deux choses : notre travail est de plus en plus stressant, fatiguant et incertain. En même temps, ils expliquent que leur travail est de plus en plus intéressant. Ils le perçoivent comme étant plus « actif », impliquant davantage de relations avec d'autres collègues, d'obligation de se coordonner, de rendre compte à leur hiérarchie. Toute une dimension qui était assurée, avant, par l'institution. C'est pourquoi aucun d'eux ne voudrait revenir en arrière et faire le garde-chiourme dans un établissement fermé. Je crois qu'il y a, aujourd'hui, une instrumentalisation de la plainte : on a tendance à se lamenter parce que cela fait bien ou que ce n'est pas inutile en termes de revendication sociale. Mais arrêtons de dire que c'est la fin du monde !
Concrètement que proposez-vous ?
- Le problème est de restabiliser le jeu. Il y a trois choses à faire. D'abord, combattre les chimères d'un retour au passé et sortir, en France, de ce climat très conservateur et nostalgique.
Ensuite, il faut défendre la notion de métier. Les travailleurs sociaux, comme les autres professionnels, doivent affirmer qu'ils ont des compétences spécifiques à partir desquelles ils peuvent être jugés. L'une des façons de s'en sortir c'est d'attendre moins de l'hôpital, de l'école, du travail social, mais d'exiger ce que l'on en attend. Par exemple, on demande à l'école de faire mille choses et on n'en exige aucune. Les professionnels qui s'en tirent bien sont ceux qui ont une forte conscience du métier ; ils s'accordent sur les objectifs, refusent de tout faire, mais s'attachent à ce qu'ils font.
La troisième chose est de comprendre que, après le déclin du sacré, la légitimité des valeurs ne peut être que démocratique. Les politiques scolaires, de santé ou sociales doivent être beaucoup plus débattues démocratiquement. En particulier dans le travail social, il faut développer, même si c'est souvent une fiction, les procédures contractuelles. Quand vous n'avez plus de légitimité sacrée, il faut que vous ayez des légitimités démocratiques. Il faut que le client et le travailleur social sachent à quoi ils s'engagent et que l'on réaffirme le caractère normatif et démocratique de leur relation qui, par nature, met en présence des acteurs toujours inégaux.
Avez-vous un conseil à donner aux travailleurs sociaux ?
- Je dirais aux travailleurs sociaux qu'ils doivent se « décoloniser ». A la différence des instituteurs ou d'autres professionnels, ils n'ont toujours pas de langage propre. Quand on les écoute, ils parlent encore comme des psychanalystes, des psychiatres ou des sociologues. Le grand enjeu, pour eux, est donc d'avoir un langage professionnel. Un langage qui leur permette de dire :voilà le sens de ce que je fais.
Propos recueillis par Isabelle Sarazin
Dans Le déclin de l'institution, François Dubet, enseignant à l'université de Bordeaux-II et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, a cherché à comprendre l'évolution du travail sur autrui à travers les champs de l'éducation, de la santé et du travail social. Son ouvrage se présente d'abord comme une étude de sociologie réalisée, en partie, grâce à la constitution à Bordeaux, à Pau et à Paris, de groupes d'acteurs : des professeurs des écoles, des travailleurs sociaux, des formateurs d'adultes, des infirmières, des médiateurs de collèges se sont réunis une dizaine de fois et ont rencontré des élus, des syndicalistes, des militants associatifs... Mais le sociologue - qui fut au début des années 70, éducateur dans un club de prévention et formateur dans une école d'éducateurs - cède vite la place à l'intellectuel engagé s'inscrivant en faux contre ceux qui rêvent de revenir aux institutions traditionnelles. Plutôt que le retour à un prétendu âge d'or, François Dubet invite à maîtriser les effets d'une mutation, qu'il juge inéluctable, afin que le travail sur autrui ne devienne pas une simple prestation de service. Comment ? En inventant des modèles institutionnels plus démocratiques et plus respectueux de l'usager. « Le déclin de l'institution » -François Dubet - Ed. Seuil - 22 €.