« Certaines lois marquent des tournants décisifs. Exemple : la loi du 1er décembre 1988 relative au RMI, qui conditionnait, pour la première fois dans la législation sociale, l'obtention d'un droit à une allocation à un devoir d'engagement personnel dans une démarche d'insertion. Cette nouvelle articulation entre droits et devoirs des personnes en difficulté amorçait la fin d'une assistance automatique, tout en traduisant, comme l'a montré Pierre Rosanvallon (1), une attraction vers le workfare américain ; en clair, la substitution d'une aide subordonnée au travail et à l'effort des individus à l'intervention de l'Etat-providence.
La rupture introduite par le mode de pensée sous-jacent à la loi du 2 janvier 2002 n'est pas moins importante. A un détour de l'analyse, à propos de son article 3, nous avions indiqué que le choix que fait le législateur du terme “équité”, là où le député communiste Patrice Carvalho préférait le mot “égalité”, incitait à se référer à la philosophie de John Rawls (2).
Car ce n'est pas pour éviter simplement la répétition d'un même adjectif que cet article mentionne “l'égale dignité” et “un accès équitable sur l'ensemble du territoire” aux dispositifs d'aide. Il s'agit de deux niveaux, celui des valeurs et celui de la prise en compte des réalités sociales avec lesquelles il faut composer. Une fois énoncé le principe éthique de “l'égale dignité”, dès qu'il s'agit de définir les objectifs d'une politique publique, la notion d'équité intervient pour prendre acte des inégalités propres à une société libérale, qu'il importe ensuite de compenser, quitte à prendre le risque de ne pas pouvoir démêler discrimination positive et discrimination négative. La traductrice de John Rawls évoque cette distinction sémantique en indiquant que l'adjectif “équitable” (fair) est à prendre au sens de “juste”, “le terme équité ayant une dimension égalitariste que l'anglais n'a pas, mais qui reste fidèle à la tradition aristotélicienne à laquelle John Rawls se réfère” (3).
Les Français découvrent peu à peu cet auteur américain, dont l'ouvrage le plus important, Théorie de la justice, publié en 1971, n'a été traduit en français qu'en 1987. Or ses analyses, aussi fondé soit-il de les mettre en débat, présentent ici un double intérêt : d'une part, éclairer un certain type de vocabulaire et un raisonnement qui traversent la loi du 2 janvier 2002 ;d'autre part, mettre en perspective la pluralité de logiques à l'œuvre et, de ce fait, la relative instabilité de ce monument législatif au vu des enjeux à venir.
John Rawls part de la question suivante : si l'on admet que nous nous référons à des principes transcendants, tels que la liberté, la justice, les droits de l'Homme, comment les respecter de manière absolue et sans faillir ? Ne rien céder sur les valeurs, quitte à heurter les intérêts de la collectivité ? Ou, au contraire, aménager des exceptions (avec le danger qu'elles ne deviennent la règle), en considérant que la protection de tous, dans certaines situations, passe par le sacrifice des droits de quelques-uns. Ce sont là deux conceptions morales qui ont de fortes implications politiques et sociales et que l'on voit s'opposer, par exemple, dans les débats sur le sida ou l'attitude vis-à-vis des terroristes. Soit :
la conception “déontologique” : donner la priorité absolue aux principes, à la justice, sur le bien-être des personnes et sur un calcul utilitaire ; autrement dit, la référence kantienne à une éthique qui soit dégagée de la finalité. Cette conception est présente dans la loi du 2 janvier 2002 au moins à deux endroits : l'article 3 qui rappelle “le respect de l'égale dignité de tous les êtres humains”, puis l'article 7 relatif aux droits des usagers du secteur social et médico-social :est assuré à toute personne prise en charge “le respect de sa dignité, de son intégrité, de sa vie privée, de son intimité et de sa sécurité”, sans distinction avec le droit commun défini dans le code civil. Cet article est encadré par la définition de deux chartes : une charte nationale “sur les principes éthiques et déontologiques” établie par les personnes morales gestionnaires d'établissements et de services (article 6) et une charte “des droits et libertés de la personne accueillie” (article 8). Les principes de référence, à première vue, ne souffrent aucune exception :chacune de ces deux chartes vaut pour toutes les catégories de bénéficiaires, quels que soient la nature de leurs difficultés, leur âge, leur secteur institutionnel de référence, leur situation géographique... Puisque l'article 2 de la loi indique qu'il s'agit de promouvoir “l'exercice de la citoyenneté”, les valeurs démocratiques s'appliquent aussi bien à ces usagers qu'aux citoyens ordinaires, à tel point que l'on s'interrogera sur l'utilisation de deux termes distincts ;
la conception “téléologique” : privilégier le bien commun et l'intérêt général, quitte à accepter le prix à payer : les atteintes aux libertés et aux droits de l'Homme, voire les injustices. Sans aller jusqu'à dire que le législateur a admis de tels cas de figure, nous remarquerons que d'autres articles de la loi du 2 janvier 2002 prévoient des exceptions au principe général de la citoyenneté totale des usagers. Le législateur donne des limites, émet des réserves. Par exemple, l'alinéa 2 de l'article 7 indique que les personnes aidées ont le libre choix des prestations dont elles peuvent bénéficier, mais “sous réserve des pouvoirs reconnus à l'autorité judiciaire et des nécessités liées à la protection des mineurs en danger”. L'alinéa 3 du même article évoque des mesures prises sans le consentement des personnes, en raison de leur manque de discernement ou de leur dépendance, même si ce consentement “doit systématiquement être recherché”. D'autre part, la loi soumet la réalisation des objectifs d'autonomie et de protection des personnes à des éléments de réalité d'une tout autre nature : l'état des besoins sociaux et les possibilités budgétaires. Nous sommes d'autant moins loin de l'utilitarisme comme doctrine du libéralisme téléologique combattu par John Rawls que l'article 5 de la loi du 2 janvier 2002 inscrit l'action sociale et médico-sociale “dans les missions d'intérêt général et d'utilité sociale”. Pour rappel, ces notions ont été préférées par le législateur à celle de “service public”.
On ne peut qu'être frappé par la similitude du constat ainsi fait de deux aspects de la loi du 2 janvier 2002 et la dualité de la loi belge du 8 juillet 1976 relative à l'aide sociale. Cette loi reconnaissait “à toute personne” un droit à l'aide sociale en vue de “permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine”. Cette aide devait être donnée par des centres publics d'aide sociale à l'échelon communal. En fait, cette aide s'est trouvée conditionnée par un cadre restrictif et la définition de moyens : “les méthodes du travail social” devaient être adaptées, les besoins sociaux définis et le recours des usagers ne pouvait se faire que devant une juridiction administrative spécialisée. Bien plus, la jurisprudence qui en a résulté a fini par montrer que les principes généreux de l'article 1 n'étaient pas plus opposables que “le droit au travail” dans le préambule de la Constitution française de 1946. Cela conduisit François Ost à commenter ainsi la loi belge : “On ne se détache pas de l'idée qu'une double logique travaille le texte étudié : la première, rhétorique, inscrit l'aide sociale dans le registre des droits de l'Homme ; la seconde, pragmatique, la subordonne aux contraintes de la nécessité.” Il accompagnait cette réflexion par une remarque un peu acide : “Il n'est pas étonnant dès lors que la pratique administrative, lisant en quelque sorte entre les lignes, opte pour la seconde de préférence à la première” (4).
En reprenant de manière générale la distinction entre ces deux conceptions, l'articulation entre le juste et le bien, entre la fin et les moyens, est souvent très difficile. Lorsqu'elle est posée à des individus, sous la forme d'un cas de conscience, elle alimente, par définition, une réflexion éthique qui ne se réduit pas par la découverte d'une solution idéale : les deux conceptions évoquées plus haut ont chacune leurs limites pour la conduite d'une vie entièrement appuyée sur l'une ou sur l'autre.
Cependant, il est difficile de laisser chacun face à une contradiction qui, si elle est donnée pour insoluble, laisse entière la question de ce qu'est une société et de ce que sont les valeurs. A moins de considérer qu'une société démocratique ou une société totalitaire se fonde sur l'une ou l'autre logique. Pour John Rawls, tel n'est pas le cas. Un de ses principaux commentateurs, Jean-Pierre Dupuy, précise d'ailleurs que “cette opposition se retrouve à l'intérieur même du libéralisme” (5), car ce dernier ne se réduit pas à une agrégation anarchique d'intérêts particuliers. Même le libéralisme économique tel qu'il est compris par les courants “utilitaristes” requiert un accord sur des principes généraux dégagés des intérêts particuliers. C'est d'ailleurs sa force, car il peut se présenter comme porteur d'un véritable projet de société.
Il faut donc un autre cadre de pensée pour dépasser la contradiction, en particulier pour les sociétés démocratiques, donc construire une théorie. John Rawls l'inscrit dans l'orbite de la conception “déontologique”, mais avec le souci de sortir les principes de leur “ciel étoilé”, de façon à ce qu'ils soient tenables pour les personnes qui s'y réfèrent. La solution mise en avant par John Rawls se fonde sur une théorie du contrat. Les principes de justice ne sont pas donnés en soi ; ils sont acquis par une démarche procédurale. Ils sont choisis au terme d'une élaboration conjointe de “personnes morales placées en situation d'égalité au terme d'une négociation équitable caractérisée par un certain nombre de contraintes acceptables” (6).
D'une certaine manière, la loi du 2 janvier 2002, traversée par des logiques différentes, met en scène à la fois le problème de l'antagonisme entre deux conceptions et sa résolution, avec la thématique forte de la contractualisation.
Il est loin d'être sûr que les parlementaires, ou les experts de l'administration centrale à l'origine de la loi aient puisé leur inspiration dans John Rawls. Beaucoup seraient sans doute étonnés que l'on puisse imaginer une sorte de philosophe-roi collectif, là où les politiques, à l'esprit plus pragmatique, s'appuient plutôt sur une “philosophie spontanée”. C'est pourquoi nous reprendrons la remarque très pertinente de François Ost : “A défaut de pouvoir soutenir que nos dirigeants se sont inspirés de Rawls, on tiendra que ce dernier, comme on l'a souvent écrit, rationalise à merveille les choix de société posés par nos social-démocraties” (7). »
Marcel Jaeger Directeur de Buc-Ressources :1 bis, rue Louis-Massotte - 78530 Buc Tél. 01 39 20 19 91.
(1) Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale - Editions du Seuil - 1995.
(2) Jean-François Bauduret, Marcel Jaeger, Rénover l'action sociale et médico- sociale, histoires d'une refondation - Ed. Dunod - 2002 -.
(3) Catherine Audard, in John Rawls, Théorie de la justice - Editions du Seuil - Points - 1997 -.
(4) François Ost, « Théorie de la justice et droit à l'aide sociale », in Individu et justice sociale, autour de John Rawls - Editions du Seuil - Points - 1988 -.
(5) Jean-Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale - Hachette - Pluriel -.
(6) François Ost - op. cit. -.
(7) François Ost - op. cit. -.