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« Grande pauvreté : parole en souffrance ! »

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P our Xavier Bouchereau, éducateur spécialisé, l'usager doit pouvoir se situer dans le système d'aide sociale et faire entendre sa souffrance à des professionnels « au vocabulaire quelque peu sophistiqué ».

« Chacun s'en félicite, depuis la rénovation de la loi de 1975 concernant les institutions sociales et médico-sociales, le droit de l'usager est réaffirmé sans ambages. J'insiste sur le terme “réaffirmé”, car la majorité de ces droits (droit à la dignité, à l'intégrité, à l'intimité, à une vie privée...) relevait déjà du droit commun. En tout état de cause, on devine là une volonté de repositionner l'usager au centre du dispositif d'aide sociale. Mais réduire le foisonnement des textes juridiques à une question de place est impossible. Car derrière les réflexions engagées se dessinent des interrogations aux apparences surannées mais à la pertinence toujours intacte. Qu'en est-il vraiment de la parole de l'usager ? Les professionnels chargés d'accompagner les populations parmi les plus pauvres savent-ils les écouter ?L'intervention sociale contrainte (comme l'AEMO) autorise-t-elle cette prise de parole ? Autant de questions qui, depuis des années, traversent le champ de la protection de l'enfance.

Une parole prise au piège

Le travail social se nourrit de mots. C'est dans les circonvolutions du langage, là où une parole cherche à se dire, que se noue la relation éducative dans toute sa complexité. Le travail éducatif s'arrime aux dires d'une souffrance, d'une expérience singulière, parfois d'une formidable espérance. Dans tous les cas, c'est une suite d'échanges, de malentendus, d'empoignades. De sorte qu'être éducateur c'est interroger, jour après jour, cette insoluble et incontournable énigme de la parole. Que veulent nous dire les personnes ? Parler les soulagent-elles ? Savons-nous les écouter ? Or la parole ne se décrète pas, elle se vit. Elle se prépare, s'accompagne, se libère. La parole est imprévisible, irrationnelle. Elle fait irruption “là où l'on s'y attendait le moins, là où ça souffre”, disait Lacan (1). Elle surgit là où on ne veut rien entendre parce que ça dérange, parce que ça bouscule notre prétendu savoir sur l'être humain, nos évidences sur ce qui est bien pour l'autre. C'est pourquoi, cette parole, dans ce qu'elle a de plus subversive, est si souvent travestie par le travail social.

Les usagers les plus fragilisés ne nous disent rien de leurs révoltes. Leur parole, celle qui émancipe en disant “non” (2) à l'ordre établi, à la fatalité, est prisonnière de règles implicites qui orchestrent les rapports éducateur-usager. Bien qu'on s'en défende, ces règles ne sont que les reliquats de la relation caritative qui, ne l'oublions pas, a donné naissance au travail social. Et elles s'articulent toujours autour du triptyque : soumission à l'ordre divin/culpabilité/repentance ou plus exactement autour de son pendant moderne : soumission à l'ordre social/culpabilité/normativité. Dès lors, le travailleur social n'échappe jamais tout à fait à une forme plus ou moins déguisée de conscience morale qui parasite son action. Cette doxa, comme la nommait Pierre Bourdieu, est d'autant plus agissante qu'elle traverse les subjectivités et s'impose inconsciemment aux professionnels comme aux usagers. Elle dicte les comportements de plainte des uns, les postures professionnelles des autres. Elle ordonne un rapport de domination entre l'usager et le professionnel, entre celui qui souffre et celui qui sait, participant ainsi à la reproduction des rapports sociaux, l'usager demeurant inexorablement celui qui subit le social, celui qui baisse la tête devant le destin.

Pour contrarier cette logique, pour s'émanciper (un peu...) des motivations inconscientes et des forces sociales qui nous agissent, il est indispensable de formaliser notre pratique. Il faut opposer aux règles tacites, des règles de fonctionnement explicites, lisibles tant pour le professionnel que pour l'usager, des règles qui, parce qu'elles sont claires, institutionnellement visibles, peuvent être contestées, remaniées ou assouplies. Des règles et des postures professionnelles qui permettent aux personnes en grande difficulté de se situer dans le système d'aide sociale, favorisant ainsi une prise de position construite de leur part y compris, et surtout, lorsque celle-ci remet en cause notre manière de penser et d'agir le social. A ce titre, on ne rappellera jamais assez la nécessité qui est faite aux travailleurs sociaux non seulement de respecter le droit (3) et les protocoles institutionnels mais également d'aider les usagers à se les approprier.

La relation d'aide n'est pas autonome, elle ne s'auto-engendre pas. Elle est le fruit d'une construction juridique qui légitime l'action du professionnel dans la famille. Si l'éducateur intervient, c'est que le droit le lui permet. D'ailleurs, si, au nom de l'intérêt de l'enfant le droit autorise l'action éducative d'un côté, il la limite de l'autre pour garantir celui des parents. La loi fait donc tiers, elle encadre la relation d'aide, l'inscrit dans une mission d'utilité publique. Aussi, toute posture éducative qui viserait sciemment ou inconsciemment à s'affranchir du droit s'exposerait à “un passage à l'acte professionnel”   (4) susceptible de mettre gravement en péril la relation d'aide. Loin d'être constrictive, la loi, lorsqu'elle respecte ses fondements démocratiques (débat contradictoire, droit à la défense, absence de parti pris...), préserve l'usager de notre toute-puissance et lui assure un espace de parole qui n'est pas assujetti au seul discours éducatif.

D'un monde à l'autre

L'instauration d'un cadre est le préalable de toute relation d'aide. Pour autant, il ne suffit pas. Professionnels et usagers doivent être en mesure d'échanger, de se comprendre, de faire vivre l'inter- subjectivité qui les unit. Malheureusement, lorsque nous intervenons auprès des populations les plus paupérisées, le choc culturel oblitère ces échanges. Les personnes font face à un monde - celui du travail social - qui fonctionne selon des codes et des principes qu'ils connaissent mais ne maîtrisent pas. Dès lors, des malentendus surgissent qui sont,  avant tout, des malentendus de classe (5) dont les incompréhensions liées au langage sont la matérialisation la plus criante. D'un côté, l'éducateur utilise un vocabulaire professionnel quelque peu sophistiqué. Il manie régulièrement les mots et cela s'entend. De l'autre, l'usager s'exprime par des éclats de voix, des gestes amples, jugés désordonnés. C'est l'ensemble de son corps qui nous parle. Or force est de constater que cet idiome de la misère est encore trop souvent vécu comme transgressif dans les lieux de socialisation (école, administrations, institutions sociales...) et on s'efforce parfois de le faire taire. Inconsciemment, le professionnel n'écoute plus ce que l'usager dit, en focalisant son attention sur la manière dont il le dit.

Ce faisant, cela interroge évidemment la suprématie qui est faite à l'entretien individuel dans la pratique éducative moderne. Ces face-à-face, où seuls les mots servent de support, ne désarçonnent-ils pas les personnes ? En effet, le travailleur social impose à l'usager d'évoluer dans la sphère du dire, celle du symbole et de la projection immatérielle, alors que lui évolue culturellement dans celle du faire, de l'agir. Sa compréhension du monde est tributaire, plus que pour d'autres, d'une appréhension tangible, palpable des événements. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas réhabiliter l'accompagnement éducatif dans ce qu'il a de plus concret en réinvestissant le quotidien des gens en souffrance, en s'impliquant davantage dans la féconde banalité du “faire avec”. En définitive, discours et actes éducatifs sont indissociables. Mais lorsque le premier chasse le second, lorsque le verbe devient hégémonique c'est bien le professionnel qui déjoue et l'usager qui se tait. Ce n'est pas aux personnes en souffrance de comprendre les logiques socio- professionnelles des travailleurs sociaux, mais bien à ces derniers de se rendre accessibles. C'est à nous que revient la tâche, il est vrai ardue et constamment à interroger, de faire, sans jugement ni suspicion, un pas vers cet univers de la grande pauvreté pour qu'enfin les gens qui y sont enfermés s'autorisent, sans réserve, à en parler et àen transformer la réalité.

En conclusion, j'avancerai que le travailleur social, en dépit des indéniables et nécessaires connaissances théorico-pratiques qu'il a su développer, ne peut pas se contenter d'imposer son savoir à l'usager. Car la personne en souffrance est souvent la seule à posséder les réponses adéquates, celles qui vont correspondre à son fonctionnement propre. Le professionnel est là pour l'accompagner dans cette recherche longue et parfois douloureuse. Il doit s'efforcer de l'écouter, de faciliter sa parole. Il doit respecter son rythme, s'adapter à ses singularités, partager son quotidien, se rendre disponible, accepter les remises en cause, les oppositions, les colères, les revendications comme autant de manifestations d'une indispensable quête identitaire... »

Xavier Bouchereau Educateur spécialisé dans un service d'AEMO judiciaire : 4,  rue de Polymnie - 44230 Saint-Sébastien-sur-Loire -Tél.  02 40 03 42 31.

Notes

(1)  Jacques Lacan, La chose freudienne - Ed. Seuil.

(2)  Pour Spitz, « la maîtrise du non est le tournant de l'évolution de l'individu. Ici commence l'humanisation de l'espèce, l'animal politique, la société. »

(3)  J'évacue volontairement les questions complexes liées au « devoir de désobéissance » qui apparaissent lorsque l'éthique est remise en cause par la loi elle-même ! Par exemple : l'ex- mairie de Vitrolles.

(4)  Saül Kartz « La parentalité c'est-à-dire ? »  - Pratiques sociales.

(5)  Le terme « classe » est utilisé ici au sens d'une catégorie de personnes qui partagent une « culture » commune sans pour autant développer une conscience de classe comme l'entendait Karl Marx.

TRIBUNE LIBRE

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