« La mondialisation, les exigences des actionnaires et l'exacerbation de la concurrence (présentée toutefois toujours comme facteur de croissance) acculent les entreprises du marché à trouver de nouvelles terres de profit. Elles ont, depuis longtemps, investi profondément l'action sanitaire et sociale. Exemple : 6 % des lits de maisons de retraite relevaient en 1986 du lucratif ;ce chiffre était de 17 % en 1997 (60 000 places) et n'a cessé d'augmenter.
De plus, elles ont pris pied, notamment dans les hébergements, par le biais de nombreuses opérations d'externalisation de prestations de service (restauration, nettoyage, etc.), ce qui leur a permis de bénéficier de l'apprentissage dispensé involontairement par leurs clients, acteurs sociaux et médico-sociaux. Ces entreprises tentent maintenant de réaliser l'intégration descendante complète du cœur de métier de leurs anciens clients, se constituant ainsi sur le territoire national de vastes possibilités de développement encore quasi inexploitées.
La conjoncture politique n'ayant jamais été aussi favorable à l'ouverture des barrières de ce marché protégé essentiellement par la législation, le Medef tente ce qui semble être un coup de bluff où il n'a rien à perdre et beaucoup à gagner.
C'est la famille, ou le groupe social, qui assure depuis toujours les besoins sociaux et la solidarité entre les individus. Cette mission, qui a été organisée par la religion, puis, à partir du XVIIIe siècle, par l'Etat et depuis le début du siècle dernier par l'associatif, va, depuis quelques temps, jusqu'à être confiée en partie aux entreprises du marché par l'intermédiaire d'opérations d'externalisation (1). Ce dernier transfert s'est toutefois réalisé au prix d'une précarisation importante des emplois, liée aux exigences éco- nomiques de la concurrence, et d'un fort questionnement quant aux objectifs et aux valeurs portés par les prestataires intervenant alors.
Depuis plus de dix ans, les gouvernements (de gauche ou de droite), prenant conscience du poids du social en matière d'emplois, confirment leur choix et leur objectif de réaliser une action sociale à double effet :apporter des réponses (prestations) aux besoins des populations et créer simultanément des emplois (indifféremment dans l'associatif ou le lucratif).
En effet, la revendication récente majeure du Medef (solvabiliser les clients potentiels plutôt que de subventionner l'offre) est, depuis plusieurs années, mise en œuvre par les différents gouvernements : aides fiscales et chèques emplois-services, accueil et services aux personnes âgées, projet d'allocation petite enfance “libre choix”, etc. Cette politique a renforcé les possibilités d'apparition du lucratif aux côtés et, souvent, à la place de l'associatif sur le terrain.
La “fonction intégrative et sociale” des entreprises, mise en avant par le Medef, trouve, quant à elle, ses limites dans la capacité de ces mêmes entreprises à précariser et à exclure, ou, plus récemment, dans la non-obligation de formation des futurs contrats jeunes.
La réalité du marché européen (libre concurrence), associée à la mondialisation, nécessite de voir les Etats définir les secteurs qui devraient être protégés des règles du marché en raison de leurs objectifs d'utilité publique.
C'est le cas de l'action sociale dont les principes éthiques, qui s'opposent entièrement aux lois du marché, ont été confirmés dans la loi du 2 janvier 2002 (2) (quatre objectifs, trois principes, six missions d'intérêt général et d'utilité sociale, une charte portant sur les principes éthiques et déontologiques).
Le social subit des règles de fonctionnement de plus en plus contraignantes : planification, schémas départementaux opposables, convention collective et conditions de mise en œuvre de la réduction du temps de travail, revendications exacerbées des salariés, cadre budgétaire.
Dans le même temps, on constate une quasi- stagnation des moyens financiers, amplifiée par un désengagement de l'Etat consécutif aux décisions de baisse des impôts et à une diminution de la croissance.
Cela s'accompagne d'une exigence en matière de résultats - faire bien (ou mieux) avec autant (ou moins) de moyens - et de contrôles internes et externes aptes à remettre en cause l'existence même des établissements et services.
On note également un renforcement du pouvoir d'action de ses “clients” (charte des droits et libertés des personnes accueillies, droit des usagers, règlements de fonctionnement, contrats personnalisés de prises en charge, conseil de la vie sociale, etc.) et de ses partenaires (inspecteurs de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales assermentés pour délivrer des procès- verbaux, création de rôle de médiateurs, etc.).
Enfin, des projets de modification de la répartition des compétences (décentralisation) sont annoncés.
Face à cette situation, le social agit : mise en œuvre d'une démarche qualité, normalisée ou non, et élaboration de projets associatifs s'appuyant sur une éthique et des convictions (tout en découvrant que les entreprises du marché font de même depuis longtemps).
Mais cela ne suffit pas. Il est indispensable d'utiliser les propres outils du marché (marketing, management, externalisations stratégiques) et de démontrer la nécessité de répondre aux besoins de liens et de repères de la société. Ce qui nécessite une action inscrite dans le temps et une réflexion globale et prospective sur notre société.
Mais, aussi, une action permanente (et plus efficiente) de conseils et de lobbying auprès des élus (locaux ou non), en matière de propositions et d'évaluations des politiques sociales (notamment dans le cadre des futurs agglomérations et pays). A cela, il convient d'ajouter des actions militantes portées par des convictions humanistes, donc politiques, et un travail social communautaire.
1Le rapport du Medef : analyse de la rédaction et premières réactions associatives ASH n° 2270 du 5-07-02, page 36 ASH n° 2271 du 12-07-02, page 5 ASH n° 2272 du 19-07-02, page 29 ASH n° 2275 du 6-09-02, page 37 1Sous la plume du philosophe Saül Karsz ... ASH n° 2274 du 30-08-02, page 23 1... du sociologue, Joseph Haeringer et du docteur en philosophie, Laurent Ott ASH n° 2275 du 6-09-02, pages 25 et 36 1Le sociologue Raymond Curie ASH n° 2276 du 13-09-02, page 23 1Le directeur de l'Uriopss Aquitaine, Henri Rami ASH n° 2277 du 20-09-02, page 33
Il faut, par ailleurs, créer des alliances stratégiques entre les associations d'un même territoire et démontrer, par une représentation spécifique et active, les particularités des employeurs du social : Union des syndicats et groupements d'employeurs représentatifs de l'économie sociale (Usgeres) et, en particulier, ce qui les différencie du Medef.
Enfin, il est indispensable de faire aboutir le statut d'associations européennes et de démontrer l'action première du monde associatif : créateur et promoteur de démocraties participatives, et, en aucun cas, prestataire ordinaire de services ordinaires.
Cela ne pourra s'opérer qu'au prix d'une remise en cause des certitudes des acteurs sociaux, du recadrage et du repositionnement des services et travailleurs sociaux, afin d'éviter la création d'une action sociale à deux vitesses, comme ce qui existe dans le sanitaire entre cliniques privées lucratives et hôpital public. Une évolution qui se traduirait par la disparition d'une partie des acteurs sociaux et l'accélération du mouvement de création de sous-emplois du social. »
Didier Martinelli Directeur d'établissement médico-social (3) Institut médico-éducatif du Bois-Saint-Jean : 72, route des Eyssagnières - 05000 Gap Tél. 04 92 52 67 52.
(1) Voir, à ce sujet, l'exemple de la plus importante société de restauration collective française à qui a été confiée la gestion complète d'un atelier protégé.
(2) Voir ASH n° 2245 du 11-01-02.
(3) Auteur d'une recherche « Externaliser une activité dans une association sociale ou médico-sociale (enquête PACA) » réalisée dans le cadre d'un mastère spécialisé en management de structures d'action sociale - ESC/IRTS Marseille/ENSP Rennes.