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« Penser l'éducation spécialisée, aujourd'hui et demain »

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En écho à une récente tribune libre publiée dans nos colonnes, Didier Bertrand, éducateur spécialisé, explique que les professionnels « ne sauraient faire l'économie de leur propre souffrance au travail » au motif d'avoir à apaiser celle des autres. Pour lui, il convient de « réaffirmer des identités professionnelles malmenées ».

« Dans sa tribune libre intitulée “Quand l'organisation du travail conduit à l'épuisement professionnel”   (1), Marie-France Custos-Lucidi vient opportunément rappeler que “le sentiment de non-reconnaissance du travail accompli, l'absence de définitions de fonction, le déni des savoirs propres des professionnels participent de la charge psychique de travail”. L'éducation spécialisée et les éducateurs spécialisés ne sauraient faire l'économie de leur propre souffrance au travail, avec ses incidences tant professionnelles que personnelles, sous prétexte d'avoir pour “mission” d'apaiser la souffrance de l'autre, qu'elle soit psychique, physique, sociale, économique...

Une identité professionnelle questionnée

En 1972, dans une recherche sur l'identité professionnelle de l'éducateur spécialisé (2), Paul Fustier soulignait l'existence d'un problème au niveau du sentiment d'identité de fonction. Cette expression, selon lui, marque une distance avec l'identité professionnelle, dans la mesure où l'identité de fonction renvoie à l'identité personnelle. Il distingue alors deux modèles de référence : le modèle familial-charismatique, dans lequel l'intervention éducative puise sa force et son efficacité d'une vocation et d'un don de soi ; et le modèle familial- technique, qui s'appuie sur un savoir, une science psychologique qui tend à remplacer la spontanéité, avec pour perspective que celle-ci s'efface devant la compétence. L'éducateur spécialisé se cherche une identité à partir de deux références possibles : l'une est vocationnelle et religieuse ; l'autre est technique et professionnelle.

Cette double référence est présente dans toute l'histoire de l'éducation spécialisée, voire dans sa préhistoire, avec, par exemple, à la fin du XIXe siècle, l'abbé de l'Epée, à l'origine des premiers établissements pour sourds-muets, et Jean Itard, médecin-chef à l'institut des sourds et muets à Paris, auteur d'une première tentative de rééducation d'un enfant anormal avec Victor, le sauvage de l'Aveyron.

Quant au débat sur la place des connaissances dans la formation des éducateurs spécialisés, il oppose, dès l'après-guerre, les partisans d'une technicisation, comme le psychiatre Louis Le Guillant, à l'origine de la revue Sauvegarde de l'enfance, et ceux qui, comme le magistrat Henri Joubrel, affirment leur conviction que les dons naturels d'intuition et d'accrochage affectif des éducateurs, leurs qualités humaines passent avant leurs acquisitions intellectuelles.

La position de l'éducateur spécialisé est, par conséquent, inconfortable. La tentation est parfois grande pour l'éducateur de se laisser séduire par d'autres professions qui, comme les psychothérapeutes, affichent une meilleure maîtrise de la relation, dont on suppose l'invulnérabilité. L'attitude “scientifique” peut être source de bénéfices pour l'éducateur spécialisé en ayant une fonction protectrice, en favorisant une mise à distance. Mais elle constitue également une menace puis- qu'elle signe l'échec de l'identité professionnelle de l'éducateur spécialisé. Daniel Hameline souligne ce risque : “Au lieu de contribuer à une désaliénation des esprits et à une plus grande liberté de l'analyse et de l'initiative éducatrices, le recours à la science psychologique engendre une réaction complexe de dépendance et de contre-dépendance qui passe à l'état de névrose collective dans la mesure où le ´psychologue' est perçu comme un personnage qui sait ou prétend savoir scientifiquement ce que l'éducateur met en œuvre empiriquement avec une modestie exaspérée”   (3).

Des savoirs « réappropriés »

Il est communément admis que l'éducation spécialisée appelle un savoir-être et un savoir-faire, plus rarement des savoirs d'expériences ou professionnels, “ces machineries conceptuelles comprenant un vocabulaire, des recettes (ou formules, propositions, procédures), un programme formalisé et un véritable ´univers symbolique' véhiculant une conception du monde mais qui, contrairement aux savoirs de base de la socialisation primaire, sont définis et construits en référence à un champ spécialisé d'activités”   (4). Et pourtant, des savoirs professionnels existent, encore faut-il qu'ils soient systématisés, formalisés, diffusés...

L'absence d'un savoir spécifique n'est d'ailleurs pas propre à l'éducation spécialisée, les sciences de l'éducation sont également assignées à une fonction de passerelle entre disciplines (psychologie, sociologie, philosophie...), selon une transversalité propre à l'éducation. Bernard Charlot (5) rappelle que les savoirs produits par les sciences de l'éducation ne sont ni des savoirs pratiques ni des savoirs réflexifs, mais des savoirs conceptualisés, organisables en archipels totalisables, différents des finalités et des savoirs d'expérience qui naissent des pratiques. C'est à partir de ces savoirs que l'éducateur spécialisé peut construire ce que Jean-Blaise Grize appelle des modèles déictiques, “des modèles pour l'action en ce sens qu'ils renvoient toujours à une certaine situation et se servent de notions”   (6).

Le danger pour l'éducateur spécialisé est d'être un consommateur de savoirs théoriques élaborés dans un ailleurs qui donne l'illusion de combler un vide conceptuel fortement ressenti. Jean Brichaux (7) y voit la conséquence d'une formalisation insuffisante du savoir, alliée au recours à une épistémologie positiviste inadéquate, car incapable de penser l'enchevêtrement paradoxal du savoir et de la pratique. Il est, par conséquent, partisan de créer “une éducatologique”, espèce de grammaire du savoir de l'éducateur dont l'émergence faciliterait très certainement la reconnaissance de son activité.

Réservé à l'égard de la dimension subjective du savoir ainsi constitué, Joseph Rouzel (8) souligne que la production d'un savoir sur l'expérience professionnelle passe par le fait d'apprivoiser les figures de l'écriture. Des expériences en la matière sont rares mais célèbres. Toute la richesse de l'écriture expérientielle d'August Aichorn (9) réside dans l'articulation entre théorie (psychanalyse) et pratique. Mais l'écriture peut être aussi source d'illusion a fortiori si elle se contente d'être descriptive à force d'ignorer théories et concepts.

Dans Le plaisir de pensée, Sophie De Mijolla Mellor évoque l'abandon de pensée, à la fois empêchement de penser et aliénation à la pensée de l'autre par identification. C'est dans cet abandon de pensée que semblerait se réfugier l'éducateur spécialisé. Les temps-lieux de réflexion ne manquent pourtant pas : la réunion de synthèse où se confrontent et s'élaborent les réflexions et les stratégies, dans un climat souvent artificiel car trop consensuel ; la supervision, individuelle ou collective, centrée sur la personne du rapporteur, centré sur la tâche du groupe, centrée sur le processus du groupe ; la régulation institutionnelle à visée de changement des mécanismes psychiques et des conditions de penser, individuellement ou collectivement, des membres de l'équipe... Mais force est de constater le faible usage d'un outil, l'analyse des pratiques, comme moyen pour les praticiens d'affirmer une identité professionnelle qui est largement le produit de leurs pratiques et de leurs expériences, mais également comme pratique de recherche pouvant aboutir à des représentations factuelles (recherche descriptive), à des savoirs théoriques (recherche classique) ou à des savoirs d'action (recherche finalisée). Développer l'analyse des pratiques est un enjeu pour l'éducation spécialisée qui doit également interroger les finalités de ces temps-lieux de réflexion institués que sont les réunions de synthèse, les supervisions...

Se réapproprier les débats

Au-delà des questions techniques, d'ailleurs idéologiques, c'est la question politique qu'il convient de réinvestir. La tenue des états généraux du travail social (10) s'inscrit dans une telle perspective. Il s'agit de réaffirmer des identités professionnelles malmenées, mais également d'insister sur les moyens, humains et financiers, nécessaires aux professionnels pour exercer une mission de service public qui reconnaît les droits et les besoins des usagers.

Innover pour perdurer est une vieille devise de l'éducation spécialisée. Aujourd'hui, s'impose l'obligation de prendre la parole pour ne pas perdre son âme et en finir avec les états d'âme. »

Didier Bertrand Educateur spécialisé 2, rue Jean-Allemane - 78800 Houilles Tél.01 39 68 57 14.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2279 du 4-10-02.

(2)  Nous employons le terme « éducateur spécialisé » par facilité sachant que la profession est en majorité féminine.

(3)  Daniel Hameline, Du savoir et des hommes - Gauthier- Villars éditeur - 1971.

(4)  Claude Dubar, La socialisation - Ed. Armand Collin - 2000.

(5)  Bernard Charlot, Les sciences de l'éducation - Ed. ESF - 1995.

(6)  Jean-Blaise Grize, Savoirs théoriques et savoirs d'action : point de vue logico- discursif - Ed. PUF - 1996.

(7)  Jean Brichaux, L'éducateur spécialisé en question (s)  - Ed. Erès - 2001.

(8)  Joseph Rouzel, Les pratiques des écrits professionnels en éducation spécialisée - Ed. Dunod - 2000.

(9)  August Aichorn, Jeunes en souffrance. Psychanalyse et éducation spécialisée - Les éditions du champ social - 2000.

(10)  Voir ASH n° 2279 du 4-10-02.

TRIBUNE LIBRE

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