Pouvait-on rêver mieux ? Pour fêter ses 30 ans, le secteur de la prévention spécialisée a frappé un grand coup. En réunissant, grâce aux efforts conjugués du Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS), de l'Assemblée des départements de France (ADF) et du conseil général des Bouches-du-Rhône, 2 500 personnes- professionnels, élus, associations et administrations - pendant trois jours à Marseille (1).
L'occasion de procéder à un état des lieux indispensable face aux nouveaux enjeux de société et à la « refondation » incontournable d'un mode d'intervention qui suscite, de la part d'élus désemparés et pressés d'agir, un net regain d'intérêt. D'autant que le climat s'y prête : acte II de la décentralisation et approche sécuritaire remettent « la prev' » sous les feux de l'actualité.
Leur milieu ? La rue. Leur cible ? Les jeunes de plus en plus jeunes des quartiers en difficulté. Leur credo ? Eduquer en « allant vers ». Leur logique ? Proposer une alternative aux institutions. Leur outil de travail ? La confiance. Leur hantise ? « L'idéologie sécuritaire. » Les professionnels de la prévention spécialisée sont peut-être les seuls aujourd'hui à se revendiquer comme ouvertement « militants ». Et engagés. Tendance gauchiste dans les années 70, tendance anti (libéral, répression, mondialisation...) en ce début de siècle, réclamant la parole haut et fort tout au long des assises. « La prévention spécialisée est-elle soluble dans le libéralisme ? », résumait assez bien un tract du syndicat SUD Santé-sociaux. Mais si le contexte politi- que actuel suscite des inquié- tudes, les interrogations du secteur sur son identité, et surtout sur son positionnement à l'égard des politiques publiques s'expli- quent aussi par les changements sociaux intervenus depuis 20 ans.
Depuis que la prévention spécialisée est devenue compétence départementale en 1986 (2), réaffirmée dans la loi du 2 janvier 2002. Depuis que les conseils généraux après l'avoir ignorée, sinon résolument boudée, ont commencé à en redécouvrir les vertus au milieu des années 90. Au moment où les élus locaux cherchaient des solutions pour enrayer les conséquences d'une marginalisation croissante des jeunes, voire remédier à la délinquance dans les zones urbaines et maintenant rurales.
« Confusion des genres », relève fermement Christian Guillaumey, président du CNLAPS. « Nous ne sommes pas là pour prévenir la délinquance qui est du ressort de l'Etat. C'est l'éducation qui est au centre de notre démarche. Les jeunes en difficulté dans les quartiers ne sont pas des délinquants. » « Et les élus ont trop tendance à vouloir faire jouer aux éducateurs de prévention un rôle de pompiers », ajoute Patrick Godelle, directeur du club de prévention Itinéraires, à Lille. Une centaine d'éducateurs organisés en coordination à l'initiative du syndicat SUD Santé-sociaux pendant les assises (3) ont d'ailleurs dénoncé la tendance « de nombre de départements à remettre en cause l'inscription de la prévention spécialisée dans la protection de l'enfance et à considérer qu'elle s'inscrit dans la lutte contre la délinquance et la politique de la ville dans la ligne du tout répressif et de la criminalisation de la jeunesse et de la misère ». « Alors que l'acte éducatif ne règle pas une crise. Nous essayons de travailler en profondeur sur les causes et les effets du malaise des jeunes », ajoute Michel Nehr, directeur de l'association Passages à Annecy et vice-président du CNLAPS.
Pas simple de se situer lorsque « dire la loi et l'interdit devient chaque jour plus périlleux, lorsque les valeurs républicaines sont bafouées par ceux-là mêmes qui devraient les transmettre », constate avec quelque amertume Anne-Marie Tagawa, éducatrice spécialisée à l'Addap 13 (Bouches-du-Rhône). Pas simple non plus de trouver la bonne articulation entre commande publique et demande sociale alors que tout se joue pourtant dans cet entre-deux. Pour preuve, l'Etat, au travers de la politique de la ville, a commencé à avoir les yeux de Chimène pour ce secteur, depuis que les conseils généraux s'impliquent dans la dernière génération des contrats de plan. La moitié des zones sensibles seulement- 45 % en Ile-de-France - bénéficie d'actions de prévention spécialisée. Une couverture jugée insuffisante par le ministère de la ville qui compte bien en intégrer davantage dans ses dispositifs.
Enfin, l'empilement des politiques transversales et l'inflation de médiateurs sociaux en tout genre ont contribué à brouiller le sens et la visibilité de la démarche. Les « nouveaux métiers de la ville » pourraient bel et bien, si l'on n'y prend garde, supplanter des professionnels, aujourd'hui peu qualifiés (52 % sont de niveau V et moins). « La majorité embrasse le métier en y accédant d'abord par l'emploi, explique Annie Léculée, administrateur du fonds d'assurance formation Promofaf. Mais on en sort aussi beaucoup, si l'on en croit la pénurie qui touche le secteur. » Or « cela pose une vraie question car la prévention spécialisée exige une compétence spécifique », ajoute-t-elle. Quant aux qualités personnelles, elles ne pallient pas le déficit de savoirs et de savoir-faire. Si l'engagement éducatif ne s'apprend pas, la formation doit néanmoins évoluer, reconnaissent eux-mêmes les centres de formation, mais elle est très (trop ?) réglementée.
Faut-il un diplôme spécifique d'éducateur de rue ?, comme le préconisent certains, tandis que d'autres misent sur la validation des acquis de l'expérience et l'apprentissage, expérimenté dans six régions. Des formules d'accès à la qualification qui, selon François Lapena, directeur de l'Institut méditerranéen de formation à Marseille, permettent « de repenser la formation à partir du lieu d'exercice professionnel, ce qui correspond bien à la réalité du métier d'éducateur de prévention, lequel s'acquiert par une mise en situation ». Gare cependant à ne pas sombrer dans l'éternelle course aux statuts et aux diplômes, prévient Philippe Nogrix, sénateur et conseiller général d'Ille-et-Vilaine, au nom de l'ADF. « Les formations en travail social doivent rester évolutives pour que les professionnels puissent d'adapter. » « A condition que nous puissions en recruter », assène Claude Roméo, directeur de l'enfance et de la famille dans la Seine-Saint-Denis, qui en profite pour appeler une fois de plus à un « véritable plan Marshall de la formation ».
Nécessité fait donc loi : cette dynamique nouvelle implique du côté des associations et des professionnels une évolution des modes d'intervention, même s'ils gardent le cap sur leurs principes (libre adhésion, anonymat, absence de mandat nominatif, etc.) et leur engagement éducatif, redéfinis dans le document d'orientation national du CNLAPS. Un tournant amorcé avec, par exemple, « l'implication des parents dans le travail éducatif avec les jeunes », reconnaît Bernard Fily, chef de service éducatif à l'association Espoir de Vitry (Val-de- Marne). « Aujourd'hui, la mission des éducateurs de rue intègre le fait que les parents ont une puissance éducative », confirme Michel Nehr. Ou bien encore en travaillant avec des jeunes de plus en plus jeunes, dès l'entrée au collège. Une institution que les éducateurs de prévention ne doivent pas considérer « comme périphérique à l'acte éducatif » mais, au contraire, comme l'un de ses cœurs de cible, rappelle le sociologue et formateur, Joël Cadière.
Articuler aussi intervention individuelle et action collective pour recréer du lien social dans les quartiers reste plus que jamais à l'ordre du jour. D'autant que cette action sur le milieu que le CNLAPS souhaiterait rebaptiser « action collective (ou de développement) solidaire » commence à prendre en compte la notion d'empowerment des habitants, de plus en plus développée en travail social (4). C'est sûrement, autant que « l'aller vers », ce qui fait la modernité de la prévention spécialisée. A condition qu'elle s'inscrive désormais dans un projet social de territoire (5) - une dimension plutôt éloignée jusqu'alors des préoccupations de la prévention spécialisée. Dans le référentiel adopté par ses adhérents (voir encadré ci-contre), et jugé « intéressant » par le président du CNLAPS, l'Assemblée des départements de France propose d'améliorer la pertinence des réponses de la prévention spécialisée par une démarche contractualisée : d'abord l'élaboration d'un diagnostic, approfondi le cas échéant sous la forme d'une mission exploratoire effectuée par un professionnel de la prévention spécialisée ; il servirait à définir la commande publique territoriale dont le pilotage serait confié à une instance de concertation départementale. Le contenu de la commande et les critères d'évaluation seraient déclinés dans un document contractuel (charte, convention-cadre ou contrat de mission), les communes et intercommunalités étant associées dès son élaboration. Ces dernières années, les conventions bi- (association, conseil général) ou tripartites (avec les communes) se sont multipliées (6). Si ces conventions se révèlent souvent compliquées à mettre en œuvre, les départements ne sont pas, pour autant, prêts à déléguer leurs compétences aux communes. Ce qui rassure plutôt le milieu associatif : « les éducateurs peuvent être soumis à la pression des élus locaux. Le souci de l'ordre public n'est pas forcément compatible avec des objectifs éducatifs », observe ce chef de service. « Le département n'est pas le seul interlocuteur mais il est le bon échelon territorial, ni trop proche ni trop éloigné », ajoute Irène Jouvanceau, directrice du service de prévention spécialisée de l'Association de sauvegarde de Bron (Rhône). Les craintes d'une « municipalisation » des services ne semblent cependant pas écartées chez certains professionnels de terrain pour lesquels la politique de la ville servirait de levier à une mainmise des élus locaux, obsédés par la lutte contre l'insécurité.
Alors que le Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS) menait depuis deux ans une réflexion d'envergure, dans les 22 régions, pour aboutir à un texte de référence et des préconisations sur la prévention spécialisée pour les dix ans à venir (7) , l'Etat et l'Assemblée des départements de France (ADF) ont confié en octobre 2001, à un groupe de travail interinstitutionnel (8) , à la suite du rapport Brevan-Picard sur les métiers de la ville, le soin d'établir un état des lieux et de proposer de nouvelles orientations. Ce rapport devait être adopté en septembre 2002, mais des points de friction en ont freiné le bouclage. Dans un document de travail daté du mois d'août, le groupe se rapproche de la position de l'ADF concernant les principes fondateurs de la prévention spécialisée. Il rappelle en outre que « la prévention spécialisée reste une construction locale et doit être articulée aux autres démarches conduites sur le territoire ». Le rapport écarte fermement « l'hypothèse d'un programme national systématique d'implantation d'équipes de prévention spécialisée sur la base de critères “objectifs” et de moyens financiers ad hoc dégagés par l'Etat pour accélérer le processus de relance ». Pas sûr non plus que le secteur associatif apprécie, pour « affirmer le caractère disciplinaire des équipes [...], l'apport de personnes ayant une formation ou une expérience en dehors du champ du travail social. » Ni qu'on lui suggère de mobiliser davantage leurs instances dirigeantes. Ou bien encore que l'on associe les effectifs de police et de gendarmerie aux personnels engagés dans une démarche de prévention. Aucune proposition enfin n'est faite concernant le rôle du Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée (CTPS). L'ADF a, de son côté et pendant la même période, fait plancher dix départements pour aboutir en septembre dernier à un document (9) qui propose à ses adhérents « une philosophie partagée » et un référentiel pour l'exercice de cette compétence départementale. Un document versé au dossier... pro domo de la décentralisation.
Ces enjeux, certes importants, ne doivent pas néanmoins se réduire à un débat strictement politique, sinon idéologique. Il reste à trouver entre associations gestionnaires et élus un modus vivendi intelligent qui s'appuie, comme le souligne Alain Régnier, directeur de l'action sociale du Val-d'Oise, sur le potentiel des acteurs et la volonté de travailler ensemble, plutôt que sur les tensions, au demeurant, inévitables. « Les procédures du type contrat d'objectifs permettent d'établir le dialogue et une relation de confiance », répond-il en substance aux détracteurs de la méthode contractuelle. Ce qui n'empêche pas les gestionnaires de défendre un projet associatif qui doit, d'une part, rester militant et d'autre part, s'inscrire dans une logique de mission. Un parti pris qui confirme leur refus de « devenir des prestataires de service, comme c'est souvent le cas dans les dispositifs ville », remarque Pierre Richard, président de l'Association départementale prévention jeunesse, à Langres (Haute-Marne). Pour éviter cet écueil, plusieurs pistes, parmi lesquelles une revendication de longue date qui ne concerne pas seulement « la prev' » : la mise en œuvre de contrats pluriannuels, le fonctionnement en réseau adossé à une démarche de développement local.
Par ailleurs, pourquoi ne pas proposer aux associations de se regrouper pour en faire des interlocuteurs capables, avec leurs partenaires, d'effectuer une analyse partagée du terrain et d'aboutir ainsi à un véritable projet de territoire ?, suggère Bernard Delanglade au nom de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss). La démarche rejoindrait alors la perspective proposée par Alain Régnier « d'inscrire la prévention spécialisée dans un contrat de territoire, dans la mesure où elle est un des éléments d'une politique globale de prévention ».
Enclenché aux assises, ce partenariat inédit entre les différents acteurs pourrait se concrétiser. Les services de l'Etat, les départements et le CNLAPS envisagent de travailler sur le principe d'une convention nationale de la prévention spécialisée, déclinée au niveau départemental. Ce qui aurait le mérite de lisser les différentes propositions (voir encadré). En outre, dans la foulée des expérimentations liées à la décentralisation, le niveau régional serait testé pour permettre de surmonter les cloisonnements administratifs qui font obstacle à la mise en œuvre d'une politique cohérente en direction des jeunes en difficulté. En l'absence du ministère des Affaires sociales et devant la réactivité des participants, Jean-Louis Borloo, ministre de la ville et de la rénovation urbaine - et accessoirement « éducateur de rue du gouvernement », selon ses propres termes -, n'a pas choisi l'effet d'annonce en venant clore les assises. Ni sur cette expérimentation à laquelle il serait néanmoins favorable, ni sur un éventuel rattachement de la prévention spécialisée à son ministère, lequel n'a pas à porter cette question, indique-t-on dans son entourage.
La prévention spécialisée est mise en œuvre :
au sein de 338 associations et 9 services publics départementaux ;
par plus de 2 500 professionnels et 4 000 bénévoles ;
auprès de 130 000 jeunes ;
dans près de 500 communes implantées dans 86 départements.
Si le Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée réaffirme avec force les principes d'intervention de la prévention spécialisée, l'Assemblée des départements de France entend les réactualiser « pour les sortir des connotations idéologiques dont ils sont empreints ». Ainsi on passerait :
de l'absence de mandat nominatif à une commande publique territoriale ;
de la libre adhésion à la recherche d'un accord ;
de l'anonymat à la confidentialité ;
de l'interinstitutionnel au partenariat ;
d'une pratique non institutionnelle à la reconnaissance d'une adaptation permanente.
Le CNLAPS pourra-t-il saisir cette opportunité pour faire avancer la réflexion qu'il a engagée depuis deux ans ? Cela supposerait que ses adhérents soient convaincus de préférer la concertation et le dialogue au parti pris idéologique sans pour autant y perdre leur âme. N'est-ce pas, là aussi, le moment venu pour le comité d'envisager de se transformer en fédération nationale, ce qui renforcerait peut-être sa position et sa légitimité au regard de ses partenaires et financeurs, voire de ses propres adhérents ?
Dominique Lallemand
(1) « Les assises 2002 de la prévention spécialisée » du 17 au 19 octobre - CNLAPS : 2/4, rue de l'Avenir - 73100 Aix-les-Bains - Tél. 04 79 34 36 25 -
(2) Mise en œuvre après guerre, elle a été reconnue par l'arrêté interministériel du 4 juillet 1972.
(3) Une motion, rédigée par cette coordination et approuvée par le CNLAPS, a été remise à Jean-Louis Borloo, ministre de la Ville et de la Rénovation urbaine. Elle réaffirme les principes d'intervention du secteur et ses craintes pour l'avenir. Elle est accessible sur
(4) Voir ASH n° 2274 du 30-08-02.
(5) A la suite d'une convention passée entre la délégation interministérielle à la ville et l'ADF, 19 projets sociaux de territoire sont en cours d'expérimentation.
(6) Près de 70 % des associations ont passé une seule convention, 25 % ont signé des accords avec des communes d'implantation et 20 % avec l'Etat et les communes au titre de la politique de la ville.
(7) Pour une convention nationale de la prévention spécialisée - CNLAPS - Ed. L'Harmattan - 2002.
(8) Etat, ADF, CNLAPS, Unasea et membres du CTPS - Document disponible auprès du CNLAPS.
(9) « Cadre de référence départemental de la prévention spécialisée » - Septembre 2002 - ADF : 6, rue Duguay-Trouin - 75006 Paris - Tél. 01 45 49 60 20.