« En 1996, nous avions recensé une quinzaine de signalements pour absentéisme scolaire injustifié sur l'ensemble du département. Nous savions que ce n'était pas représentatif de l'ampleur réelle de ce phénomène parce que les enseignants rechignaient à communiquer les signalements qui revêtaient un caractère purement répressif », se souvient Sylvia Noll, directrice de l'action sociale de la caisse d'allocations familiales des Hauts-de-Seine (1). A partir de ce constat, les responsables décident, dès 1996-1997, de mettre en place un dispositif expérimental de prévention de l'absentéisme scolaire injustifié, dans sept communes du département :Bagneux, Châtenay-Malabry, Colombes, Gennevilliers, Nanterre, Suresnes et Villeneuve-la-Garenne. L'idée est simple :il s'agit de sortir d'une logique de sanction pour développer en amont une démarche de prévention en partenariat avec les établissements scolaires.
Les caisses d'allocations familiales peuvent procéder à la suspension ou à la suppression des prestations familiales correspondant à la part perçue pour l'enfant, en cas d'absence sans motif légitime au moins quatre demi-journées par mois, pendant une période de trois mois ou plus (articles D. 552-1 et suivants du code de la sécurité sociale).
« Les textes nous demandent de supprimer les prestations lorsqu'il y a déjà une habitude en matière d'absences injustifiées. Nous avons décidé de ne pas attendre parce que les trois mois n'étant pas obligatoirement consécutifs, l'intervention de la CAF peut se faire parfois au bout de un an », explique Sylvia Noll.
Pour intervenir plus rapidement et de façon ciblée, la caisse des Hauts-de-Seine a choisi d'axer son action sur la mise en rapport des interlocuteurs locaux, plutôt que d'agir au niveau de sa direction et de l'inspection académique. Il s'agit d'établir des relations personnalisées entre les équipes des agences locales et les chefs d'établissements, de façon à raccourcir le circuit de transmission des signalements pour absentéisme.
Au début de chaque année scolaire, des réunions d'information sont organisées avec les directeurs d'écoles pour réaffirmer l'engagement de la caisse d'allocations familiales et inciter les enseignants à communiquer, dès que possible, les signalements aux responsables techniques de l'organisme payeur. « Nous travaillons sur la confiance, ce qui implique d'abord de laisser au chef d'établissement l'entière responsabilité de déterminer ou non le caractère injustifié des absences », tient à préciser Sylvia Noll.
Pour les équipes des agences locales de la CAF, le gros du travail commence. Dès l'arrivée d'un signalement, un premier courrier personnalisé, recensant précisément chaque absence et rappelant le principe de l'obligation scolaire, est adressé à la famille. Il engage également les parents à prendre contact avec le chef d'établissement ou les enseignants. Faute de réponse, les techniciens envoient, le mois suivant, une deuxième lettre plus ferme, qui quantifie la perte d'allocation encourue et propose une mise en relation avec un travailleur social de la CAF. Enfin, une dernière missive offre aux parents une ultime possibilité de régler la situation avant l'application des sanctions.
Sur les 1 277 signalements recensés l'an dernier pour les sept communes concernées, la caisse d'allocations familiales a adressé 721 premiers courriers, 247 relances et 70 derniers envois. Les lettres s'adressent directement aux parents en mettant l'accent sur la situation de leur enfant et sur les liens existant entre l'Education nationale et la CAF. Les travailleurs sociaux de celle-ci interviennent, en coordination avec les assistantes sociales scolaires et de secteur, lorsque la première demande de contact entre la famille et l'école a échoué.
« Pour certaines familles, le simple rappel à la loi, mentionné dans le premier courrier, va suffire dans la mesure où il s'agit d'un enfant qui a juste fait une tentative d'absentéisme. Tandis que, pour d'autres, on découvre des problématiques plus lourdes et c'est tout l'aspect de la vie au sein de la famille qui est à évaluer », note Elisabeth Forbin, assistante sociale à la CAF de Bagneux.
La rencontre avec des représentants de l'organisme payeur peut fournir l'occasion à certains parents de restaurer un dialogue avec leur enfant et les amener, par exemple, à comprendre qu'il s'est installé dans un absentéisme lourd parce qu'il a été mal orienté et se trouve complètement démotivé. Pour d'autres familles, la médiation de la CAF constitue une passerelle pour accéder à un monde scolaire, souvent considéré comme opaque et intimidant. « Certains parents, qui n'ont pas forcément été scolarisés, ne peuvent pas appréhender l'institution scolaire, surtout si l'école ou le collège n'est plus considéré aussi comme un lieu de vie, mais comme un endroit où l'enfant est stigmatisé, désigné comme élément difficile », témoigne Elisabeth Forbin.
Ce dispositif expérimental est l'occasion, pour l'équipe de l'action sociale, de se rapprocher de l'Education nationale et de travailler sur le lien entre l'école et la vie au sein de la famille. Et d'avoir en main un levier supplémentaire pour appréhender d'autres problématiques. « C'est une porte d'entrée pour toucher des familles qu'on n'aurait sans doute pas touché par ailleurs, qui ne seraient pas venues nous trouver spontanément pour nous parler d'un problème à l'école. Par le biais des signalements, on resitue les familles dans un autre type de travail, un autre type de relation », explique Sophie Astier, responsable de l'action sociale à la CAF d'Antony.
Reste qu'il est difficile de s'arrêter à cette action de prévention lorsque les travailleurs sociaux rencontrent des jeunes dont l'absentéisme chronique révèle un parcours scolaire particulièrement chaotique. « On voit des élèves, le plus souvent au niveau de la 3 e , qui ont baissé les bras, pour qui l'année en cours est fichue et avec lesquels il faut reconstruire un projet, envisager un avenir possible », explique Brigitte Ouvrard, assistante sociale à la CAF de Châtenay- Malabry.
Au-delà du dispositif lui-même, les équipes du service social entrent donc dans une démarche d'insertion en actionnant leurs propres outils ou d'autres leviers, à l'instar des centres d'information et d'orientation ou des missions locales.
Il est pourtant difficile, reconnaissent les équipes de la caisse d'allocations familiales des Hauts-de- Seine, d'étendre le dispositif à d'autres communes du département, du fait notamment de la lourdeur de sa gestion. Une des évolutions envisagées pourrait consister à simplifier les procédures de relance des familles qui mobilisent les techniciens des CAF locales. Ne vaudrait-il pas mieux prévoir des courriers un peu plus « standard », plutôt que de pointer, à chaque fois, les absences de l'élève et de chiffrer, au cas par cas, la perte des allocations à laquelle s'expose une famille ?, s'interroge, par exemple, la directrice de l'action sociale.
Les responsables de la CAF cherchent également à mieux coordonner leur action avec celle des chefs d'établissements. Outre la nécessité de relancer, en début d'année scolaire, un partenariat qui a tendance à retomber du fait des changements de postes fréquents au sein des écoles, ils estiment qu'un effort devrait être fait pour mieux cibler les signalements. « Il faudrait sans doute davantage se caler avec les équipes de l'Education nationale pour qu'elles opèrent, en amont, un tri dans les signalements et qu'elles ne nous adressent pas, par exemple, des signalements de jeunes de plus de 16 ans, qui ne sont plus soumis à l'obligation scolaire ou dont les parents ne perçoivent pas d'allocations », estime Sylvia Noll. Pour impliquer davantage les chefs d'établissements dans le dispositif, les équipes de la CAF s'interrogent ainsi sur la possibilité d'instaurer un partenariat sur une base conventionnelle, avec des objectifs plus précis et un engagement plus formalisé des deux principaux acteurs.
Et quid de la barrière légale des 16 ans qui oblige parfois les travailleurs sociaux à interrompre toute action en cours d'année ? « On aimerait qu'il y ait une évolution dans ce domaine et qu'on ne considère plus 16 ans comme un âge butoir pour qu'un tel dispositif puisse s'appliquer jusqu'à la fin de la 3 e et qu'il ait un sens pour l'élève », suggère Brigitte Ouvrard.
Plusieurs caisses d'allocations familiales n'ont pas attendu l'installation d'un groupe de travail pour lutter contre l'absentéisme scolaire (2) pour se lancer très tôt dans des expériences de prévention. Outre l'action mise en place dans les Hauts-de-Seine, le dispositif le plus avancé est celui développé par la Seine-Saint-Denis. Il prévoit notamment un repérage des enfants les plus en difficulté et la possibilité de les orienter vers des affectations plus appropriées, à l'instar des classes-relais. Pour Sylvia Noll, directrice de l'action sociale de la caisse d'allocations familiales des Hauts-de-Seine, la mise en place d'une amende parentale, envisagée un moment par le gouvernement, n'est pas une solution, dans la mesure où celles prévues par les textes en vigueur (loi de 1946 et décret de 1966) sont déjà lourdes : « Ce n'est pas en supprimant de l'argent à des parents, en majorité très défavorisés et dont certains n'ont pratiquement que les prestations familiales pour vivre, que l'on va améliorer la situation scolaire de l'enfant et les relations dans la famille et la fratrie. » Chaque année, près de 9 000 suspensions sont prononcées dans l'Hexagone, d'une durée moyenne de deux mois.
Enfin, le développement de démarches parallèles pose la question de la coordination des différentes actions en matière de prévention de l'absentéisme scolaire. La juxtaposition des signalements, envoyés à la fois à la caisse d'allocations familiales et au procureur de la République (3) du département, ne va pas toujours dans le sens d'une cohérence d'intervention. « Parfois, le chef d'établissement va tirer toutes les sonnettes d'alarme en même temps pour avoir une réponse plus rapide. Il va faire un signalement au procureur de la République, voir du côté de la mairie qui a ses animateurs, s'adresser à la CAF, et tout le monde va agir de son côté. C'est une véritable perte d'énergie », regrette Sophie Astier.
D'autant que l'apparition de certains dispositifs menés par d'autres acteurs peut poser des problèmes déontologiques : « On s'interroge en interne sur le travail de commissions mises en place dans certaines communes et qui n'offrent pas forcément toutes les assurances en matière de confidentialité et de respect des familles. Il n'est pas question, par exemple, de mener un travail sans le consentement des familles et d'échanger des informations à leur insu », affirme avec fermeté la responsable de l'action sociale de la CAF d'Antony.
Mais les travailleurs sociaux de la CAF des Hauts-de-Seine voient aussi dans l'émergence d'actions de prévention, ici et là, le bien-fondé de leur initiative et une forme de « reconnaissance » de leur démarche. Une des premières du genre en France.
Henri Cormier
(1) CAF des Hauts-de-Seine : 70, rue Paul-Lescop - 92000 Nanterre - Tél. 01 55 17 21 80.
(2) Voir ASH n° 2279 du 4-10-02.
(3) En application de la circulaire du 14 mai 1996, les inspecteurs d'académie ou les chefs d'établissements envoient au procureur de la République de leur département un signalement « de toute situation d'enfant en danger, d'absentéisme scolaire répété et de tout incident grave ou pénalement répréhensible commis dans un établissement scolaire ».