On le savait déjà : les inégalités entre catégories sociales ont des répercussions très nettes en matière de santé et d'espérance de vie. Elles ne pouvaient pas être sans incidence dans le domaine du handicap. Mais les écarts constatés sont bien plus importants que ce que l'on attendait. » C'est Pierre Mormiche, responsable de la grande enquête « Handicaps-incapacités-dépendance » (HID) à l'INSEE, qui exprime ainsi sa surprise. « Nous avons été alertés par les premiers résultats portant sur les jeunes accueillis en établissements socio-sanitaires, explique- t-il. Le taux d'institutionnalisation des enfants de milieu ouvrier était plus de six fois supérieur à celui des cadres. On trouve souvent dans les enquêtes des variations de un à deux. Mais de un à près de sept ! Nous étions stupéfaits. » Les différences sociales se vérifient à tout âge, même si elles sont plus marquées encore chez les 15-19 ans et les 25-64 ans. L'écart diminue régulièrement à partir de 70 ans mais ne disparaît qu'au-delà de 95 ans !
Certes, la majorité des adultes en institution présentent des déficiences intellectuelles et mentales. Cela a pu les confiner dans de faibles niveaux de qualification, note le chercheur. Mais, même si l'on s'en tient aux moins de 16 ans - dont le milieu est celui des parents -, tout indique une « inégale gestion des enfants déficients » selon les catégories sociales. Ce que confirme un autre indicateur : les atteintes des enfants de cadres hébergés en institution sont nettement plus sévères que celles des enfants d'ouvriers. Le seuil à partir duquel l'enfant est confié à une institution est beaucoup plus bas en milieu populaire.
En se référant à la classification internationale des handicaps en cours au moment de l'enquête (1), les questionnaires HID ont porté sur les « déficiences » des diverses parties du corps (et de l'esprit), les « incapacités » qui en découlent dans les actes de la vie courante (difficulté ou impossibilité de se lever, de s'habiller, de téléphoner...) et les « désavantages » qui en résultent dans la vie sociale (difficulté ou impossibilité d'aller à l'école, de travailler, d'être parent...).
Premier résultat : quand on mesure la prévalence des « déficiences », les écarts constatés entre familles de cadres supérieurs et d'ouvriers vont presque du simple au double. Et « ce résultat est solide », car établi à sexe et âge comparables et « d'autant plus marqué que l'on retient un indicateur sévère ». Or les enquêtes - déclaratives - sous-estiment probablement les écarts qui seraient mesurés par des professionnels, ajoute l'INSEE par recoupement avec d'autres résultats. Ce constat d'un lien entre situations sociales et déficiences ne permet pas de préjuger du sens de la liaison - « la question de l'œuf et de la poule », remarque Pierre Mormiche. Le chercheur cite cependant deux arguments suggérant que l'inégalité sociale explique au moins pour partie les écarts : la fréquence des déficiences diffère dès l'enfance, alors que les conditions de vie sont encore modelées par le milieu social d'origine plus que par les caractéristiques individuelles. Ils s'observent de la même façon quand le handicap apparaît à l'âge adulte.
Quand l'enquête en vient à mesurer les effets induits par les handicaps, l'écart s'accroît encore entre catégories sociales. « Entre adultes cadres et ouvriers, résume Pierre Mormiche, le nombre moyen de déficiences est dans un rapport de un à deux, il est supérieur à quatre pour les incapacités et à six pour un désavantage comme le non-accès à l'emploi. C'est-à-dire qu'à âge, sexe et handicap égaux, la personne issue d'une famille de cadres - avec les moyens matériels, culturels et les relations qui vont avec - a six fois plus de chances d'avoir un emploi qu'une personne issue d'une famille ouvrière. Il y a bien, comme l'avancent les chercheurs canadiens, un processus de production du handicap. A l'origine existe un problème de santé, mais l'environnement familial et social atténue ou, au contraire, amplifie son impact. Et de manière considérable. »
Cette communication a été faite lors d'un colloque intitulé « Handicaps, incapacités, dépendance », tenu à Paris les 3 et 4 octobre, et consacré à l'analyse des résultats de l'enquête HID, la première jamais réalisée à l'échelon national sur le sujet. « Nous ne disposions que de multiples statistiques locales ou sectorielles, non comparables et non sommables, explique Pierre Mormiche. Il s'agissait donc d'obtenir une vision d'ensemble couvrant la totalité de la population de l'Hexagone (l'étude reste à faire pour l'outre- mer), permettant d'évaluer les flux d'entrée dans le handicap ou la dépendance - par la naissance, l'accident ou le vieillissement - et de sortie - par récupération ou décès -, de relever la nature des aides ainsi que les besoins non satisfaits. »
L'enquête - il faudrait parler des enquêtes (2) - a mobilisé des moyens considérables. Un premier filtrage, portant sur plus de 400 000 personnes, a été opéré à l'occasion du recensement général de mars 1999. Il a permis de construire un échantillon de 20 000 individus vivant à domicile, qui ont été interrogés à deux reprises, en 1999 et en 2001. Un autre ensemble de 16 000 personnes vivant en institution a été questionné en 1998 et en 2000. Une étude spécifique a même porté sur la population carcérale et il est intéressant de s'y reporter au moment de la libération de Maurice Papon pour raisons de santé (3). L'ensem- ble de ces travaux a coûté près de 10 millions d'euros, les deux tiers à la charge de l'INSEE, le reste financé par différents partenaires parmi lesquels le ministère de la Santé, les caisses de sécurité sociale et de retraite complémentaire, des groupements de mutuelles et d'assurances, l'Agefiph et l'Association des paralysés de France.
Au total, un Français de plus de 16 ans sur quatre -11 840 000 personnes, soit 26,4 % de cette tranche d'âge - déclare au moins une incapacité ou une limitation d'activité. Le nombre tombe à 6,5 millions si l'on exclut les « incapacités isolées ou mineures ». Tout dépend en effet de la définition du handicap retenue. Et de l'état de la société qui l'accueille. « Songez aux cohortes de personnes handicapées qu'il faudrait dénombrer si les Français étaient privés de lunettes », sourit Pierre Mormiche pour souligner la relativité des chiffres. Par contre, l'enquête a permis de fournir, pour la première fois, des données fiables - et des perspectives d'évolution - sur des catégories bien définies comme celles des personnes âgées dépendantes, des personnes utilisant un fauteuil roulant ou des aveugles, dont on n'avait jusqu'alors aucune évaluation sérieuse. Cependant, ajoute Pierre Mormiche, l'outil ne permet pas de décrire des populations plus petites comme celles atteintes de maladies génétiques rares. Au total, la France connaît des taux de handicap et de dépendance du même ordre que ceux des pays comparables, alors que les estimations étaient toujours inférieures auparavant.
De nombreuses études ont déjà exploité la base de données constituée grâce à l'enquête (4). Pierre Mormiche a recensé une soixantaine de publications réalisées ou en cours (5). « Mais il reste de la matière inexploitée, ajoute-t-il, par exemple sur la scolarisation des enfants handicapés », un sujet pourtant dans l'air du temps. « Après cinq années de réalisation et de débroussaillage de l'enquête, on peut encore compter cinq ans pour l'exploiter à fond, formuler des questions et des hypothèses, les confronter aux chiffres et donner du sens aux données recueillies. Beaucoup dépendra de l'intérêt que les chercheurs, les associations et le public lui accorderont. »
(1) Une nouvelle classification a été adoptée en 2001 (voir ASH n° 2218 du 8-06-01), mais ses modalités d'utilisation sont encore en cours de discussion.
(2) Les résultats des enquêtes HID et les références des publications réalisées sont ou seront progressivement disponibles sur le site du Réseau fédératif de recherches sur le handicap :
(3) Voir ASH n° 2270 du 5-07-02.
(4) Voir les analyses réalisées sur les aidants des personnes âgées (ASH n° 2239 du 30-11-01) et des personnes handicapées à domicile (n° 2274 du 30-08-02) ou le profil des personnes âgées en institution (n° 2233 du 19-10-01).
(5) Un groupe informel réunissant des chercheurs de l'INSEE, de l'INED, de la DREES, du Credes, et du CTNERHI est associé à l'orientation et au choix des recherches.