« Habituellement, les interprétations les plus répandues du mal-être au travail des professionnels du secteur de la santé, du social et du médico- social sont fondées sur l'idée d'un syndrome que - par convention - l'on dénomme stress, pouvant conduire à terme à l'épuisement professionnel ou burn out. Ce stress serait, selon certains auteurs, d'une part, le résultat d'un travail de l'individu pour s'adapter aux agressions de l'environnement et, d'autre part, inhérent au travail relationnel car celui-ci sollicite fortement les ressources de la personnalité. Par conséquent, on est amené à se demander s'il est possible d'évaluer ce qui relève du caractère, ce qui est subjectif et de s'interroger sur la prévention de ce stress. D'autant que l'on postule l'existence de formes de stress propres à chaque profession.
En l'état actuel des choses, cette prévention emprunte deux voies : soit des stages de “gestion du stress”, soit une intervention ergonomique dans l'environnement professionnel.
Ces modes de prévention, si indispensables soient-ils, risquent de passer à côté des causes profondes pouvant expliquer les raisons du mal-être au travail de ces personnels. L'expérience montre en effet que les choses sont rarement aussi simples. Il n'existe pas de causalité linéaire entre des “facteurs de stress” et des effets. De plus chacun de ces facteurs est rarement exclusivement négatif. S'attaquer à un élément isolé, si on ne l'a pas replacé dans le système global qui lui donne sens, risque de ne pas entraîner d'effet sensible. Par ailleurs, considérer les contraintes de la situation de travail comme quelque chose d'inéluctable inhérente aux évolutions de la société moderne, c'est penser qu'aucun changement n'est possible puisque ces contraintes sont “naturelles”, font parties intégrantes de la situation de travail, ce qui les met à l'abri de toute critique, de toute modification et même de toute parole.
A distance de ces interprétations, l'approche psychodynamique du travail propose de comprendre le mal-être au travail en articulant fonctionnement psychique et situation de travail, en mettant en débat l'organisation du travail, en analysant la manière dont l'activité est organisée, en s'appuyant sur une compréhension du travail réellement réalisé, car le travail réalisé n'est pas le travail prescrit. En effet, entre les deux, il existe un écart, l'organisation du travail ne peut tout prévoir et tout maîtriser.
Mais, cet écart peut subir des destins différents. S'il est admis et reconnu par l'encadrement, accepté comme tel dans les définitions de fonction, les professionnels peuvent y trouver alors de larges marges d'autonomie créatrices, déployer leur intelligence “rusée”, réinterpréter les consignes, trouver des réponses adaptées à chaque situation, ouvrir un espace de débat sur l'organisation du travail. Le gain est alors visible en termes d'identité, d'identité professionnelle, de santé, d'estime de soi, d'accomplissement personnel. Ainsi, comme le souligne Christophe Dejours (1), la reconnaissance par autrui de la contribution personnelle de chaque professionnel au travail confère un sens au vécu du travail en transformant l'insatisfaction, le mal-être en plaisir. A l'inverse, si l'organisation du travail est trop rigide, l'écart est traqué, vécu comme un acte de désobéissance et les “ruses” construites dans les interstices des règlements systématiquement dénoncés, les professionnels redoutant d'être pris au piège mettent en place des stratégies défensives qui ont pour but de lutter contre ce mal-être au travail.
En fait, lorsque que le travail ne laisse aucun espace d'expression à la subjectivité des professionnels, que ces derniers n'arrivent pas à trouver du sens, à engager quelque chose de leur désir dans la situation de travail, moins ils s'y investiront, moins le travail sera, pour eux, structurant. L'investissement au travail se retourne alors en souffrance et il en sera de même chaque fois que les sollicitations internes ou externes exigeront un travail psychique trop important. Car, dans ces cas, les mécanismes de défense sont bousculés, le travail de la pensée ne peut plus lier les excitations pour les rendre supportables et la tension excessive ouvre la voie à la souffrance et ici commence le désinvestissement, l'activisme, le surmenage, l'épuisement au travail.
Pour le dire autrement, l'approche psychodynamique proposée par Christophe Dejours pour rendre compte de l'impact du travail sur la santé ne fait pas appel à la notion de stress. Il parle plutôt de “charge psychique de travail”. Ainsi, le sentiment de non-reconnaissance du travail accompli, l'absence de définitions de fonction, le déni des savoirs propres des professionnels de ces secteurs participent de la “charge psychique de travail”. Ce sont donc des éléments affectifs et relationnels qui, contrairement aux éléments d'ordre physique - par exemple, les problèmes de posture corporelle liés à l'absence de mobilier ergonomique -, ne peuvent ni être objectivés ni quantifiés. Ils relèvent d'un vécu qualitatif qui, même s'il est collectivement partagé, est par définition subjectif. Mais cela ne signifie pas inoffensif.
En effet, les professionnels des secteurs santé, social et médico-social sont soumis sans cesse à des mouvements affectifs, émotionnels, intellectuels venus de l'intérieur comme de l'extérieur de leur personne. Cela peut-être une agression verbale de la part d'un usager, un sentiment d'incompétence face aux injonctions contradictoires de l'encadrement, un sentiment d'inutilité face à l'absence de reconnaissance des efforts accomplis pour répon- dre de manière personnalisée à la demande des usagers, etc. Chacune de ces agressions provoque une “tension psychique” douloureuse, qui doit trouver une voie de décharge. Il existerait, selon Christophe Dejours, trois voies de décharge :psychique, motrice, viscérale.
“En prise avec une poussée agressive, le sujet peut éventuellement fabriquer des fantasmes agressifs ;représentations mentales qui peuvent parfois suffire à décharger l'essentiel de la tension intérieure, car la production même des fantasmes est consommatrice d'énergie pulsionnelle. Un autre sujet ne parviendra pas à la détente par ce moyen et il devra utiliser sa musculature: fuite, crise de colère motrice, passage à l'acte agressif, violence offrent toute une gamme de ´décharges motrices' (ou comportementales). Enfin, lorsque la voie mentale et la voie motrice sont hors d'état, l'énergie pulsionnelle ne peut se décharger autrement que par la voie du système nerveux autonome et par le dérèglement des fonctions somatiques. C'est la voie ´viscérale', celle qui est à l'œuvre dans le processus de somatisation” (2).
Les professionnels de ces secteurs ont différentes manières de se sortir des situations de travail douloureuses : soit en utilisant l'humour, en tournant en dérision la situation ou eux-mêmes, soit en déprimant ou encore en exprimant leur colère. D'autres, à l'inverse n'extériorisent rien, mais ont un ulcère d'estomac, un rapport excessif à la nourriture, voire une boulimie, ou l'inverse... Les sollicitations psychiques n'ont pas nécessairement une teneur agressive ou négative, mais elles sont toujours génératrices de tensions que les professionnels doivent gérer en tenant compte des contraintes de la réalité extérieur, mais aussi de celles qui procèdent de leur fonctionnement psychique propre, qui est le fruit d'une histoire individuelle toujours conflictuelle. En ce sens, ce fonctionnement est une construction de compromis, toujours plus ou moins instable, toujours plus ou moins douloureuse, en renégociation permanente à travers les différentes expériences de la vie.
Cette renégociation permanente des conflits infantiles est la clé de l'investissement dans les diverses activités, notamment le travail. Et elle passe par la restauration de la capacité de penser des professionnels, car leur insatisfaction, leur malaise, leur épuisement au travail sont dus à l'impossibilité de penser ce qui leur arrive.
Une véritable prévention du mal-être au travail ne peut ni s'opérer par des restaurations ponctuelles des individus, ni par la suppression de tel ou tel “facteur stressant” qui laisserait intacte la globalité du système d'interaction sujets-travailleurs- situation de travail. La prévention passe précisément par la restauration de la capacité de penser et de dire la situation douloureuse. Ce travail de la pensée peut se développer sur deux plans : comment fonctionne la situation de travail ? Quel est l'enchevêtrement des éléments qui rend la situation douloureuse ? Comment je fonctionne en tant que sujet-travailleur ? Qu'est-ce qui me fait souffrir ?Qu'est-ce qui m'interdit de sortir de cette souffrance... ou de ce travail ?
Dans tous les cas, l'existence d'un espace social de pensée et de parole est le seul moyen de garantir aux professionnels un minimum de jeu par rapport à la situation de travail, le seul moyen de construire collectivement une connaissance du travail réelle qui leur permette de trouver des modes d'organisation et de coopération qui soient protecteurs et qui leur ménagent une marge d'initiative indispensable pour que les contraintes du travail n'interdisent pas le plaisir au travail.
Marie-France Custos-Lucidi Psychologue consultante, spécialisée dans la clinique du travail (3) : 1, square Paul-Bert - 92600 Asnières-sur-Seine -Tél. 06 86 32 81 17.
(1) Théoricien de la psychodyanamique du travail, Christophe Dejours, Laboratoire de psychologie du travail et de l'action. Conservatoire national des arts et métiers.
(2) Christophe Dejours « La charge psychique de travail » in Equilibre ou fatigue par le travail ? - Entreprise moderne d'édition - Paris 1980.
(3) Auteur des Métiers de la petite enfance, des professions en quête d'identité avec Didier-Luc Chaplain. Et de Crèche mode d'emploi : vécu et réalité des modes de garde aujourd'hui, à paraître en octobre 2002 aux Editions la Découverte.