« Savez-vous lire et écrire ? » Traditionnellement posée lors des recensements officiels de la population, cette question n'y figure plus depuis 1947. Jusqu'au début des années 80 d'ailleurs, elle disparaît aussi totalement des esprits. Alphabétisation massive et foi dans les capacités du système scolaire à assurer, intégralement, ses missions éducatives de base laissent à penser que la conquête de l'écrit par les nouvelles générations successives est un fait définitivement acquis. Jusqu'à ce qu'en réaction à cet aveuglement ATD quart monde invente le néologisme d' « illettrisme ». L'association entend révéler la misère culturelle des personnes exclues du savoir - le terme d'analphabétisme « ayant une connotation très péjorative pour les adultes du quart monde », souligne-t-elle, en 1979, dans son rapport moral. Le mot est vite adopté et la situation d'adultes qui ont été scolarisés mais ne possèdent pas, pour autant, une maîtrise suffisante de l'écrit pour en faire un véritable outil de communication et de travail fait son entrée dans le débat public. Celui-ci, d'ailleurs, n'est pas purement hexagonal : ayant à restructurer des économies qui autrefois s'accommodaient d'une main-d'œuvre peu qualifiée, tous les pays industrialisés découvrent qu'ils sont concernés.
En France, cette prise de conscience donne lieu à la création par le gouvernement Mauroy d'un groupe interministériel de lutte contre l'illettrisme : le GPLI. Nous sommes en 1984 et, au plan des politiques publiques, tout est à construire : offre de formation, outils pédagogiques et, bien sûr, repérage, mobilisation et accompagnement des personnes en difficulté pour qu'elles retrouvent le chemin des apprentissages. En 1998, la loi contre les exclusions enfonce le clou : la lutte contre l'illettrisme est érigée en priorité nationale et se trouve désormais inscrite dans le code du travail (1). Pourtant, quelque 20 ans après « l'invention » de la notion (2), le bilan de la lutte contre l'illettrisme s'avère des plus décevants, qu'on l'envisage sous l'angle de la prévention ou de la remédiation.
L'école faillirait-elle à ses missions ? Sans entrer dans la polémique, on constate néanmoins régulièrement, depuis plusieurs années, que les rangs des personnes en situation d'illettrisme sont ralliés par de nouvelles recrues. Réalisée, par le passé, auprès des seuls conscrits, l'évaluation des compétences des jeunes en matière de compréhension de l'écrit concerne désormais l'ensemble d'une classe d'âge : depuis avril 2000, les filles comme les garçons, âgés de 17 ans, participent à la journée d'appel de préparation à la défense (JAPD). Ils et elles étaient ainsi 600 000, dont les performances en lecture ont pu être mesurées entre septembre 2000 et juin 2001 : 11,6 % de ces adolescents (13,9 % des garçons et 8,6 % des filles) se sont révélés en difficulté pour comprendre un texte et/ou chercher des informations dans un programme TV.
Outre l'ambiguïté du concept - où commence et où finit l'illettrisme ? -, les intervenants sont confrontés à la dualité d'une mission dont l'une des facettes est le travail social, l'autre l'enseignement. Certains des acteurs l'assument : il leur semble impossible d'enseigner tant que des problèmes fondamentaux ne sont pas réglés, explique Jean-Philippe Rivière (3) . Pour d'autres en revanche, le cours reste un « sanctuaire » :l'intervenant ne sait, ne peut ou ne veut pas empiéter sur le travail social. Cette dualité, souligne le linguiste, « a non seulement pesé sur les acteurs de terrain, mais a aussi révélé les limites d'un partage institutionnel des missions de l'Etat. La complémentarité entre le travail social et l'enseignement est très difficile à conduire du fait de la diversité des structures et des objectifs de chacun des intervenants. La politique en matière de compensation de l'illettrisme, en dehors de la création de centres ressources, n'a été, pendant des années, qu'un précaire aménagement de l'existant. Ainsi, sur la liste des problèmes qu'étaient capables de dresser les travailleurs sociaux, est venu s'ajouter cet obstacle supplémentaire qui ne possède pas de réponse simple et immédiate. »
Plus préoccupant : 6,6 % de ces piètres lecteurs (8,4 % des garçons et 4 % des filles) ne possèdent pas (ou uniquement partiellement) les mécanismes fondamentaux de la lecture (identification des mots et compréhension de phrases simples). Alors que près des deux tiers d'entre eux sont encore scolarisés et qu'ils sont donc probablement au sommet de leurs performances, car aucun autre lieu ne les sollicitera en matière de lecture ou d'écriture comme l'école a pu le faire.
Face à ces jeunes, Luc Ferry, ministre de l'Education nationale, a affirmé sa volonté de prendre le problème à la racine. C'est donc sur l'école primaire qu'est centré son « plan d'action pour lutter contre l'illettrisme » (4), à la fois composé de mesures déjà prévues par son prédécesseur (renforcement des activités de lecture et d'écriture) et d'expérimentations de nouveaux modes de prise en charge des écoliers en difficulté. Pour la première fois, la notion d'illettrisme qui servait uniquement, jusqu'à présent, à désigner la situation d'adultes sortis du système éducatif, se trouve appliquée à des enfants en cours d'apprentissage- ce qui ne va pas sans susciter la critique. Cette reconnaissance par l'Education nationale qu'il y a des problèmes en son sein est néanmoins un grand pas, reconnaît Dominique Brossier, chargée de la lutte contre l'illettrisme et des classes-relais à la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
Confrontée à des publics aux scolarités souvent chaotiques, la PJJ, quant à elle, n'a pas attendu la rentrée 2002 pour se préoccuper du problème. Elle a contribué depuis plusieurs années - notamment avec l'administration pénitentiaire - à élaborer différents dispositifs novateurs d'évaluation et de remédiation, au maniement desquels ses personnels ont été formés. Parce qu'à 14, 15,17 ans, on n'apprend plus comme au cours préparatoire, « les outils que nous utilisons sont simples à mettre en œuvre et conçus pour aider les adolescents et les jeunes adultes à retrouver le plaisir de faire fonctionner leur intelligence », souligne Dominique Brossier. En outre, dans ses centres de jour accueillant les plus de 16 ans, la protection judiciaire de la jeunesse dispose, depuis 1999, d'un corps de professeurs techniques ayant une qualification « culture et savoirs de base ». Des enseignants spécialisés dans les apprentissages tardifs sur lesquels l'Education nationale, elle, ne peut pas tabler, sauf en détention. Pourtant, ils y seraient certainement les bienvenus ; aussi titrés soient-ils, les professeurs de lettres ne sont pas formés à prendre en charge de grands adolescents n'ayant pas engrangé les acquis fondamentaux de l'école primaire.
Pour élever le niveau de compétences des jeunes dans la maîtrise de la langue, c'est tout au long des parcours scolaires qu'il faudrait ainsi innover. Car, loin de se jouer dans la seule phase des premiers apprentissages, l'appropriation de l'écrit est un processus qui se construit dans la durée, fait observer le linguiste Jean-Philippe Rivière (5). Néanmoins, s'il est possible de réduire le nombre des échecs, on ne peut imaginer, dans un dispositif massif d'enseignement, parvenir à les faire totalement disparaître. D'où la nécessité de prévoir des dispositifs qui, à différentes occasions de la vie, permettent de se remettre en route.
La première de ces opportunités - et la seule à cette échelle - est constituée par la journée d'appel de préparation à la défense. Mais repérer les jeunes « en danger d'illettrisme » - selon la formule des évaluateurs -, sans embrayer, immédiatement, sur un accompagnement adapté ressemble fort à un rendez-vous manqué. C'est bel et bien, aujourd'hui, ce qui se produit, car le suivi post-JAPD ne fonctionne correctement que sur le papier. A l'issue des tests d'évaluation, les jeunes en difficulté avec l'écrit sont reçus en entretien. Les coordonnées de ceux qui acceptent le principe d'une aide ultérieure - moins de un sur deux, en 2000-2001 (6) - sont transmises aux inspections académiques (lorsque les adolescents sont encore scolarisés) ou aux missions locales ; à charge pour elles de contacter et d'orienter les intéressés vers une formation adéquate. Mais entre le délai de réaction de ces organismes - quand ils n'attendent pas, purement et simplement, que les jeunes viennent les trouver spontanément -, et les conduites d'évitement de ce public, le dispositif s'avère très insatisfaisant, relève Francis Lavoine, directeur de l'association Saint-Exupéry Formation.
Entre 17-18 ans et 21-22 ans, âge moyen auquel les jeunes sortis de l'école avec un faible niveau de qualification (ou sans aucun diplôme) reviennent vers les missions locales, il s'ensuit donc une assez longue période d'inactivité, propice à l'évanescence des savoirs scolaires et au renforcement de l'illettrisme. Il conviendrait donc de raccourcir les circuits destinés à mettre en présence ces jeunes et les personnes en capacité de les aider. Cela n'a rien d'impossible :grâce à une expérimentation menée sur quatre sites différents avec des associations spécialisées - et le seul concours financier d'un sponsor privé (la Fondation Vivendi Universal) -, le général Jean-Pierre Fassier, missionné par les ministères de l'Education et de la Défense, a montré comment gagner en efficacité (voir encadré ci- dessous). En s'inscrivant dans le parcours d'insertion des jeunes, la JAPD peut véritablement constituer un outil susceptible d'enrayer les logiques d'éloignement de l'écrit. Pourtant, en dépit de son intérêt, aucun financement public n'est pour l'heure destiné à poursuivre et étendre cette action. Aussi, commente Francis Lavoine qui l'a coordonnée, « les associations qui le peuvent, continuent actuellement à intégrer le public de JAPD à leur travail - mais sur leurs propres moyens et sans être en mesure d'élargir le réseau ».
Moyens et réseau : leur insuffisance constitue le principal obstacle sur lequel achoppe, depuis des années, la lutte contre l'illettrisme. Malgré un foisonnement d'initiatives et d'engagements personnels, reposant sur des énergies, des intelligences et une générosité remarquables, le système souffre d'un réel manque de professionnalisme et pâtit d'une absence d'orientations claires, de coordination et d'exigence de résultats. Tel est le constat, sévère, dressé en 1999 par Marie-Thérèse Geffroy (7), directrice de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI) (8) qui a succédé au GPLI.
Pour trouver de meilleures modalités d'intervention auprès des jeunes dont les difficultés sont repérées lors des journées d'appel de préparation à la défense (JAPD), le général Jean-Pierre Fassier, ancien directeur central du service national, a diligenté une expérimentation sur quatre sites. Conçue par Alain Bentolila, professeur de linguistique, et Jean-Philippe Rivière, co-responsables de l'évaluation « illettrisme » au ministère de la Défense, elle s'est déroulée entre novembre 2000 et novembre 2001. Réduire le nombre d'intermédiaires et les délais d'une (hypothétique) prise de rendez-vous avec les intéressés en se saisissant du seul moment où l'on est sûr de les trouver - le mercredi ou le samedi en fin de journée, sur le site même de la JAPD - : tel est l'objectif. A cet effet, la mission JAPD-Insertion du ministère de la Défense a travaillé avec quatre associations aux profils variés- à charge pour elles d'établir, localement, les partenariats nécessaires (notamment, bien sûr, avec les établissements scolaires) :
un organisme de formation classique, reconnu par la formation professionnelle, à Montluçon (Saint-Exupéry Formation, coordonnateur de l'opération) ;
un centre d'action sociale dont la lutte contre l'illettrisme est l'une des activités, à Coulounieix-Chamiers en Dordogne ;
une association spécialisée qui fonctionne depuis 1989 avec 250 bénévoles répartis sur toute la Nièvre (l'AFPLI à Nevers) ;
un lieu d'accueil, d'orientation et de formation, en Seine-Saint-Denis, qui accueille toute personne en difficulté (Cap Insertion à Aubervilliers). « Les jeunes arrivent en entretien sur la défensive, mais le fait de préciser que nous n'appartenons ni à la Défense, ni à l'Education nationale, ni aux services de santé et quelquefois même, ni aux missions locales, nous permet souvent de les décrisper et d'établir le dialogue », commente Francis Lavoine, directeur de Saint-Exupéry Formation. …... Le principe est d'échanger les coordonnées et de prendre tout de suite rendez-vous pour la semaine suivante, sans signature ni engagement. Tous les jeunes, évidemment, ne viendront pas. Cependant les 563 entretiens menés dans l'ensemble des quatre sites ont débouché, pour 171 d'entre eux, sur un suivi assez lâche (contacts réguliers mais espacés) et pour 96 autres sur un réel accompagnement dans la durée. Le problème majeur est de parvenir à mobiliser les intéressés sur des parcours leur permettant un retour vers les savoirs de base. La plupart d'entre eux semblent installés dans une vie au jour le jour et ont des difficultés à se projeter dans l'avenir. Ceux qui sont encore scolarisés peuvent voir dans une proposition d'aide un moyen d'obtenir le diplôme préparé, mais ce n'est pas toujours le cas. D'aucuns minimisent en effet leurs lacunes en français qui, de toute façon, est à leurs yeux moins important que les matières concernant directement leur qualification professionnelle. Quant à ceux qui ne sont plus dans le système scolaire, leur première demande est de gagner de l'argent :les aider dans leur recherche d'emploi peut donc être un élément majeur de leur implication. Ce qui signifie aussi que les associations doivent s'adapter à leurs allers et retours, car tout emploi, aussi précaire soit-il, les détourne des actions de formation. En développant leur propre stratégie, les associations ont montré qu'elles peuvent utilement compléter l'action des établissements scolaires et des missions locales. « Notre ambition, explique Jean-Philippe Rivière, était de placer le jeune en difficulté au centre du dispositif de remédiation, en partant des réalités du terrain et en mobilisant tous les acteurs de bonne volonté autour d'une structure d'animation très légère. » S'il est difficile d'établir un bilan en termes de connaissances acquises, ce type de réponses individualisées, proposées à des jeunes alors qu'ils sont sur le chemin de l'insertion, peut certainement constituer une occasion leur permettant d'aborder l'avenir dans de meilleures conditions. Encore reste-t-il maintenant à convaincre les pouvoirs publics de poursuivre dans cette voie.
Le premier problème tient au repérage des personnes - qui elles-mêmes ont tendance à cacher ou nier leurs difficultés. Hormis lors de la JAPD ou à l'occasion d'une prise en charge par la PJJ ou l'administration pénitentiaire, les acteurs qui pourraient effectuer ce diagnostic initial (travailleurs sociaux, agents d'accueil des PAIO, des missions locales, de l'ANPE...) ne disposent ni d'outils d'évaluation adéquats, ni d'une formation les aidant à aborder la question avec les intéressés, ni d'une palette de solutions concrètes rapidement mobilisables à leur proposer. Quant aux entreprises (ou collectivités), en dehors de quelques initiatives exemplaires, leur position peut, de façon un peu caricaturale, se résumer de la manière suivante : soit elles s'accommodent de personnels peu qualifiés dont le travail est éventuellement aménagé de telle sorte à éviter tout recours à l'écrit, soit elles se passent de leurs services. Seuls 6 % des dirigeants d'établissements de dix salariés ou plus affirment avoir organisé en interne des actions de lutte contre l'illettrisme, selon un sondage réalisé en octobre 2001 par l'institut Démoscopie (9). En outre, toutes ces tentatives de formation en cours d'emploi sont très dispersées. Résultat : en rupture avec le principe d'égalité, soulignait en 1999 Marie-Thérèse Geffroy, « deux personnes dans une situation identique sur le plan de l'illettrisme et occupant le même type d'emploi dans une entreprise ou dans la fonction publique peuvent se trouver, vis-à-vis de leurs chances de s'en sortir, dans des situations totalement différentes[...] ».
Fruit des failles du repérage et du manque d'engagement des employeurs, l'inégalité d'accès aux savoirs de base se trouve également renforcée par les carences de l'offre de formation. Ne s'étant jamais réellement inscrite dans une planification à moyen et long terme, la politique menée n'a pas été articulée à l'appareil de formation des adultes. « Essentiellement tourné vers la qualification professionnelle, celui-ci n'a pu que bricoler certains dispositifs de mise à niveau sans cesse remis en cause », observe Jean-Philippe Rivière. Ceux qui ne maîtrisent pas l'écrit se voient donc privés d'un laissez-passer permettant d'accéder à la formation continue. Et de fait, 220 000 personnes sont accueillies chaque année par l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) et la moitié seulement peuvent y intégrer un parcours de formation. Parmi elles, un nombre indéterminé est en situation d'illettrisme. L'AFPA, pourtant, serait en mesure de mieux prendre en compte ces publics, estiment Jean-Philippe Rivière et Alain Bentolila, dont le groupe de recherche (Echille, université Paris-V) a étudié la question avec la direction de l'AFPA Alsace.
Pour remédier à l'éviction des personnes en difficulté avec l'écrit, ils préconisent de mettre en place, dès leur accueil, un dispositif d'identification des difficultés des candidats à un stage. Celui-ci permettrait, d'une part, d'orienter les intéressés vers des organismes extérieurs pour adapter leurs contenus de formation aux exigences de certaines filières de l'organisme ; et, d'autre part, d'intégrer aux filières qui sont les plus concernées par l'illettrisme, des séquences d'appui et de renforcement des savoirs de base, complétant le cursus suivi à l'AFPA par les stagiaires. Ces deux voies, explorées par la région Alsace, semblent également vivement intéresser l'ANLCI, chargée de contribuer à la structuration de l'offre de formation.
Le trait dominant de cette dernière est, en effet, sa grande hétérogénéité, au plan géographique comme au niveau qualitatif. Ceci contribuant largement à expliquer cela : les associations, qui sont le pilier de la lutte contre l'illettrisme, se trouvent confrontées à des montages financiers complexes- à renégocier généralement chaque année -, source de leur grande précarité et, bien évidemment, de celle de leurs intervenants. « La solution temporaire qu'est le bénévolat est finalement devenue la solution tout court qui, tant bien que mal, comble çà et là les insuffisances de l'Etat », commente Jean- Philippe Rivière. Entre l'affichage d'une priorité publique et les moyens alloués à ceux qui se mobilisent pour la mettre en œuvre, le fossé est grand (10). La concurrence, d'ailleurs, ne l'est pas moins, pour l'obtention de subventions. Partant, on ne peut que s'interroger, à l'instar de la directrice de l'ANLCI, sur une politique qui s'en remettrait au seul militantisme de ses agents, sans leur apporter les moyens réels du professionnalisme attendu d'eux, en termes de formation personnelle comme d'outils pédagogiques adaptés à leur intervention.
Les talents sont nombreux qui s'emploient néanmoins à accompagner les personnes en difficulté sur le chemin des apprentissages. Quitte à réinventer, chacun de son côté, méthodes et matériel plus ou moins appropriés, sans pour autant qu'il soit tiré parti de l'ingéniosité ainsi déployée. La capitalisation - et l'évaluation - des pratiques, comme la coordination des multiples acteurs qui interviennent sur le terrain, se font notablement remarquer par leur absence. Ces travers d'une organisation très informelle, sans relais efficaces à même de structurer l'action, sont à l'origine des difficultés actuelles. « L'édifice de la lutte contre l'illettrisme, n'a reposé que sur des fondations incertaines et paie aujourd'hui le prix d'une certaine usure des initiatives comme des bonnes volontés », analyse Jean-Philippe Rivière.
Quelles sont les compétences des jeunes de 15 ans en matière de compréhension de l'écrit ?C'est ce que s'est attachée à évaluer l'enquête Pisa de l'OCDE, réalisée en 2000 auprès d'un échantillon représentatif d'élèves scolarisés dans 32 pays (11) . En moyenne 12 % de ces jeunes (dits de niveau 1) sont seulement capables d'effectuer les tâches de lecture les moins complexes qui leur sont soumises - par exemple localiser un fragment unique d'information ou identifier le thème principal d'un texte - et 6 % (de niveau - 1) n'y parviennent pas- les collégiens français étant respectivement 11 % et 4 % dans ces deux cas de figure. A titre de comparaisons choisies dans l'Europe des Quinze, on peut citer le Luxembourg, qui est le moins bon élève de l'Union (avec 21 % de jeunes de niveau 1 et 14 % de niveau -1) et l'Irlande qui en est le meilleur sujet (8 %d'adolescents de niveau 1 et 3 % de niveau - 1). En dépit d'importantes disparités entre les pays, tous partagent une même spécificité : la supériorité considérable du sexe féminin en lecture (12) . En ce qui concerne la France, 20 % des jeunes gens contre 10 % des jeunes filles se situent ainsi aux plus bas niveaux de performances (1 ou - 1). Même la Finlande, qui de tous les pays considérés compte la plus faible proportion de mauvais lecteurs (7 % des élèves ont un niveau 1 ou - 1), 11 % des adolescents sont dans ce cas contre 3 %des jeunes filles.
« Réunir pour mieux agir », telle est donc la vocation - et le slogan -de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme. Instance nationale regroupant toutes les institutions concernées, l'agence s'appuie sur un réseau de chargés de mission, placés auprès de chaque préfet de région pour impulser et piloter l'action au plan territorial. « Nous- mêmes n'avons pas de crédits d'intervention destinés à financer des formations ou à créer des outils pédagogiques », précise Hervé Fernandez, secrétaire général de l'ANLCI. Il revient, en revanche, à l'agence de recenser et faire connaître les expériences et les services, afin que chacun ait une vision plus claire des ressources mobilisables. Assurer sur tout le territoire, de manière lisible et rigoureuse, un égal accès aux savoirs de base, telle est l'ambition. Les moyens actuels sont-ils adaptés à l'ampleur de l'enjeu ? Déjà posée par la directrice de l'ANLCI, cette question n'a pas (encore) perdu son actualité.
Caroline Helfter
(1) Voir ASH n° 2092 du 06-11-98.
(2) L'invention de l' « illettrisme » est le titre d'un ouvrage de Bernard Lahire (Ed. La Découverte, 1999) dans lequel le sociologue décortique ce concept. Voir ASH n° 2155 du 25-02-00.
(3) Voir Illettrisme, la France cachée - Ed. Gallimard, coll. Folio/Actuel - 2001 - 8 €.
(4) Voir ASH n° 2268 du 21-06-02.
(5) Spécialiste des questions d'évaluation de l'illettrisme, Jean-Philippe Rivière est conseiller technique au Comité de coordination des programmes régionaux de la formation professionnelle.
(6) C'est pourquoi il est prévu que désormais l'accord des jeunes ne soit plus expressément sollicité : les intéressés se verront simplement confier un coupon à remettre au service compétent censé les recontacter.
(7) Intitulé Lutter contre l'illettrisme, le rapport de Marie-Thérèse Geffroy a été publié à La Documentation française - 2002 - 9 €.
(8) ANLCI :1, place de l'Ecole - BP 7082 - 69348 Lyon cedex 07 - Tél. 04 37 37 16 80.
(9) Enquête réalisée par téléphone du 10 au 22 octobre 2001 auprès de 305 dirigeants d'entreprises de dix salariés et plus, pour le Syndicat de la presse sociale (SPS). Voir « Entreprendre contre l'illettrisme », actes du forum organisé par cet organisme le 8 novembre dernier - Rens. SPS : Catherine Sellier - 37, rue de Rome - 75017 Paris - Tél. 01 44 90 43 60.
(10) En 1997, une estimation du GPLI chiffrait à environ 300 millions de francs, toutes ressources confondues (Etat, collectivités locales, fondations privées), les moyens attribués à la lutte contre l'illettrisme. Actuellement, en termes de lignes budgétaires spécifiquement identifiées comme consacrées à la lutte contre l'illettrisme - c'est- à-dire sans compter, par exemple, les actions de prévention menées dans le cadre de l'Education nationale -, l'engagement de l'Etat serait de l'ordre de 200 millions de francs (30,49 millions d'euros), selon l'ANLCI qui a réalisé un état des lieux des politiques publiques.
(11) Outre les 15 pays de l'Union européenne, l'étude Pisa concernait également l'Australie, le Brésil, le Canada, la Corée, les Etats-Unis, la Fédération de Russie, la Hongrie, l'Islande, le Japon, la Lettonie, le Liechtenstein, le Mexique, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, la Pologne, la République tchèque et la Suisse.
(12) S'agissant de la culture mathématique en revanche, on note des différences nettement moins importantes mais néanmoins significatives en faveur des garçons dans environ la moitié des pays étudiés.