« A l'audience, quand le prévenu est détenu, après une instruction ou en comparution immédiate, il est condamné huit ou neuf fois sur dix à de l'emprisonnement ferme. Quand il est présent et libre, il reçoit le plus souvent d'autres peines. » Cette sentence, prononcée par Bruno Aubusson de Cavarlay, directeur de recherches au CNRS-Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, lors des VIIe rencontres nationales de Citoyens et justice (1), est sans appel : devant un tribunal correctionnel, comparaître libre ou pas détermine le choix de la peine. Une situation qui, à infraction égale, dépend elle-même du passé judiciaire de la personne, lequel influe de surcroît sur les décisions prises en amont : intervention policière et modes de poursuite. « Très majoritairement, la peine de prison ferme s'applique à des gens qui ont tout simplement déjà connu la prison », résume le chercheur. Enfin, « toutes choses égales par ailleurs, les prévenus sans insertion professionnelle sont les plus condamnés à de l'emprisonnement ferme. Les choix des procédures antérieures les défavorisent à l'évidence. » Face à ces mécanismes pernicieux qui font peu à peu glisser derrière les barreaux les auteurs d'infraction les plus désinsérés, le contrôle judiciaire à caractère socio-éducatif (CJSE) peut donc servir d'utile contrepoids. « C'est à partir de l'expérience de quelques associations pionnières que, par la circulaire du 4 août 1982, Robert Badinter, alors garde des Sceaux, a institué le contrôle judiciaire socio-éducatif », rappelle Michel Allaix, directeur de la formation initiale à l'Ecole nationale de la magistrature. Et c'est dans le sillage de ce texte- venu enrichir le contrôle judiciaire à simple finalité de surveillance créé en 1970 -que naîtra Citoyens et justice (2).
Mais, cette mesure semble en perte de vitesse, déplore cette fédération, qui regrette également qu'elle soit inégalement ordonnée sur le territoire. « Il faut qu'elle reprenne toute sa place, défend Jean-Claude Nicod, membre fondateur de l'Association de réadaptation sociale et de contrôle judiciaire (Arescj). Et ce, d'autant qu'elle ne peut plus être alimentée par les juges d'instruction, dans la mesure où les informations sont en chute libre, et que le traitement en temps réel prend une grande importance. » En effet, un « basculement considérable s'est opéré de l'instruction vers les procédures rapides, confirme Bruno Aubusson de Cavarlay. Le nombre absolu d'affaires soumises à instruction a été divisé par deux entre 1983 et 2000. » Parallèlement, les comparutions immédiates ont augmenté. Au final, si, en 1983, 140 000 personnes pouvaient être mises sous contrôle judiciaire, elles ne sont plus que 70 000.
La généralisation des procédures rapides décidées par les parquets, sous la pression de l'opinion publique, inquiète particulièrement Citoyens et justice. Faute de dispositif d'accompagnement, elles risquent en effet de générer des décisions peu adaptées au traitement de la délinquance, pour ne privilégier ni l'individualisation de la sanction ni l'intérêt réel des victimes, et peu efficaces en matière de prévention de la récidive, et donc de sécurité. Aussi, pour Thierry Lebéhot, magistrat et président de la fédération, est-il « nécessaire de mettre en œuvre mais aussi d'inventer d'autres réponses ». Autrement dit « d'améliorer la qualité de la réponse judiciaire à la délinquance », dans une logique de paix sociale plutôt que de tolérance zéro.
C'est dans ce cadre que, afin de mieux faire reconnaître dans la loi les mesures alternatives à la détention, Citoyens et justice a constitué, en janvier 2002, un groupe de travail formé de magistrats et de responsables d'associations. Lequel a transmis en juillet une série de propositions au ministère de la Justice. Si elles n'ont pas été reprises par la loi Perben, restée muette sur le sujet, le groupe de travail ne désespère pas, toutefois, de voir aboutir certaines de ses suggestions.
Ses propositions sont résolument inscrites dans le sens d'une intervention socio-éducative car, explique Richard Bometon, maître de conférences à l'Ecole nationale de la magistrature, « pour que la sanction soit comprise, il faut qu'elle possède cette fonction restauratrice du lien social. Il ne s'agit pas toujours de rechercher une solution juridique, technique à un contentieux, mais il faut aussi faire prendre conscience du droit et faire adopter la règle. »
Tout d'abord, mieux poursuivre im- plique de mieux connaître. Pour affiner la prise de décision du parquet, avant le prononcé de toute alternative aux poursuites, il conviendrait de recourir à une enquête sociale d'orientation pénale et donc de mandater systématiquement le service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP) ou une association socio- judiciaire. Ces enquêtes apportent un riche éclairage sur la situation personnelle, sociale, familiale et professionnelle d'un justiciable. « La biographie d'un individu est certainement la référence la plus signifiante pour mieux le comprendre et mieux le juger », observe le groupe. Ce dernier prône également de rendre obligatoire le recours à une telle enquête avant toute comparution immédiate. Ce qui officialiserait d'ailleurs certaines pratiques en cours. Jugeant « exorbitant dans le droit commun » ce mode de citation, il « m'apparaît normal que les prévenus passant en comparution immédiate soient totalement connus du tribunal et que nous n'ayons pas, pour fonder notre décision, le simple casier judiciaire, défend Richard Bometon. Et tant pis si cela rallonge les procédures car : « Soit on travaille sur un idéal de qualité, soit on fait de la gestion de stocks. »
En matière d'alternatives aux poursuites, le groupe propose de créer une nouvelle mesure dans la loi. Elle permettrait au parquet « d'orienter l'auteur des faits vers le SPIP ou une association socio- judiciaire habilitée, dans le cadre d'une mesure d'accompagnement socio-éducatif, qui fera l'objet d'un bilan écrit adressé au magistrat mandant ». Avec cette même volonté de combiner la réponse répressive à un travail d'accompagnement et de réinsertion, le groupe s'est penché sur le contrôle judiciaire, sollicitant qu'en soit systématiquement affirmé le caractère socio-éducatif. « Le contrôle judiciaire de simple pointage, sans visée éducative, sans exigences précises, qui peut parfois se transformer en une démarche incompréhensible pour le mis en examen amené à se rendre dans un commissariat sans que personne ne sache exactement pourquoi [...], a vécu, commente Bruno Lavielle, magistrat et maître de conférences à l'Ecole nationale de la magistrature. En outre, nous savons que nous héritons d'un public en très grande difficulté et qu'il y a lieu dans tous les cas ou presque de prévoir un accompagnement éducatif. » Une proposition néanmoins sujette à débat, les obligations strictes de pointage pouvant être utiles dans des contentieux tels que les affaires économico-financières.
Permettre le placement sous CJSE en matière de convocation par officier de police judiciaire ou par citation directe est aussi demandé. « Grosso modo, résume Bruno Lavielle, certains modes de saisine de la juridiction pénale permettent le placement sous contrôle judiciaire dans l'attente de la comparution et d'autres non. » Il s'agirait donc de l'autoriser dans tous les cas. Sans doute ordonnée par le juge des libertés et de la détention, cette mesure serait d'autant plus justifiée que, parfois, même des affaires orientées en temps réel sont audiencées à trois, six, voire neuf mois. Pendant ce temps séparant la décision de poursuite du jugement, rien ne se passe, ce qui est peu constructif et péda-gogique.
Gagnant le champ du post-sententiel, le groupe milite pour que le secteur associatif intervienne plus activement dans la prise en charge des mesures alternatives à la prison, majoritairement confiées au secteur public. En effet, résume Michel Allaix, ce dernier atteint « ses limites faute de personnels et de moyens ». Il s'agirait donc « d'imaginer un partenariat plus riche entre secteurs public et associatif ». Cela permettrait, en outre, aux personnes suivies dans le cadre d'un contrôle judiciaire à caractère socio-éducatif puis condamnées, par exemple, à un sursis avec mise à l'épreuve de ne pas subir de rupture de prise en charge. « Beaucoup de conseillers d'insertion et de probation s'avouant débordés, le recours au secteur associatif peut être une solution pour qu'une peine prononcée soit une réalité et qu'à partir de cette peine, on travaille la récidive », témoigne Emmanuelle Perreux, juge d'application des peines. Une réalité confirmée par Bruno Aubusson de Cavarlay qui rappelle combien « la très forte croissance du milieu ouvert a entraîné des tensions. Cela se voit au niveau des délais via des enquêtes quantitatives montrant une sélection plus ou moins assumée des cas réellement suivis en milieu ouvert. » Nombre de sursis avec mise à l'épreuve notamment ne seraient pas mis à exécution. Si l'administration pénitentiaire acceptait d'ouvrir un tel débat, il resterait encore à analyser comment penser l'articulation entre les services pénitentiaires d'insertion et de probation et les associations. « Le SPIP garderait-il la main en tant que mandataire et contrôlerait-il jusqu'au bout le travail des associations ou y aurait-il deux entités mandatées par l'autorité judiciaire ? », interroge Bruno Lavielle. Aujourd'hui, l'ouverture du post-sententiel semble en théorie permise par les textes, mais en l'absence de rémunérations, cette possibilité est rendue caduque. La question du financement revient ainsi, une fois encore, sur le devant de la scène.
Alternative à la détention, le contrôle judiciaire à caractère socio-éducatif (CJSE) vise à favoriser la (ré) insertion des personnes, en attendant leur jugement, via un accompagnement social, éducatif et psychologique. Alliant contrôle et suivi individualisé, il donne ainsi au prévenu, stimulé par l'échéance de l'audience où il se présente libre, les moyens de « faire la preuve qu'il peut vivre autrement que de la délinquance », résume Jean-Claude Nicod, membre de l'Association de réadaptation sociale et de contrôle judiciaire. Pour ce magistrat, « non seulement le CJSE évite la désocialisation par la prison, mais il concourt à la restructuration de la personne ». Aussi, « devrait-il avoir une place de choix dans la réponse à la petite et moyenne délinquance ».
De façon globale, les associations socio- judiciaires se plaignent des dramatiques difficultés pécuniaires qu'elles rencontrent. « Les systèmes de financement à l'acte nous étranglent », témoigne Dominique Delthil, avocat et président de l'Arescj, qui dénonce le manque de prévisibilité de l'activité et les tarifs non réévalués depuis dix ans. Un dispositif de contractualisation pluriannuel entre juridictions et associations, comme l'y incite la circulaire du 26 février 2002 (3), assis sur de nouveaux modes de financement, aurait pleinement la faveur de Citoyens et justice. Ces conventions, autour d'objectifs précis, permettraient de parer aux fortes variations de politique pénale au sein d'une juridiction, liées aux mutations des magistrats et à la diversité de leurs pratiques individuelles en matière d'alternatives, ce qui, de surcroît, rompt l'égalité des justiciables devant la loi.
Enfin, la mise en place d'instruments pertinents d'évaluation est réclamée par tous les acteurs. « Où sont les outils d'évaluation de l'exécution des peines ? Du traitement en temps réel ? Des alternatives aux poursuites ? Des délégués du procureur ? », interroge le parquetier Richard Bometon. « Il est vital que nous ayons des outils d'évaluation, reprend Dominique Delthil. Car ils permettront de faire connaître la réalité et l'efficacité du travail des associations ». Et de prouver combien il serait judicieux pour les pouvoirs publics d'investir pleinement le champ des alternatives et de tourner le dos au tout-carcéral. « Construire 11 000 places supplémentaires de prison n'ira pas dans le sens de la régression de la délinquance, avertit l'avocat. Il faut avoir le courage, à un moment, de prendre le risque politique d'être désavoué, critiqué, pour adopter de véritables solutions. Le reste n'est que rapiéçage. »
Florence Raynal
(1) « Prévention de la récidive, mesures alternatives », Bordeaux, le 20 juin 2002.
(2) Cette fédération rassemble aujourd'hui 101 associations socio-judiciaires, intervenant auprès de 140 tribunaux de grande instance, dont les professionnels mettent en œuvre le contrôle judiciaire à caractère socio-éducatif, mais aussi des mesures d'aide à la décision : enquêtes sociales rapides, ou de personnalité..., ou alternatives aux poursuites, telles la médiation ou la réparation pénales - Citoyens et justice : 23, rue Desfourniel - BP 38 - 33023 Bordeaux cedex - Tél. 05 56 99 29 24 -
(3) Voir ASH n°2254 du 15-03-02.