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« Et si le Medef avait raison ? »

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Le philosophe Saül Karsz réagit au rapport du Medef qui propose d'intégrer le secteur social dans le marché concurrentiel. S'il convient, selon lui, de « s'opposer avec énergie » au projet de l'organisation patronale, le philosophe estime le temps venu, pour le secteur social, de « débattre avec rigueur du symptôme du travail social ».

« En juillet dernier, le Medef a présenté son projet de “nouvelles règles du jeu pour le secteur social”, via son intégration dans le marché concurrentiel (1). Les ASH en ont rendu compte, ainsi que des premières réactions suscités par ce projet auquel il convient, en effet, de s'opposer avec énergie. Encore faut-il préciser les termes du débat : condition sine qua non pour ne pas se tromper d'adversaires, ni d'alliés.

Soit, tout d'abord, la conjoncture : la déferlante sécuritaire en Europe (dont les lois Perben “d'enfermement éducatif” des mineurs, par exemple), sur fond des courants libéraux hégémoniques et aussi de contestation croissante de cette hégémonie. Cette conjoncture rend un tel projet à la fois concevable, publiable et négociable, et force ceux qui, à quelque titre que ce soit, s'occupent du social à le prendre en compte.

Sont investis dans le domaine particulier des services sociaux, les principes de la “refondation sociale-libérale” chère au mouvement patronal. Appellation nullement usurpée. Cette refondation prône le réagencement global de l'organisation économique (déréglementation, flexibilité, délocalisation, baisse sélective des impôts) et une conception de la société centrée sur “les inégalités naturelles”, “les lois également naturelles du marché”, “l'esprit d'initiative, donc d'entreprise”. Refonte, à la fois, de la production et la distribution des richesses et des manières de (se) penser. Dorénavant, la refondation sociale se décline comme une refondation du (secteur) social.

Les trompe-l'œil du secteur concurrentiel

Sans doute, on n'est plus - et c'est heureux - à la distinction entre le méchant secteur concurrentiel et le bon secteur social. Libéralisme aidant, les termes ont été inversés : il y a toujours les bons et les méchants, mais ce ne sont pas les mêmes. C'est pourquoi des multiples trompe-l'œil perdurent.

Le premier revêt un caractère sémantique. Il s'agit de la confusion courante entre concurrence et concurrence capitaliste, marché et marché capitaliste, et ainsi de suite. Or, des historiens (K. Polanyi), des ethnologues (Cl. Meillassoux, M. Godelier), des économistes (Ch. Bettelheim), montrent que si l'histoire du marché est millénaire, sa forme capitaliste date de quelques siècles seulement. Méprise utile, cependant : se refuser au marché capitaliste reviendrait à tourner le dos au marché tout court, à toute forme d'échange, et donc à privilégier le statique, le statisme, voire l'étatisme. Moralité : ne pas oublier que les mots désignent autant qu'ils escamotent.

Deuxième trompe-l'œil : que le marché capitaliste ne crée pas d'emplois en nombre suffisant ni n'accroît le niveau de vie de toute la population est justifié par le caractère imparfait de la concurrence, les entraves qui pèsent sur celle-ci, les secteurs protégés (tel le social) qui confisquent des segments rentables, etc. Réitération constante du leitmotiv de la concurrence imparfaite, depuis les économistes classiques du XVIIIe siècle jusqu'aux entrepreneurs contemporains. C'est justement ce qui nous intéresse ici : la concurrence est toujours- de fait, dans la réalité historique -imparfaite ! Pas par accident, mais par définition. Et c'est aussi par définition que le secteur concurrentiel ne crée pas d'emplois en nombre suffisant, ne rémunère pas tous les salariés de façon à ce qu'ils sortent de la pauvreté, ni n'améliore le niveau de vie de tout un chacun : ce n'est pas son but, ce n'est pas dans sa structure.

Troisième trompe-l'œil : au sein du secteur concurrentiel, la concurrence reste limitée, sous peine de provoquer des crises (cela arrive...). Par temps normal, des régulations assez particulières interviennent :ententes et cartels, absorption- fusion d'entreprises, formation de conglomérats à l'échelle mondiale (multinationales), arbitrages et conciliations planétaires (Davos). Dans les secteurs les plus rentables, le démantèlement des monopoles d'Etat aboutit souvent à la constitution des monopoles privés. Bref, puisque le Medef évoque le secteur dit social, on serait tenté de parler du secteur dit concurrentiel...

Erreur à éviter : l'idée qu'avant ce projet, le secteur social était resté étanche et étranger au secteur concurrentiel. Leurre de l'imaginer sans lien avec le marché capitaliste, sans aucun souci quant à la rentabilité des différents segments de la misère du monde dont il s'occupe, sans tenir compte des concurrents  (!) labourant des créneaux voisins, sans s'adonner à des formes plus ou moins avouées de sélection des clientèles, sans pratiquer des prises en charge passablement musclées, sans subventions associatives placées en banque ou à la Bourse, bref sans prix de journée, financier et symbolique.

Les bonnes consciences, seules, s'en offusqueraient en découvrant  (!) que le secteur social ne se trouve vraiment pas, ne s'est jamais trouvé en état de lévitation historique et politique. Spécifiques, irréductibles l'un à l'autre, fonctionnant avec des logiques non interchangeables, le secteur social et le secteur concurrentiel sont loin d'exister chacun de leur côté, tels des univers clos. Ni les pratiques capitalistiques ne sont absentes dans le secteur social, ni le souci social ne fait défaut dans les entreprises.

L'intégration vantée par le projet patronal est autrement précise, synchronisée à la conjoncture contemporaine. A savoir : des pans entiers de l'action sociale sont devenus rentables, grâce aux efforts consentis par les politiques publiques et l'œuvre tenace des travailleurs sociaux et de leurs dirigeants. Il s'agit maintenant d'élargir cette rentabilité, de la rapprocher de la péréquation du taux de profit moyen. Les forces sociales représentées par le Medef trouvent anachronique que tant de capitaux, de savoir-faire, de populations captives ne fassent pas davantage l'objet d'une appropriation privée et lucrative. Pourquoi ne pas améliorer la rentabilité de la lie de la terre ? Comme écrit le Medef, il faut “solvabiliser la demande au lieu de financer l'offre”, il faut donc inventer une sorte d'aide sociale par capitalisation ?

Mais ce n'est pas seulement la puissance économique qui intéresse le Medef. Une autre raison est encore en jeu, qui tient à la nature même de l'intervention sociale. Dans celle-ci, les ressources disponibles (personnels, équipements, budgets) sont mobilisées sur des objectifs tels que l'insertion sociale, l'éducation et la rééducation des jeunes, la parentalité, la protection de l'enfance, le traitement des handicapés et des vieux... Dimensions qui ne sont ni accessoires ni superflues. Elles contribuent de façon stratégique à la reproduction sociale, en colportant des normes, des valeurs, des idéaux, des modèles, en refoulant d'autres normes et valeurs. Elles interviennent dans la rue autant qu'au sein des familles, agissent sur l'organisation psychique de chacun, rendent les souffrances individuelles et collectives plus supportables, ou davantage intenable. A la fois en aval, en amont et au cours des rapports économiques, le travail social détient une manière de monopole auprès de larges couches de population... Plus encore peut-être que la dimension économique du travail social, le projet d'intégration s'intéresse à sa puissance idéologique, à sa capacité à forger des compromis relativement viables entre le genre de vie que ses publics mènent et les modèles de normalité que ces publics sont censés satisfaire. Enjeu de toute première importance : industriel et commercial, éthique et politique, bref idéologique.

S'agissant d'idéologie, justement, celles qui ont cours dans le travail social ne contribuent pas toujours à la reproduction “correcte” des rapports sociaux. L'engagement syndical, politique ou associatif d'une partie des travailleurs sociaux, une certaine appétence des savoirs critiques inspirés des sciences sociales et de la psychanalyse, le fait de côtoyer des détresses multiples pour lesquelles ils ne disposent guère de solutions, mettent à mal le rôle d'exécutants sans trop d'états d'âme, censé être le leur. En outre, des interrogations quant au statut démocratique des pratiques sociales, mais également de la société dans son ensemble, s'y font de plus en plus entendre.

Contre-offensive : le projet patronal encourage la charité, financée par les dons plus ou moins défiscalisés des particuliers et des entreprises. Remake bien connu de l'ancestrale histoire qui lie et sépare la charité et le travail social, tentative pour freiner le processus de laïcisation qui fonde les pratiques sociales, encombrant cadeau offert à la charité...

Et si le Medef avait, quand même, raison ?

Faut-il s'opposer au projet patronal sous prétexte qu'il est partisan ? Mais, il ne peut pas en être autrement !Est discutable, non pas son caractère partisan, mais les contenus concrets de cet engagement, ses attendus et ses objectifs spécifiques. Et ce sont alors d'autres contenus, d'autres attendus et d'autres objectifs, d'autres particularismes qu'il s'agit de lui opposer. Car ce projet ne vient nullement violer l'immaculée essence de l'intervention sociale, fausser sa croisade pour l'Homme en général, l'instrumentaliser au service d'intérêts prétendument inavouables.

Le projet du Medef déstabilise des représentations quelque peu béates de l'intervention sociale. Là-dessus il a, à sa manière, raison :pas en ce qu'il dit, pas dans ses propositions, mais en tant qu'il insiste sur l'incontournable symptôme du travail social. En effet, celui-ci a à actualiser ce qu'il veut pour les publics dont il s'occupe, comment il compte y parvenir, avec qui, contre qui, dans quel genre de société. Et si nombreux sont ceux qui n'ont pas attendu le Medef pour se poser ces questions, le temps est venu de multiplier les occasions pour en débattre avec rigueur et pour tenter d'y apporter quelques réponses aussi consistantes, aussi peu déclamatoires que possible. »

Saül Karsz Philosophe, maître de conférences en sociologie (Paris V-Sorbonne), dirige le séminaire « Déconstruire le social  » Association Pratiques sociales : 15 bis, avenue Carnot - 94230 Cachan -Tél. 01 46 63 06 31.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2271 du 2-07-02 et n° 2270 du 5-07-02.

TRIBUNE LIBRE

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