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Quand la culture rencontre le social

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A partir de l'Estran, un centre d'hébergement et de réinsertion parisien, s'est monté un projet d'accès à la culture mêlant adhérents et publics en difficulté sociale. En créant ces rencontres autour de spectacles, « Citoyens amis » se veut une ouverture sur le monde et les autres. Cette démarche d'insertion pose aussi la question de la place de la culture dans le travail social.

Une grande table centrale où sont posés des verres et des boissons, des livres alignés dans une imposante bibliothèque, des toiles accrochées aux murs pour une exposition... L'aménagement intérieur de l'Estran (1) ne correspond guère à l'image traditionnelle d'un centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).

Et pour cause. Cette structure, située à proximité des Grands Boulevards parisiens et chargée depuis 1997 d'accueillir et d'orienter des personnes en attente de jugement ou libérées de prison, a développé un projet d'accès à la culture original. « Place publics », c'est son nom, comprend une bibliothè- que alimentée par des dons d'éditeurs, la réalisation chaque année d'un agenda bourré de renseignements pratiques et illustré par des résidents du centre ou des artistes, et l'organisation de trois ou quatre expositions par an.

Pour aller plus loin, Jean-Marie Thiedey, directeur de l'Estran et ancien comédien, metteur en scène et producteur de théâtre, a décidé de lancer, en 1999, Citoyens amis, un collectif d'adhérents et de résidents d'associations. Objectif ? Permettre à un public composé de personnes en difficulté, ou non, de découvrir les spectacles vivants, en particulier le théâtre. Grâce à une équipe de cinq bénévoles - dont le directeur de l'Estran - et à des subventions glanées auprès d'organismes (Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale ou Fondation Vivendi...), les adhérents (habitants du quartier, amis, partenaires...) se voient proposer des spectacles à des prix allant de 8 à 11  €, tandis que les résidents des associations partenaires (2) bénéficient de places à 3  €. Au-delà des facilités matérielles, Citoyens amis propose une véritable démarche d'insertion dont le socle est le théâtre. « A l'époque de l'ouverture de l'Estran, j'ai lu une phrase d'un auteur africain disant “qu'on ne peut entrer en société, qu'étant mêlé à une histoire”. Cette notion de mélange est au centre du projet des Citoyens amis », souligne Jean-Marie Thiedey.

Il s'agit, pour ses promoteurs, de permettre aux bénéficiaires de s'inscrire non pas dans une histoire, mais dans plusieurs histoires : celles que les publics de l'Estran et des associations partenaires découvrent à travers les spectacles et celle qu'ils construisent lors de rencontres organisées à l'occasion des représentations avec les adhérents de Citoyens amis, les travailleurs sociaux et les comédiens. « J'estime que le travail social tel qu'on l'entend est quelque chose de limité et qui a peu de raison d'être si on ne développe pas, par ailleurs, tout un travail autour des liens qui définissent un individu dans la société. Le théâtre est un miroir charnel qui nous renvoie à chacun de nous, mais aussi au collectif dans la mesure où on partage une histoire en commun », affirme Jean-Marie Thiedey.

S'ouvrir à ces univers différents que constituent les pièces de théâtre et à d'autres communautés de personnes en discutant de la pièce avec des spectateurs ou des comédiens, c'est cette double perspective qui a poussé Dominique Turpaut à se lancer dans l'aventure. Prise en charge par l'association Erik-Satie à Arcueil, après avoir transité par plusieurs centres d'aide par le travail (CAT), la jeune fille se souvient de sa première sortie avec Citoyens amis, du sourire des gens, de cette ambiance qui lui fait alors penser à une famille et de cette soupe qui lui est servie pendant le spectacle et qui la « transporte dans un autre monde ».

Le théâtre  comme ouverture sur les autres

« Avant, je n'allais pas dans le monde extérieur parce que j'étais très protégée du fait de mes crises d'épilepsie. J'avais peur de sortir parce que je me demandais si les gens allaient se moquer de moi ou m'envoyer balader si je prenais la parole. L'ambiance et le groupe de Citoyens amis m'ont tout de suite plu. Depuis que j'assiste aux réunions du théâtre, je n'ai plus peur de parler en public et c'est devenu un plaisir de voir ces personnes. » Un plaisir qui exige pas mal d'efforts, la jeune fille éprouvant des difficultés à s'orienter et étant souvent obligée d'aller repérer le chemin entre son domicile et le théâtre une journée ou deux avant la représen- tation.

Pour Denis Lafourcade, ancien résident de l'Estran avant de devenir aujourd'hui animateur dans l'association Espaces, et membre de l'équipe organisatrice de Citoyens amis, l'accès à la culture constitue également une arme efficace contre l'exclusion. Lorsqu'il débarque un matin à Roissy après avoir passé 26 ans en Inde, dont près de sept ans dans une prison de New Delhi, les liens avec son pays d'origine se limitent à ceux que lui propose le directeur de l'Estran. « Quand je suis revenu ici dans l'optique de repren- dre pied, de combler un peu tout le retard que j'avais pris, j'ai regardé les programmes de spectacles à Paris, j'ai vu les prix et j'ai zappé tout de suite. Lorsque Jean- Marie m'a recontacté pour me proposer d'aller au premier spectacle de Citoyens amis, ça a été la révélation. C'est une ouverture sur une infinité de mondes, une ouverture que j'oppose à cette fermeture qu'est l'exclusion. » La rencontre avec le théâtre constitue en outre une occasion pour certains publics de faire l'expérience de la vie en société et des codes qui la régissent. « Lorsqu'elle est au théâtre, Dominique peut pleurer beaucoup ou avoir des vrais fous rires et il est important aussi qu'elle puisse tenir compte du cadre, réaliser qu'elle est avec d'autres spectateurs, estime Jean-Marie Thiedey. C'est une façon, là encore, d'entrer dans une histoire. »

Une programmation  exigeante

En trois ans d'existence, Citoyens amis a proposé 52 spectacles et emmené quelque 2 500 spectateurs dans des salles parisiennes ou de banlieue choisies avec soin par l'équipe organisatrice. A côté de cette institution incontournable qu'est la Comédie-Française, Jean-Marie Thiedey et ses amis privilégient des lieux conviviaux et propices aux rencontres, à l'instar de la Cartoucherie de Vincennes ou de l'Atelier du Plateau, un ancien atelier où la frontière entre la scène et le public est infime. « J'ai découvert un endroit absolument incroyable, dans lequel l'absence de scène permet presque de toucher les comédiens. Depuis, on y est retourné souvent et les gens de l'Atelier du Plateau sont devenus des amis », raconte Denis Lafourcade. Côté programmation, l'équipe de Citoyens amis procède chaque trimestre à une sélection tout aussi rigoureuse. Pas question de tomber dans la facilité ou le comique de boulevard, comme le prouvent des pièces comme Ubu, Le songe d'une nuit d'été ou Les Bonnes.

Reste que la légère baisse de fréquentation constatée au cours de cette saison pourrait bien amener les organisateurs à infléchir un peu cette politique et à distinguer par exemple la programmation destinée aux adhérents de celle prévue pour les résidents d'associations. Il s'agit, d'une part, de mieux préparer les sorties pour les résidents en termes de rencontres avec les comédiens, de réunions autour de la pièce, et de retenir, d'autre part, des spectacles plus accessibles, afin d'amener progressivement ce public vers un théâtre réputé plus difficile. Mais, la diminution du nombre de participants s'explique aussi par la difficulté, toujours aussi présente, à mobiliser les associations partenaires. « Dans chaque association du réseau, nous avons un correspondant. Quand celui-ci s'investit vraiment, ça marche bien. Mais dès qu'il s'en va, par exemple, tout l'aspect culturel s'effondre », déplore Jean-Marie Thiedey. Il n'est pas facile, reconnaît en outre Denis Lafourcade, de sensibiliser les partenaires à cette démarche culturelle considérée souvent comme secondaire dans le travail social : « Si les directions dans les structures partenaires sont plutôt favorables à ce type de projet, elles considèrent que ça passe après les problématiques de logement, de santé, etc. Et que c'est éventuellement un plus à apporter à leur action. »

S'il n'est bien évidemment pas question de transformer les travailleurs sociaux en animateurs socio-culturels, le directeur de l'Estran estime en revanche nécessaire d'articuler davantage l'action sociale et l'accès à la culture qui constitue, rappelle la loi contre les exclusions, « un objectif national ». « Cette démarche culturelle ne me paraît pas contradictoire avec un travail social qui maintient une distance avec l'usager. C'est le cadre qui doit définir les relations et non pas le contraire. Autrement dit, je dois être capable d'assister à un spectacle avec un résident d'association, d'avoir des relations liées à ce cadre et de le voir le lendemain dans mon bureau pour travailler avec lui sur le terrain du social. Cela ne modifie pas le cadre, mais peut changer le regard que porte le travailleur social sur son public. »

Pour que la dynamique engagée auprès des associations ne retombe pas, les responsables envisagent de créer un poste uniquement dédié à Citoyens amis. Ce qui permettrait à l'équipe de bénévoles d'aller davantage sur le terrain pour mobiliser les partenaires. Des évolutions pourraient être également apportées dans le mode de participation financière des associations. Pourquoi ne pas instaurer, par exemple, une adhésion à l'année, plutôt qu'au coup par coup, afin d'impliquer plus les membres du réseau de Citoyens amis ?, s'interroge Jean-Marie Thiedey. Le lancement d'un atelier d'expression à destination des résidents d'associations partenaires fait aussi partie des projets examinés par le directeur de l'Estran : « Accueillir de cinq à dix résidents dans un atelier permettrait d'avoir de bons messagers au sein des associations. J'aimerais en outre que des relations entre amateurs et professionnels se nouent en faisant participer des comédiens, des conteurs, etc., et que l'atelier soit aussi ouvert à des auditeurs issus des associations du réseau. Cela permettrait de susciter une envie de théâtre chez un plus grand nombre de personnes. »

UN PROJET PEU ADAPTÉ AU PUBLIC « JUSTICE »

Avec une mission d'accueil et d'orientation des publics ayant eu affaire à la justice, l'Estran est confronté à la difficulté d'intégrer au projet des Citoyens amis une population particulièrement démunie financièrement et dont la durée moyenne de séjour au centre d'hébergement et de réinsertion sociale n'excède pas trois semaines. Pour maintenir malgré tout cette démarche d'accès à la culture, l'équipe de l'Estran a décidé de proposer des places gratuites à ces usagers. « Ce système n'est pas adapté à des personnes qui sont de passage ici pour régler des situations d'urgence et qui ne sont pas vraiment disponibles pour aller voir des spectacles. On est donc ici dans le distributif et non plus dans la construction d'une histoire en commun qui est une des caractéristiques de Citoyens amis », précise Jean-Marie Thiedey, son directeur.

Pour Dominique, l'envie de théâtre née avec Citoyens amis a transformé sans aucun doute sa façon de se voir, de voir les autres et n'est qu'un commencement : « Si le théâtre n'existait pas dans ma vie, je ne serais rien. Il m'a permis de me tourner beaucoup plus vers les gens. Mais, Citoyen amis, c'est juste une aide. Je me dis maintenant qu'il faut que j'arrive à aller au théâtre seule, en dehors du programme qu'ils me proposent. » Fort de ces expériences, le directeur de l'Estran souhaite aujourd'hui que ce projet trouve une reconnaissance plus officielle en inscrivant cette dimension culturelle dans les statuts du CHRS.

Henri Cormier

Notes

(1)  L'Estran : 10, rue Ambroise-Thomas - 75009 Paris - Tél. 01 53 24 92 20.

(2)  Les principales associations partenaires de l'Estran engagées dans Citoyens amis sont La Cité Notre-Dame (Paris), l'association Erik-Satie (Arcueil), La Cité Saint-Martin (Paris), l'AERI (Gagny), L'APRAE  (Montreuil), l'ARFOG (Paris), la Boutique (Paris), Espaces (Meudon) et le Village (Paris).

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