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« Nous n'avons pas à organiser l'attente et la paix sociale »

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Si tout le monde s'accorde sur la nécessaire participation des usagers, comment éviter de faire à leur place ? Miguel Benasayag, qui se définit comme un « militant chercheur », propose de s'inspirer davantage des démarches de co-production des savoirs et de nouvelles formes de solidarité, mises en œuvre, notamment, dans les universités populaires.

Actualités sociales hebdomadaires : En paraphrasant une formule désormais célèbre, peut-on dire que votre conception du changement social consiste plus à miser sur la France « d'en bas » que sur la France « d'en haut »  ?

Miguel Benasayag : 150 années de révolutions et de luttes nous ont enseigné que le pouvoir n'a pas la possibilité de modifier, d'en haut, la structure sociale si la puissance des liens réels, à la base, ne rend pas cette modification possible. C'est pour cela que nous établissons effectivement une distinction entre ce qui se passe « en haut », qui est de l'ordre de la gestion, et la politique au sens noble du terme, qui est ce qui se passe « en bas ». On a trop parié sur le fait qu'il fallait d'abord s'occuper de « grande politique » avant de changer le monde.

Nous sommes aujourd'hui à un tournant qui correspond non seulement à la fin des vieilles utopies révolutionnaires, mais aussi à la défaillance d'un certain type de délégation de pouvoir. Les gens prennent conscience que personne ne sait réellement comment sortir du marasme - exception faite des tenants de l'extrême droite et des adeptes du libéralisme pur et dur. A défaut d'avoir le modèle d'un monde clé en main, de multiples foyers d'innovation sociale se créent en France où les acteurs développent de nouvelles façons de penser et d'expérimenter la solidarité. A l'instar, par exemple, des universités populaires auxquelles je participe, ce sont des lieux très intéressants où essayer de construire ensemble un savoir sur sa propre vie.

Pensez-vous que le rôle d'un intellectuel soit d'y apporter ses « lumières »  ?

- Cette conception des universités populaires a pu exister il y a une vingtaine d'années, mais elle est, aujourd'hui, complètement dépassée. Comme est erronée l'idée selon laquelle les personnes en difficulté seraient, ipso facto, dans l'impossibilité de penser par elles- mêmes la situation qu'elles subissent. Et réduites, de ce fait, à recourir à des discours extérieurs- d'universitaires, de politiques, de travailleurs sociaux - pour appréhender leur vécu.

Nous partons, nous, du principe que tout le monde est porteur de savoirs différents qu'il s'agit de mettre en commun. J'interviens ainsi, plus ou moins régulièrement depuis trois ans, à la demande d'une association d'habitants de la Cité des 4 000 à La Courneuve, dans le nord de Paris, l'association Africa qui organise de multiples activités (aide aux devoirs, cours d'alphabétisation, permanences juridiques, etc.). Nous avons travaillé sur des sujets qui avaient été identifiés par les intéressés comme particulièrement problématiques :l'insécurité dans un premier temps, puis les conditions de vie des femmes de la cité.

Comment, concrètement, procédez-vous ?

- En ce qui concerne l'insécurité par exemple, des groupes de trois-quatre jeunes allaient à la rencontre de leurs voisins, des commerçants, des policiers, du curé, de l'imam et du rabbin, pour les interroger sur leur vécu et leurs représentations. Ils revenaient, 15 jours plus tard, vers le collectif constitué d'une quarantaine de personnes qui analysait la teneur du matériau recueilli pour réorienter son questionnement, puis repartaient sur le terrain. Au terme de ces allers et retours qui se sont échelonnés sur neuf mois, nous avons organisé une journée de débats publics à laquelle de très nombreux habitants des 4 000 ont participé, ainsi que des personnes venues de différents quartiers de Paris, intéressées par le travail réalisé.

PHILOSOPHE, PSYCHANALYSTE

Philosophe, psychanalyste et formateur en travail social, Miguel Benasayag est un ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine, où il a passé plusieurs années en prison - un itinéraire politico-intellectuel qu'il retrace dans Parcours. Engagement et résistance, une vie, livre d'entretiens avec Anne Dufourmantelle (Calmann-Lévy, 2001, 14, 48  €). Miguel Benasayag a, par ailleurs, publié de nombreux ouvrages (aux éditions La Découverte), parmi lesquels : Utopie et liberté, les droits de l'homme : une idéologie ?   (1986), Penser la liberté. La décision, le hasard et la situation (1991), Le mythe de l'individu (1998), La fabrication de l'information (avec Florence Aubenas, 1999), Du contre-pouvoir (avec Diego Sztulwark, 2000).

Vous avez aussi mené ce type de démar- che autour de la violence...

- Effectivement, j'anime depuis deux ans un groupe de réflexion sur la violence dans la zone d'éducation prioritaire du quartier Orgeval, à Reims. Il s'agit, là aussi, d'un lieu de production de savoirs théoriques et pratiques, auquel participent, sur un pied d'égalité, une inspectrice de l'Education nationale, des enseignants, des animateurs de la Maison des jeunes et de la culture, de jeunes et moins jeunes habitants du quartier. Ce type de démar- che se différencie des pratiques sociales classiques où les usagers sont invités à s'inscrire dans un projet ou un programme d'activités dont ils n'ont pas plus à discuter la raison d'être que les professionnels missionnés par la société pour appliquer ses orientations. Qu'elles se déroulent en Amérique latine ou en France, ces universités populaires ont l'ambition de participer à l'auto-affirmation de sujets.

Telle n'est pas aussi la vocation des travailleurs sociaux ?

- Pour penser avec les usagers les situations dans lesquelles ils sont, il faut commencer par admettre qu'occuper des places différentes dans un dispositif ne crée pas des différences de nature entre soi et autrui. Nous sommes tous embarqués dans la même problématique sociale de l'injustice, même si certains - au moins provisoirement - souffrent moins que d'autres. Or le travailleur social est quelqu'un à qui on a fait croire qu'il était d'un côté du bureau et que, de l'autre côté, il y avait les gens qui avaient décroché.

Personnellement, je pense que l'exclusion fait partie intégrante du modèle social néo-libéral : individus au niveau national, comme pays au plan mondial, chacun est à sa place, certains dans une moins bonne que d'autres. Autrement dit, dans notre société tout le monde est inclus selon des modalités à géométrie variable, et nous devons refuser cette classification qui consiste à qualifier d'exclus les sans domicile fixe, chômeurs, Rmistes, et autres personnes fragilisées.

Caractériser reviendrait donc, selon vous, à disqualifier ?

 - Etiqueter, c'est réduire l'autre à une étiquette qui ordonne toute son existence, et s'arroger un pouvoir sur lui. Si Mme X, Rmiste, vient voir le travailleur social en disant qu'elle souhaite apprendre le saxophone, celui-ci en déduit qu'elle va vraiment très mal. Tandis que si elle demande à faire un atelier de couture pour fabriquer les vêtements de ses enfants, voilà un bon point. Parce qu'on considère que les exclus doivent se contenter de satisfaire des besoins. Aujourd'hui on fait la queue et on obéit. Les désirs, ça sera pour plus tard. C'est cette attitude de disciplinarisation et de répression qu'il importe de dénoncer, fruit d'une division du monde entre sujets et objets - même si les premiers ne cherchent à « formater » les seconds que pour faire leur bien.

Françoise Dolto disait que les éducateurs et les psys avaient toujours des problèmes avec les gens dans les foyers, alors que la cuisinière, le jardinier, le chauffeur, s'entendaient très bien avec eux. Pourquoi ? Parce que leurs objets sont la nourriture, le jardin, la voiture, donc des objets partageables. Tandis que pour les professionnels de la relation d'aide, l'objet, c'est l'autre. L'essentiel est de partager des objets avec les gens et non pas d'avoir des idées sur la façon dont ils doivent être. Prendre des populations entières et dire : elles vont mal, donc je m'en occupe, est ce qu'il faut arrêter de faire, parce qu'il n'y a aucune solution à attendre de cette position qui condamne l'autre à l'assistanat.

Nous n'avons pas à organiser l'attente et la paix sociale au nom d'une espérance qui ne peut advenir, mais à penser et développer, dans nos différentes fonctions et institutions, des pratiques concrètes d'émancipation.

Précisément, cette vision du travail des professionnels, appréhendée sous l'unique angle du contrôle social, n'est- elle pas en train de changer ?

- Depuis sept-huit ans effectivement, dans les séminaires d'analyse des pratiques que j'anime, je constate que nombre de travailleur sociaux sont dans un mouvement de rupture par rapport à cette idéologie. Remettant en question le piège de la neutralité et le sens de leur action, ils s'efforcent d'utiliser leurs savoir-faire pour imaginer, avec les usagers, des solutions qui ne préexistent pas à leur rencontre. Que ce soit par rapport au logement, à la folie, à l'alcoolisme, il s'agit de réfléchir ensemble, avec les savoirs différents que chacun détient, aux hypothèses théoriques et pratiques envisageables.

Cette démarche demande du temps...

- C'est exact, et on impose souvent aux professionnels de travailler dans l'urgence. La hiérarchie, les méfiances, les histoires personnelles font aussi partie du cocktail qui entrave ce genre d'actions. Mais dans une situation aussi dure que celle que nous connaissons, il est essentiel de créer, ici et maintenant, de nouvelles formes de solidarité. Le mode de travail que je décris n'a évidemment pas la prétention d'être exemplaire, mais il me semble intéressant, notamment dans le secteur social, de continuellement articuler les théories qu'on a dans la tête à la réalité des situations.

On dit que les dinosaures avaient deux cerveaux, un dans le crâne, l'autre au bas de la colonne vertébrale, sans lesquels ces énormes bestioles n'auraient pas pu coordonner leurs mouvements. Les universités populaires ne contestent pas le cerveau qui se trouve dans la tête. Elles revendiquent simplement la possibilité de penser la société dans les lieux où les problèmes sociaux se posent et non pas d'appliquer les orientations, aussi bonnes soient-elles, que leur transmet le cerveau d'en haut.

Pour nous, toute voie de résistance à la barbarie - désastre économique ou menace fasciste - passe par la multiplication de tels laboratoires.

Propos recueillis par Caroline Helfter

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