« ATD quart monde le clame à qui veut bien l'entendre : aujourd'hui encore, de nombreux parents élèvent leurs enfants dans des conditions de vie misérables. Ces familles sont lapidées par la pauvreté, anéanties par des années de souffrance et d'humiliation. Imperceptiblement les repères se brouillent, le rapport aux exigences sociales devient incertain. Alors, quand un magistrat chargé de la protection de l'enfance leur rappelle ces exigences, la rencontre est violente, incompréhensible, presque incongrue...
La salle d'attente est pleine. La tête baissée, les yeux dans le vague, Madame C. attend son tour. Les quelques verres d'alcool qu'elle a bus avant de se rendre au palais de justice n'apaisent pas l'angoisse qui lui noue le ventre. Le juge arrive enfin. Il l'invite à le suivre dans son cabinet, lui demande de s'asseoir puis, calmement, lui explique qu'un signalement concernant sa fille lui est parvenu : le manque de soins dont elle fait preuve met en danger Marie. Un éducateur va donc être chargé de l'aider. Madame C. connaît bien les éducateurs. Ses amis, ceux dont le fils a été placé à la direction des affaires sanitaires et sociales, lui en ont souvent parlé... Elle va devoir ouvrir sa porte à cet étranger, accepter ses questions, ses remontrances, ses conseils qui feront parfois figure d'injonctions. Elle va devoir accepter qu'il s'enquiert de son enfant auprès de l'instituteur, qu'il téléphone au médecin pour savoir s'il est en bonne santé... Le juge l'interpelle : “Vous acceptez cette mesure d'assistance éducative Madame ?” Abasourdie, elle acquiesce d'un léger signe de tête. Le juge se lève, la raccompagne. Fin de l'audience. Sortie du tribunal, elle maudit cette justice qui lui reproche d'être une mauvaise mère. Puis, passé la colère, rejaillit la honte.
Je garderai longtemps le souvenir de cette femme qui, lors de notre premier entretien, s'est effondrée en larmes, me disant la honte d'avoir été convoquée par le juge, d'être là, devant moi, à faire état de ses souffrances. Combien de fois ai-je eu le sentiment de réveiller, par ma seule présence, les humiliations passées de ces parents ? Ces humiliations qu'ils avaient enfouies au plus profond d'eux-mêmes, avec lesquelles ils avaient appris à vivre, peut-être à survivre, sûrement pas à exister.
La grande pauvreté avilit les personnes. Elle impose au sujet une véritable “tutelle sociale” qui, aussi respectueuse soit-elle, n'en demeure pas moins dégradante. Il faut se rendre aux Restaurants du cœur pour manger, au Secours populaire pour s'habiller, voir l'assistante sociale pour se chauffer. Combien se sentent infériorisés, infantilisés par la nécessité de continuellement demander de l'aide, de dépendre ainsi des autres pour, au bout du compte, s'entendre dire qu'il faut se prendre en main ? Quand de surcroît un éducateur s'invite au cœur de leur intimité, là où ils pouvaient encore se réfugier, c'est le désarroi, la torpeur, la sensation que tout s'écroule. Le visage fermé, le regard fuyant, ces parents donnent l'impression de continuellement s'excuser. La honte, ils en portent les stigmates. Elle leur colle à la peau, marque leurs corps, se visse au plus profond de leur “Etre”. Jour après jour, blessure après blessure, ils l'intègrent, l'incorporent. Omniprésente, elle les ronge de l'intérieur. Et pour oublier, ce sera l'isolement, l'alcool, la violence, la folie...
Il ne s'agit évidemment pas de brandir le sentiment de honte pour excuser les mauvais traitements infligés aux enfants, ni pour minimiser les carences parentales, mais bien de lui donner un sens, d'en comprendre les mécanismes.
La honte, dont chacun a pu mesurer les effets dévastateurs sur le sujet, ne peut assurément pas se réduire à sa seule dimension émotionnelle. Au-delà de la gène qu'elle suscite, elle a quelque chose à dire sur notre relation à l'usager et à sa condition. N'est-elle pas, d'ailleurs, l'expression individuelle d'un malaise fondamentalement collectif, le symptôme d'un dysfonctionnement social profond qui dépasse la question du sujet et de son histoire ?
“Etre pauvre, écrivait M. Harrington, c'est être étranger dans son propre pays, c'est participer d'une culture radicalement différente de celle qui domine la société normale” (1). Chez le parent paupérisé, la honte a partie liée avec ce gouffre qui le sépare du modèle culturel dominant. L'impossibilité de répondre à cet idéal normatif, associée à l'injonction sociale qui lui est faite de s'y conformer, le confronte à une véritable impasse que sa psyché surmonte en générant le sentiment de honte.
Or, l'intervention de l'éducateur qui, par nature et par fonction, personnalise la norme, tend à cristalliser le phénomène. Implicitement, l'accompagnement social vient dire au sujet : “vous n'êtes pas des nôtres, vous n'êtes pas capable de vivre comme nous !” Cette honte renvoie donc structurellement aux rapports dominants/dominés, aidants/aidés, bien-pensants/mal pansés... Elle a quelque chose à voir avec cette idée, refusée par tous mais intériorisée par chacun, que le pauvre est, quelque part, responsable de sa pauvreté. Honte à lui d'en être arrivé là !
Je ne fais évidemment pas le procès du travail social, encore moins celui des travailleurs sociaux. Je prétends simplement interroger notre place et la manière dont nous l'occupons dans le champ social. En effet, il me paraît impossible d'appréhender les familles économiquement précarisées - ces exclus du système - sans prendre en compte la violence symbolique qu'induit la dissymétrie des positions sociales entre l'usager et le professionnel. Car elle contribue à murer le parent dans le silence, l'atonie, le fatalisme. Bref, tout ce que Pierre Bourdieu dénonçait comme “la violence inerte de l'ordre des choses” (2).
En dépit du soutien qu'elle apporte, l'assistance éducative judiciaire demeure une aide imposée. Bien souvent, l'usager la subit. Elle le déborde de toutes parts. Elle est l'expression institutionnalisée de sa fragilité, de sa condition de dominé. Alors, quand la responsabilisation-culpabilisation des parents est érigée en évidence, quand elle devient le préalable à toute aide (3), l'unique logique d'intervention sociale, je m'interroge. Comment peut-on réellement croire qu'un parent assujetti par la misère, peut, parce qu'un professionnel le lui demande, devenir subitement “responsable” avec ses enfants ? Comment peut-on à ce point occulter les effets démobilisateurs de la désaffiliation socio-économique ? A n'en pas douter, les analyses strictement centrées sur le “sujet-parent” expose le travail social à un véritable aveuglement théo- rique.
De ces quelques observations, il ressort que la protection de l'enfance dépassent de beaucoup la simple question du “savoir-être parent”. Thème qui, pourtant, monopolise les débats sur le sujet. En effet, il s'agit, aujourd'hui, de mener avec l'ensemble des acteurs (représentant des familles, professionnels de terrain, universitaires, élus...) une réflexion de fond sur les moyens de soutenir efficacement l'émancipation économique, sociale et culturelle des personnes en détresse. Comment aider ces parents à sortir du carcan de honte dans lequel ils sont enfermés ? Comment participer à les déculpabiliser, à les “re-narcissiser” ? Comment les aider à retrouver une place, à reconquérir une légitimité ? Comment accueillir leur parole, la porter, lui donner un poids et une force sociale pour qu'enfin ils se sentent écoutés et respectés ?
Les professionnels ne peuvent pas s'affranchir plus longtemps de ces questions. Etre parent, c'est d'abord être quelqu'un aux yeux des autres. Alors, plus que jamais, le travail social doit permettre à ces gens de retrouver la fierté d'être ce qu'ils sont, leur offrir les moyens de se faire entendre...
Finalement, face à ces situations d'exclusion, la neutralité bienveillante dont certains se prévalent encore n'est pas seulement une pure illusion, elle est une forme technicienne de la non-pensée, un déni de l'ordre social et de son influence sur la manière d'être ou de ne pas être parent. Le paupérisme, par ses silences emplis de honte, désarme le professionnel, le confronte à ses insuffisances, à son impuissance mais il nous apprend également que l'action sociale ne peut être qu'une démarche résolument politique - qualificatif à prendre dans son étymologie politikos : ce qui concerne le citoyen. Autrement dit, la protection de l'enfance doit aujourd'hui répondre à une double ambition : accompagner le “parent- sujet” tout en encourageant la reconnaissance du “parent-citoyen”. »
Xavier Bouchereau Educateur spécialisé dans un service d'AEMO judiciaire à Nantes : 4, rue de Polymnie - 44230 Saint-Sébastien-sur-Loire -Tél. 02 40 03 42 31.
(1) M. Harrington - L'autre Amérique : la pauvreté aux Etats-Unis - Ed. Gallimard.
(2) Pierre Bourdieu - La misère du monde - Ed. du Seuil.
(3) Certains élus proposent même de sanctionner financièrement les familles dites « irresponsables » !