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Un mal-être qui brouille les pistes

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Défis, délits, déni : en cherchant, sur différents registres, à expérimenter leurs limites, certains jeunes mettent à rude épreuve les professionnels. Travailler, de manière concertée, la dimension du soin et de l'éducatif : tel est l'enjeu pour tenter d'enrayer les processus itératifs d'exclusion.

Ni vraiment fous, ni simplement délinquants, les adolescents dont les troubles se manifestent essentiellement par des comportements socialement inadaptés et inacceptables, mettent en grande difficulté les professionnels chargés de leur venir en aide. A la frontière de toutes les prises en charge, ils passent et repassent du sanitaire au social, dérangeant les logiques institutionnelles et la stricte partition des rôles entre intervenants peu habitués à collaborer. Pourtant, dans un contexte où « les processus de désaffiliation psychique autant que socio-économique et culturelle sont en cours mais non achevés », souligne le sociologue Christian Laval (1), il est encore temps d'arrêter la machine à fabriquer des destins sociaux calamiteux. A condition que les différents acteurs de la relation d'aide revisitent leurs modèles d'intervention respectifs pour mieux appréhender, ensemble, les signes d'un mal-être qui bouscule les approches univoques.

L'impuissance des intervenants

Désarçonnés face à certaines situations, les travailleurs sociaux attendent beaucoup des cliniciens - même s'ils font souvent preuve, à leur égard, d'une grande méfiance. Mais ces adolescents qui mettent à rude épreuve familles, école, justice et structures socio-éducatives, ne seront pas de meilleurs « objets » pour les professionnels de la santé mentale. « Quelqu'un qui pose des actes, ne demande rien et n'exprime pas de plainte, nous renvoie à une grande impuissance, parce que nous ne sommes pas formés à décrypter des agis - forme substitutive de la parole et de la pensée -, mais plutôt du sens mentalisé », explique Yvon Dubois, responsable d'un intersecteur de pédopsychiatrie à Marseille.

Certains éléments caractéristiques des psychopathies peuvent néanmoins contribuer à éclairer le fonctionnement de jeunes aux adolescences explosives. Le pédopsychiatre évoque notamment : l'agressivité, contre soi ou contre les autres, une brusquerie de gestes, d'affects, d'attitudes, sans angoisse préalable au passage à l'acte ni culpabilité ultérieure ;l'instabilité sous toutes ses formes (comportementale, motrice, affective, de l'humeur, des activités sociales) traduisant un besoin de satisfaction immédiate, faute de possibilité de contrôler et sublimer ses pulsions ; l'incapacité aussi de supporter les frustrations, ce qui rend problématique le travail sur les limites et les sanctions ; et les grandes difficultés relationnelles, avec une avidité affective à laquelle succède, à la moindre déception, un effondrement dépressif. On touche là, indique Yvon Dubois, à des mécanismes assez fondamentaux de l'insécurité psychique du premier âge. A l'instar du bébé amené à éprouver des sensations fortes pour parer le risque psychique de mort, l'adolescent recherche le sentiment d'exister dans l'alcool, la drogue, les solvants, ou la mort pour laquelle il manifeste une attirance très brutale, mais non permanente, qui vient comme un flash.

Cette grande fragilité des assises de la personnalité, liée à des failles précoces dans le tissage des liens, génère une souffrance qui aura de plus en plus de mal à être contenue et explose dans la réalité sociale. Pour comprendre cette externalisation de menaces internes, la notion d'états limites est intéressante, précise le psychiatre : elle sous-entend à la fois les limites de tout diagnostic psychiatrique à l'adolescence, les limites des catégories nosographiques classiques et celles qui existent entre la norme et la déviance. Il est donc essentiel de procéder à une lecture plurielle pour essayer de donner sens à une existence dans laquelle il y a des fractures et des difficultés à trouver de la stabilité.

La psychiatrie peut aider à penser cette pathologie des liens, souligne Yvon Dubois, mais les restaurer ne relève pas de sa seule compétence. C'est pourquoi il importe de dissocier la psychiatrisation - qui, à un moment donné, peut s'avérer nécessaire - et les soins qui sont l'affaire de tous les intervenants. Il leur revient, ensemble, de construire un cadre contenant, souple, évolutif, et diversifié dans le temps et l'espace. Les différents professionnels qui remplissent, chacun, des fonctions différentes auprès de l'adolescent, doivent travailler en complémentarité, insiste le psychiatre, et maintenir entre eux des liens qui ne sont pas uniquement fonctionnels, mais pensés comme le support de projection de la problématique du jeune. 

Sans médicaliser l'éducatif ni psychiatriser la délinquance, il faut prendre acte du fait que, « dans le cadre de l'aide sociale à l'enfance  [ASE] ou de la protection judiciaire de la jeunesse  [PJJ] , on trouve beaucoup plus d'adolescents malades qu'on ne le pense couramment », témoigne Patrick Alécian, chargé de mission auprès de la direction de la PJJ (2). Pour tenter de mieux appréhender ces situations où plusieurs types de problèmes sont fortement intriqués, certains spécialistes de la santé mentale n'hésitent plus à mettre leurs savoirs et savoir-faire dans le pot commun. Soit pour faciliter l'accès des jeunes aux soins comme le fait « Le relais » de la clinique Dupré, gérée par la Fondation santé des étudiants de France (voir encadré). Soit pour élaborer, autour d'adolescents en grande difficulté, un projet fédérateur viable qui casse la logique du tout éducatif ou du tout psychiatrique. Tel est l'objet du travail mené à la structure intersectorielle pour adolescents difficiles  (SIPAD), unité hospitalière de 12 lits ouverte à Nice en octobre 2000.

Fruit d'une réflexion engagée il y a sept ans par la présidente du tribunal pour enfants de la ville, le directeur départemental de la PJJ et le psychiatre Louis Roure - qui la dirige -, la SIPAD est née de leur insatisfaction devant certains itinéraires chaotiques (3). Ayant pour ambition d'y rétablir continuité et cohérence, cette initiative pionnière consiste à mettre à profit une durée limitée d'hospitalisation pour évaluer, de façon pluridisciplinaire, les besoins du jeune et bâtir en concertation avec sa famille et/ou l'équipe qui le suit en milieu ouvert ou en foyer, une prise en charge globale. Fonctionnant comme un service de réanimation médicale, la SIPAD réunit autour de chaque jeune, hospitalisé lors d'un passage à l'acte, une large palette de compétences. Au centre de toutes les attentions, les 12-19 ans sont entourés par une équipe de soignants - psychiatres, psychologue, psychomotricienne, infirmiers, aides-soignantes -, de travailleurs sociaux (éducatrices de la PJJ, assistante sociale) et d'une institutrice spécialisée. « Il s'agit de tisser, ensemble les conditions structurantes, soutenantes, contenantes, d'un séjour hospitalier où seront effectués tous les bilans que peuvent faire les différents professionnels », explique Elisabeth Souiai, éducatrice de la PJJ en poste à la SIPAD. Pour approcher plus finement la problématique du jeune, de nombreuses activités donnent lieu au recueil d'observations complémentaires. Elles sont organisées dans le cadre hospitalier (école, culture physique, ateliers d'ergothérapie et d'arthérapie), et à l'extérieur, lors de sorties où les jeunes, encadrés par des moniteurs - et accompagnés par un binôme infirmier/éducatrice - pratiquent des sports « à risques » (karting, canyoning, escalade, notamment). Le travail de réflexion et d'analyse de l'équipe hospitalière est ensuite partagé avec les professionnels lui ayant adressé le jeune pour mettre en place un projet éducatif et thérapeutique approprié.

Un terrain d'entente

Ce souci d'un meilleur ajustement entre les institutions est à l'origine d'une étroite collaboration PJJ/psychiatrie mise en œuvre, depuis 12 ans, dans les Hauts-de-Seine. Créé par la PJJ pour accompagner les adolescents qui ont « besoin d'un contenant allant au-delà du matériel », le service d'hébergement individualisé  (SHI) du département a été vite confronté à l'accueil de situations extrêmement compliquées. Mais pour les spécialistes psys, appelés à la rescousse par les éducateurs lors de passages à l'acte violents, « ces adolescents ne sont que des carencés affectifs à symptomatologie bruyante sur qui le travail psychothérapeutique direct et isolé n'aboutit pas », précise Nadia Faure.

Si l'expérience a montré qu'ils avaient raison, elle a aussi fait apparaître que « nous-mêmes ne pouvions, ni ne savions faire seuls », ajoute-t-elle. De leur côté, les soignants du secteur de pédopsychiatrie s'avouent aussi très démunis face à certains jeunes qui, en dépit de leurs troubles, conservent une relative capacité d'insertion sociale qu'eux-mêmes ne sont pas en mesure de développer. Sur le terrain de ces impuissances partagées, une rencontre a pu se faire autour de la prise en charge d'un jeune soigné en pédopsychiatrie et hébergé par le SHI. D'abord informel et ponctuel, le partenariat entre les deux dispositifs sera (très) progressivement institutionnalisé, débouchant sur l'ouverture de plusieurs nouveaux studios destinés à des adolescents suivis par la PJJ et le secteur de pédopsychiatrie. En outre, l'équipe éducative du service est elle- même accompagnée dans son travail par le docteur Barraband, médecin chef du secteur.

Au SHI, commente Nadia Faure, éducateurs et soignants s'efforcent de tenir ensemble le fil de la réalité sociale et celui du sens caché des comportements, et de penser les liens entre ces deux univers. Une double scène susceptible d'aider les jeunes à reprendre pied dans leur vie et leur histoire.

Caroline Helfter

EN FINIR AVEC LA DEMANDE

La question de la demande a mauvaise presse chez les professionnels qui travaillent auprès d'adolescents, explique Michel Botbol, directeur de la clinique Dupré de Sceaux (Hauts-de-Seine). « On l'accuse en particulier d'être la principale responsable du fait que ces adolescents difficiles avec lesquels rien ne marche seul - ce qui est fait précisément pour indiquer qu'ils ont besoin de soins - n'y accèdent pas. » De fait, note le psychiatre, à l'exception des services d'urgence, les adolescents en souffrance psychique sont partout ailleurs que dans les lieux de soins, sous des noms divers selon la filière sociale dont ils relèvent. Il faut en finir avec la demande, car il y a un paradoxe de fond à en formuler une quand on est un adolescent, et particulièrement un adolescent souffrant, explique le psychiatre. Il faut, en effet, qu'il soit à la fois en mesure de percevoir sa souffrance, de l'exprimer de façon à être entendu et de supporter la réponse qu'on va lui donner, c'est-à-dire le lien avec quelqu'un dans une relation forcément ambiguë puisqu'elle a à voir avec l'intime. La demande de soins ne peut donc venir que d'un tiers - soit tout un chacun (la famille y compris), à la seule exception des psys -, un médiateur social qui participe à « l'espace psychique élargi » de l'adolescent et ressent la souffrance que celui-ci dénie en la montrant. Cela implique, évidemment, qu'en rupture avec la pratique d'une « psychiatrie d'exclusion », les équipes soignantes reconnaissent toute demande comme valable, au moins pour une évaluation. C'est sur cette base qu'a été bâti « Le relais », dispositif (non sectorisé) d'accès aux soins - mais pas de suivi - pour les 15-25 ans. Animé par une équipe pluridisciplinaire (psychiatres, psychologues, infirmières, médecin généraliste, assistante sociale, enseignantes), cet espace d'écoute, d'orientation et d'accompagnement vers des solutions adaptées aux difficultés présentées, propose aussi un soutien aux professionnels du sud de Paris ayant en charge des adolescents ou de jeunes adultes (4) .

Notes

(1)  Lors du colloque « Jeunes en grande difficulté : aux limites de la psychiatrie, de la justice, de l'éducatif et du social », organisé à Marseille les 27 et 28 mai par l'association Anthéa : 7, place aux Herbes - 83006 Draguignan cedex - Tél. 04 94 68 98 48.

(2)  Le docteur Alécian a piloté une recherche-action sous l'égide de la PJJ, à qui il a remis, fin mai, des « Propositions cliniques pour les mineurs auteurs d'agressions ou de violences ».

(3)  Le docteur Roure expose la philosophie de la SIPAD dans un entretien filmé avec Eric Mangin, juge des enfants (cassette vidéo éditée par l'association Anthéa, 39 €).

(4)  Le relais : 32, avenue Franklin-Roosevelt - 92300 Sceaux - Tél. 01 40 91 50 75.

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