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Méconnus et invisibles, les « soutiers de la ville »

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Se loger dans les grandes villes peut tourner à la relégation même si l'on a un emploi. Le mal-logement des « soutiers de la ville », ces travailleurs pauvres employés des services urbains, offre un autre visage de la précarité. Et interroge les politiques publiques.

M. S. est employé comme ouvrier depuis quatre ans en contrat à durée indéterminée dans une société de nettoyage. Il travaille de nuit, à plein temps pour un salaire de 850  € nets par mois. En guise de domicile, un compatriote lui prête la chambre qu'il loue... de 6 heures à 9 heures du matin. Cette mère, seule avec un enfant de 11 ans, vit à l'hôtel. Employée municipale, elle gagne, pour 5 heures par jour, 457  € mensuels auxquels s'ajoutent 380  € de revenu minimum d'insertion  (RMI). Il lui faut verser 549  € de « loyer »... Revenus très modestes, conditions de travail précaires, horaires atypiques, ils occupent des emplois de services dans les grandes agglomérations comme à Paris ; ce sont les « soutiers de la ville » identifiés par le dernier rapport de la Fondation Abbé- Pierre pour le logement des défavorisés (1). Signe que le travail ne permet plus de sortir de la précarité et d'accéder à un logement décent.

Une frange des « working poor »

Cette gageure qui touche les populations à bas revenus n'est pas nouvelle. Mais le phénomène ne recule pas. Et il concerne de plus en plus de salariés, souvent d'origine étrangère, fragilisés par une maîtrise approximative du français. « Nous en découvrons l'ampleur », explique Patrick Doutreligne, adjoint au délégué général de la Fondation Abbé- Pierre. Outre les gens du voyage et les demandeurs d'asile, les employés des services urbains constituent une cible de choix, illustrant les conditions de vie des working poor   (2).

Les secteurs les plus exposés ? Le nettoyage :70 % des emplois sont des temps partiels, ce qui oblige nombre de salariés à en cumuler plusieurs pour obtenir l'équivalent d'un salaire mensuel à temps plein, de l'ordre de 900 à 1 000  € nets. Les horaires de travail, souvent très décalés, ne permettent pas forcément l'utilisation des transports en commun. Autre secteur étudié par la fondation :la sécurité et le gardiennage où la mobilité est de règle, car le salarié doit être présent sur les différents sites de l'entreprise, de jour ou/et de nuit. Avec des missions de deux ou trois jours, géographiquement éloignées les unes des autres. Lorsque la personne travaille de 21 heures à 5 heures du matin, il arrive que la voiture fasse office de chambre. Troisième secteur épinglé : celui de la restauration (rapide) qui n'offre aucune garantie et voit se multiplier les contrats à temps très partiel.

Il s'agit aussi de femmes, parfois seules avec des enfants. Elles ont des emplois de femme de ménage, et tentent péniblement de cumuler 30 heures sur quatre lieux différents. D'autres travaillent en cantine scolaire et ne sont pas en revanche autorisées à ce cumul. « Qu'elles soient en contrat à durée indéterminée ou même employées municipales de la ville ne change rien à la difficulté de trouver un logement, commente Catherine Michot, responsable de l'accueil à Espace solidarité habitat  (ESH), structure mise en place par la fondation dans l'est parisien pour aider les mal-logés (3). Même avec deux SMIC, et un job de fonctionnaire chacun, un couple ne peut trouver un appartement à Paris ou en proche banlieue dans le parc privé. » « Autrefois la bourgeoisie logeait ses serviteurs ; aujourd'hui ils sont relégués vers les marges », observe René Ballain (4), chercheur au Cerat (laboratoire rattaché à l'Institut d'études politiques de Grenoble), spécialiste des politiques du logement.

« Les soutiers de la ville » sont également méconnus des institutions, car invisibles. « Invisibles du côté des organismes HLM qui traitent leur demande sur le même mode que les autres, explique Patrick Doutreligne. Invisibles pour les collecteurs du 1 % logement, très peu sollicités par les employeurs ; invisibles encore pour les services sociaux qui ont d'autres priorités. » Et peu intégrés au monde des salariés du fait de la parcellisation de leurs tâches. Comment alors obtenir un toit digne de ce nom ?

700 000 PERSONNES EN HÉBERGEMENT PRÉCAIRE

En 1999, l'Institut national de la statistique et des études économiques recensait :

 41 000 personnes en habitat de fortune ;

 51 000 personnes ayant une chambre d'hôtel pour résidence principale

 100 000 hébergées par des tiers. Selon la Fondation Abbé-Pierre, cette estimation ne prend pas en compte les personnes en habitat précaire ou temporaire (hôtels meublés, sous-location...), au nombre de 500 000 environ.

A 100 F le mètre carré, le parc privé locatif est inaccessible. Ou le taux d'effort exigé des ménages - deux fois environ celui du parc HLM -devient insupportable. En outre, les deux-pièces composent la moitié du parc privé parisien. Quant au nombre de logements sociaux qui tourne autour de 160 000 dans la capitale, il suffit de le rapporter à celui des demandeurs inscrits au fichier des mal-logés - qui avoisine les 110 000 - pour comprendre la tension du marché. « Ce qui est frappant, remarque René Ballain, c'est d'observer l'écart qui s'est creusé entre une demande qui s'est fragilisée - les bas revenus ont rejoint les rangs des exclus et des inadaptés sociaux - et une offre de logement devenue inaccessible. Dans les années 50-60, on manquait certes de logements, mais une fois ces derniers construits, les populations pouvaient y accéder et s'y maintenir. »

Cette tension aiguë du marché oblige les « soutiers de la ville » à recourir à des solutions sauvages. « Il existe à Paris un marché de l'immobilier du pauvre, qui fait vivre les marchands de sommeil, n'hésite pas à dire Joaquim Soares, directeur de l'Espace solidarité habitat. Dans le parc privé, les logements insalubres, et inconfortables, trouvent preneurs à des prix faramineux, ce qui en retour fait prospérer la filière. Le parc hôtelier bon marché, souvent à la limite de l'insalubrité, fait fonction de parc social de fait. « On en a besoin, poursuit-il, mais les pouvoirs publics devraient l'assainir. » C'est ainsi que l'habitat temporaire n'est plus forcément une étape.  « Il se substitue parfois à une solution définitive et s'élargit à des formes précaires d'habitat », dénonce le rapport de la fondation. Autre formule, l'hébergement chez des tiers (60 % des familles accueillies par l'Espace habitat solidarité) où l'on s'entasse à dix dans un deux-pièces.

Une offre inadaptée

Mais il faut reconnaître qu'au-delà de cette population « invisible », la situation du mal-logement ne manque pas d'ambiguïtés, ni de contradictions. Ainsi cette famille de cinq enfants dont l'un est atteint de saturnisme, vit dans deux chambres d'hôtel très dégradées. Le père, conducteur d'engins intérimaire, gagne 1 830  € par mois auxquels s'ajoutent les prestations familiales. Le montant du « loyer » est exorbitant :2 835,55  € par mois, dont 548,82  € à payer par la famille et le reste pris en charge par les services sociaux. « Faute d'une offre adap-tée, ces derniers n'ont pas le choix, indique Catherine Michot. Mieux vaut ne pas faire le calcul du coût pour la collectivité ni des conséquences aux plans social et humain. Le paradoxe est d'ailleurs aussi régulièrement dénoncé par les associations qui accueillent les demandeurs d'asile (5).

Si les propositions de relogement font certes défaut, les personnes refusent parfois celles qu'on leur propose. « Parce qu'entre une HLM confortable dans un quartier de lointaine banlieue considérée comme un ghetto et un logement insalubre ou surpeuplé, elles préfèrent encore la seconde solution », reconnaît Patrick Doutreligne. Sans doute aussi parce qu'il vaut mieux être pauvre à Paris. « La capitale est plus généreuse dans les aides qu'elle accorde », ajoute Joaquim Soares. Et rester dans un logement insalu- bre peut servir de monnaie d'échange pour obtenir un jour une habitation décente. Parfois aussi des familles hébergées à l'hôtel, malgré leur situation, font venir des proches du pays. « C'est un peu décourageant, souligne le directeur d'ESH. Les gens s'enfoncent d'eux-mêmes. » La proximité avec le lieu de travail est néanmoins un véritable argument. Comme l'enracinement dans le quartier. « Plus on est en situation précaire, insiste Catherine Michot, plus on tient au réseau que l'on s'est construit :la voisine qui garde les enfants, l'institutrice qui les connaît, le commerçant qui fait crédit, etc. Les gens craignent de briser ce fragile équilibre. Mais il y a aussi des refus qui paraissent incompréhensibles. »

Quelle issue à un problème qui patine malgré les efforts ? « La réponse est politique, estime Patrick Doutreligne. On voit bien qu'il n' y a pas adéquation entre progrès social et économique. Il faut revoir le coût social du travail. Et rendre certains dispositifs comme la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains plus contraignante. C'est une avancée mais elle sera trop lente à porter ses fruits. »

Malgré l'insuffisance et l'inadaptation de l'offre, « la démarche des pouvoirs publics est allée dans le bons sens », observe pour sa part René Ballain. Par exemple, les aides fiscales de l'Etat accordées aux investisseurs privés moyennant contre- partie sociale ou encore la mise en place des prêts locatifs à usage social. Lesquels ont permis de baisser les loyer de 10 % et de réserver le tiers des logements à des ménages disposant de ressources inférieures à 60 % des plafonds HLM.

Mais selon le chercheur, il faut aller plus loin. Et mener une action résolue sur l'offre en rendant compatibles les ressources des ménages et les logements, les aides personnelles au logement étant insuffisantes malgré une amélioration sensible du système. Les mécanismes de la loi Besson ont augmenté la pression sur le parc HLM, écartelé entre sa mission d'origine : loger les couches populaires, avec l'obligation, inscrite dans la loi contre les exclusions et appuyée par le secteur associatif, d'accueillir les publics défavorisés. « Leur obsession, c'est d'éviter de devenir un parking social sans perspective de mobilité », relève René Ballain. Pour l'équipe de l'ESH, « il ne faut pas se contenter d'agir sur le parc social mais il faut mobiliser également le parc privé. » La capitale a relancé, depuis les dernières municipales, une dynamique nouvelle : augmentation des préemptions, construction de 3 500 logements sociaux par an, programme de mobilisation du parc privé, etc.

Deuxième axe, selon René Ballain, éviter de renvoyer les ménages modestes vers les dispositifs sociaux (du type habitat temporaire), certes utiles, mais qui ont entraîné, par effet pervers, un délitement du droit commun en masquant l'accès au logement ordinaire (6). « Ce public n'a pas besoin d'accompagnement social mais d'un logement. »

Une position que conteste en partie Patrick Doutreligne. Pour lui, les outils créés (médiation locative, baux glissants, etc.) ont pallié les exigences croissantes de sécurisation des bailleurs qui ont fait dériver la loi Besson, censée au départ contribuer à procurer un logement ordinaire aux personnes défavorisées. « Sans accompagnement social, la situation serait sûrement encore plus difficile actuellement. »

Néanmoins, cette situation critique ne manque pas d'interroger l'action des travailleurs sociaux en direction de populations salariées paupérisées, un pied dans la précarité, l'autre rattaché néanmoins au monde du travail. Face à un problème de masse lié au déficit des politiques publiques, « il ne s'agit pas de multiplier les interventions sociales mais de s'orienter vers un travail social de type collectif, plus proche de l'action militante ou syndicale que de l'accompagnement individuel », suggère Patrick Doutreligne. Car ce qui est en cause est, au fond, affaire de citoyenneté.

Dominique Lallemand

Notes

(1)  Voir ASH n° 2253 du 8-03-02.

(2)  Voir ASH n° 2192 du 8-12-00.

(3)  Espace solidarité habitat : 78/80, rue de la Réunion - 75020 Paris - Tél. 01 44 64 04 40.

(4)  Auteur d'un ouvrage à paraître en 2002 aux éditions de l'Aube, Le logement très social.

(5)  Voir ASH n° 2190 du 24-11-00.

(6)  Voir ASH n° 2196 du 5-01-01.

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