« On avait devant nous un enfant et d'un seul coup on le retrouvait adulte, parce qu'il venait de passer dans une structure d'accueil pour adultes polyhandicapés. Du coup, l'adolescence a été, jusqu'ici, un peu oubliée. » Cette constatation, en forme d'aveu, effectuée par la directrice d'un établissement d'accueil pour jeunes polyhandicapés à l'occasion d'une journée de réflexion organisée par le centre régional pour l'étude et l'action en faveur des personnes inadaptées d'Alsace (1), illustre la prise en compte assez récente par les professionnels et les familles des problèmes spécifiques liés à cette période cruciale de la vie.
Comment faire en sorte que les difficultés inhérentes aux handicaps associés graves n'occultent pas les évolutions importantes de cette étape qui conduit tout enfant vers l'âge adulte ? Pour nombre de professionnels, à l'instar d'Elisabeth Zucman, médecin de réadaptation fonctionnelle et ancienne conseillère technique au Centre technique national d'études et de recherche sur les handicaps et les inadaptations (CTNERHI), la reconnaissance d'un vécu commun des effets de la puberté chez les jeunes polyhandicapés et chez les adolescents non handicapés doit constituer un préalable à toute appréhension spécifique des difficultés liées au polyhandicap. La même anxiété et les mêmes troubles, face aux transformations corporelles, ressenties comme « dysharmonieuses », ou à l'apparition des premiers signes de la maturation sexuelle, sont partagés par tous les adolescents. En outre, poursuit Elisabeth Zucman, « la puberté chez les jeunes atteints de polyhandicap est un signe de normalité auquel, dans le fond, personne ne s'attend. C'est une surprise qui est fondamentale et qui devrait changer notre regard. »
Les bouleversements physiques durant cette période peuvent ainsi permettre à ces adolescents de mieux comprendre les fonctionnements d'un corps dont ils ignorent souvent tout. Il faut pour cela « mettre les choses en mots », note Elisabeth Zucman, et effectuer un travail d'explication afin de les associer à des soins ou des interventions qui se multiplient souvent lors des complications (problèmes de hanche et de scoliose notamment) dues à la croissance rapide qui caractérise cette phase pubertaire. « L'expérience montre que ces interventions, qui font si peur aux parents ou à certains membres de l'entourage médical, peuvent se passer très bien pour les adolescents si on sait les accompagner, les préparer par des explications. On est surpris de voir avec quelle rapidité ils sortent du traumatisme chirurgical et retournent dans les établissements spécialisés ou dans les familles. »
Mieux expliqué, le corps doit également être considéré différemment par l'extérieur. L'entrée dans l'adolescence constitue le moment où la famille pourra instaurer, par exemple, de nouvelles formes de rapports corporels, plus appropriées au besoin de distance et à l'émergence du désir sexuel que ressent le jeune. Il est ainsi indispensable qu'il « puisse arriver à se construire avec son corps handicapé touché, manipulé mais aussi avec son corps comme lieu possible de plaisir, de désir », affirme Régine Scelles, psychologue et maître de conférences à l'université de Tours. Ce qui est parfois entravé par l'état de dépendance de ces adolescents qui contribue à les maintenir dans un statut d'enfant vis-à-vis de certains parents. « Voir sa fille se maquiller, plaire, cela nous replace dans nos âges de parents. Alors, évidemment, la personne polyhandicapée pourrait nous faire rêver que nous n'allons pas vieillir en restant notre petite fille ou notre petit garçon. » A cet égard, le rôle de la fratrie peut devenir un vecteur d'émancipation, une des clés qui permet de soutenir l'adolescent dans ses difficultés à devenir homme ou femme. Les frères et sœurs vont en effet lui permettre de ne plus être l'unique objet d'amour de ses parents. Et la fusion parents-enfant pourra se dénouer quelque peu.
Cette difficulté à prendre en compte l'adolescence est d'ailleurs partagée par certains professionnels. Pour Liliane Hildenbrand, directrice adjointe de l'Institut Saint-Joseph, à Colmar, cette question fait encore souvent débat dans les équipes de professionnels : « Il y a eu des échanges “musclés” entre nous pour savoir si nous considérions ces jeunes ou non comme des adultes. En fait, si vous commencez à travailler l'idée que dans notre société on est adulte à 18 ans, progressivement, tout doucement, les regards, les attitudes et les pratiques vont commencer à changer. On peut dire la même chose pour les adolescents. » Des changements qui passent immanquablement par l'acceptation de l'arrivée d'aspirations sexualisées normales. Pour cela, souligne Elisabeth Zucman, il est indispensable que la personne sexuée puisse exister, dans la représentation qu'en a son entourage, en dehors de sa dépendance.
Cette évolution de la vision de l'adolescent implique bien entendu une évolution des pratiques. Loin d'être ignorés, ces désirs naissants doivent faire l'objet d'une explication, d'une verbalisation qui permettra de poser des balises importantes dans les relations entre le jeune et son entourage. « Il y a tout un travail à entreprendre avec l'adolescent pour lui permettre de prendre conscience que tous les désirs sont légitimes, mais pas toutes les réalisations de ces désirs, qu'il existe une zone de liberté, mais aussi des limites à cet espace de liberté », estime Elisabeth Zucman. L'arrivée dans cette période de la vie doit en outre inciter les professionnels à être à l'écoute de besoins et d'envies nouvelles. Le respect de l'intimité, s'il n'est pas toujours parfaitement réalisable - du fait notamment d'une carence de personnel masculin pour s'occuper des jeunes garçons dans des moments comme la toilette par exemple - doit être une préoccupation majeure des équipes.
Moment d'ouverture vers l'extérieur, l'adolescence doit également être saisie comme l'opportunité pour le jeune de faire l'expérience de l'altérité. Une socialisation reconnue par nombre de professionnels comme très bénéfique à l'épanouissement du jeune atteint de polyhandicap, mais malheureusement trop peu développée. « On va par exemple faire un atelier cuisine qui va être formidable pour l'enfant, mais on ne va pas en profiter pour qu'il invite des camarades du groupe, pour qu'il puisse donner et non plus seulement recevoir », déplore Elisabeth Zucman. Les pratiques néanmoins sont en train d'évoluer, comme l'illustre par exemple cet atelier esthétique qui place d'emblée les adolescentes dans l'échange : « J'ai été surprise par l'attitude d'une jeune fille que je n'arrivais pas à aborder, qui ne voulait pas mettre en pratique ses compétences avec moi et qui s'est finalement ouverte à la relation, au toucher par le biais des autres jeunes filles participant à cet atelier. Finalement, on pourrait presque quitter l'atelier, on représente juste le cadre, on n'entre pas du tout dans la relation », raconte cette psychomotricienne.
Besoin d'intimité, de périodes de tranquillité ou inversement d'occasions de socialisation... Ces demandes posent aux professionnels la question de la perception du désir du jeune dont les capacités d'expression sont souvent très déficientes. Pour l'entourage, familial et professionnel, le signe le plus simple pour décrypter la manifestation d'un désir, reste le refus. Celui-ci s'exprime néanmoins différemment selon chaque jeune. « Il y a tellement de choses qui peuvent provoquer un refus de leur part que c'est toute la complexité du travail des professionnels que de savoir faire des hypothèses », défend Bruno Ferry, direc- teur adjoint de l'association la Pouponnière (Logelbach). A cet égard, la prise de recul par rapport à des pratiques quotidiennes, soumises à un rythme de travail et à un cadre parfois contraignants, peut être un moyen de comprendre les refus et de proposer d'autres solutions. Comme le recours à la vidéo qui a permis, par exemple, à cette éducatrice de réaliser qu'elle nourrissait de façon trop machinale un jeune, ce qui entraînait un blocage.
Mais c'est surtout la nécessité de développer la concertation entre professionnels d'une part, et entre ces derniers et la famille d'autre part, qui est mise en avant pour favoriser une meilleure compréhension des besoins. Une écoute mutuelle est indispensable pour « que la crise d'adolescence ne devienne pas celle des relations entre parents et professionnels », comme l'explique cette responsable d'établissement.
Pourquoi, s'interroge une mère, les professionnels ne s'appuieraient-ils pas plus sur certaines habitudes acquises auprès de l'entourage familial, sur certains rituels « opérants » pour proposer des solutions plus confortables à l'adolescent ? Encore faut-il aussi accepter que celui-ci ne soit pas le même, qu'il n'ait pas toujours des comportements identiques dans l'institution et dans la famille, défendent certains professionnels.
Cette répartition réfléchie et acceptée des champs d'intervention de chacun implique en particulier que les intervenants n'empiètent pas sur le rôle des parents en adoptant une attitude de maternage vis-à-vis du jeune. Le jeune polyhandicapé « passe par beaucoup de mains “émues” au cours de sa vie. Une étude a montré qu'il passait par 52 mains chaque semaine. Il s'agit donc pour les professionnels de trouver la bonne distance, ce que j'appellerais une “bienveillance tiède”, qui ne doit pas être du maternage thérapeutique. Nous ne sommes pas des substituts parentaux », rappelle Elisabeth Zucman. Mais, cette « bonne » distance n'est pas toujours facile à instaurer, du fait notamment d'une communication défaillante.
La peur du silence , celle qui jette telle mère dans un besoin irrépressible et incessant d'être dans l'action et empêche du même coup de voir les choses qui ne vont pas. La tentation pour tel éducateur de combler une difficulté à communiquer par un flux de paroles qui ne peut plus faire sens pour l'adolescent. Toutes ces attitudes montrent bien la complexité du travail à mener.
En outre, l'établissement d'interactions constructives entre professionnels, et avec la famille, passe par un dialogue soutenu et un langage compris par tous. « Il existe des problèmes de langage, et donc des risques de malentendus, non seulement avec les parents, mais aussi entre professionnels », regrette cette kinésithérapeute. Une opinion partagée par cette mère : « Lorsque l'on met un mot dans le cahier de correspondance, on se demande souvent si c'est le mot juste, si ça ne va pas être mal interprété. L'intérêt de la réunion pluridisciplinaire qui a lieu une fois par an dans l'externat où se trouve mon fils, c'est d'entendre ce que tous les professionnels qui gravitent autour de l'enfant peuvent dire et proposer. »
Une concertation et une écoute plus que jamais nécessaires pour mieux comprendre cette phase de l'adolescence. Il s'agit pour Elisabeth Zucman de « permettre au jeune de dire “moi je” et non plus “moi polyhandicapé” ».
Henri Cormier
(1) « Adolescence du jeune polyhandicapé : quelles transitions ? », le 14 mars 2002 à Strasbourg - CREAI d'Alsace : 15, place des Halles - 67000 Strasbourg - Tél. 03 88 32 47 94.