« Je viens par la présente vous signifier ma colère.
Il s'agit de la colère d'une jeune professionnelle du travail social qui travaille depuis quelques années dans ce domaine qui est le vôtre, et qui terminera bientôt un n-ième contrat à durée déterminée en cette année 2002.
Pendant ces années passées dans le secteur social, je me suis sentie mal, très mal.
La grande majorité des salariés autour de moi étaient en souffrance : souffrance de trop de misère, souffrance de trop de travail, souffrance de manque de moyens, souffrance de ne pas être entendus, souffrance de ne pouvoir dire leur souffrance.
Ils se sentaient coincés entre leur mission - le maintien de la paix sociale -, leur hiérarchie et les personnes auxquelles ils sont confrontées tous les jours, tellement démunies qu'elles s'en remettent le plus souvent à eux corps et biens pour tenter de trouver une éventuelle solution à leurs difficultés.
Or, de solution il n'y en a point qui tombe du sac des travailleurs sociaux. S'il y en a une, à un moment donné, c'est bien parce que les personnes directement concernées y ont contribué, peu ou prou, que des changements se sont opérés dans leurs têtes et qu'ils ont décanté leur histoire.
Mais cela prend du temps. Beaucoup de temps. Le temps d'une vie bien souvent...
Et parfois, la plupart du temps, cela ne se passe jamais.
Et le piège de la culpabilisation est en place...
Culpabilisation du travailleur social piégé entre des personnes mal en point qui lui renvoient leur mal-être, leurs difficultés à exister, à faire, à régler leurs problèmes, leur incapacité à se prendre en charge et à trouver des ressources en elles pour trouver des solutions, prises elles-mêmes au piège d'une société à deux vitesses.
Piégé par sa propre conscience professionnelle, son investissement dans chaque situation à traiter, dans ces histoires qui lui reflètent ce qu'il est venu chercher de son histoire en choisissant d'exercer ce métier plutôt qu'un autre.
Piégé par sa sensibilité et sa volonté d'aider ces personnes à améliorer leur existence et leur devenir, fondements de l'exercice de cette profession qui l'incitent insidieusement à se sentir responsable de leur évolution.
Piégé par sa hiérarchie qui lui demande de faire, d'engager sa responsabilité professionnelle, de courber l'échine sous le poids du travail, des différentes tâches toujours plus lourdes à accomplir, de la demande toujours plus forte d'adaptation, d'évaluation, de comptes à rendre et de résultat à obtenir, et ce malgré le manque de temps, d'argent attribué et de moyens accordés pour mener à bien cette mission de paix sociale, qui ressemble de plus en plus à une mission de couvre-feu social.
Piégé par cette connaissance qu'ont les employeurs, institutions et dirigeants, de ce piège et qui dans la plupart des cas ne veulent pas l'entendre, font semblant de ne pas voir, de ne pas savoir ce qui se passe, ne disent rien. Aucun d'eux ne s'engage auprès des tutelles financières pour soutenir celui qui les fait survivre et maintient, au prix de sa personne, un consensus de paix ;pratiquement tous jouent, dans leur propre intérêt, avec une sournoise et perverse culpabilité qui se développe, à tort, parmi les travailleurs sociaux ne parvenant plus à mener à bien leur mission... Culpabilité qu'ils sont eux-mêmes incapables d'éprouver ou d'assumer, alors qu'eux seuls sont au minimum responsables d'une dérive sans lendemain du secteur social.
Le travailleur social - tout comme les personnes qu'il prend en charge - est pris en otage, pris dans les mailles du filet de la paix sociale à tout crin, avec le “il faut faire avec” qui ressemble tant à un “il faut faire sans” tout ce qui manque à l'amélioration de ses conditions de travail - et au maintien de la paix en général : de l'écoute, de la reconnaissance, la prise en considération de ses problèmes et l'étude de ces derniers en vue de trouver des réponses à ses questions, qui seront sans cesse à adapter au travers d'un véritable échange. En un seul mot : du Respect.
Je suis aujourd'hui encore ce travailleur social et je me sens de plus en plus mal...
J'ai un contrat à remplir. Je le remplirai jusqu'au bout, autant que faire se peut... Et ce sera fini pour moi car je ne veux pas qu'il en soit fini de moi.
Je ne veux plus être prise au piège.
Je ne veux plus être prise en otage.
Je ne veux plus me sentir coupable pour les autres.
Je ne veux plus me porter caution de ce système social face aux gens que je rencontre. Que ce soit à mon âge ou après, plus tard quand ce sera trop tard pour vivre, et vivre bien.
Trop d'étincelles de vie et d'énergies propices au professionnalisme s'éteignent depuis un certain temps déjà chez les travailleurs sociaux.
Car ils vont mal, si mal qu'à cause de cette indicible souffrance aucun d'eux ne parle, aucun ne se révolte. Ils sont en train de renoncer à leurs convictions, à l'humain et à eux-mêmes. Et il faut que cela soit dit ouvertement et entendu, afin que les employeurs, les institutions et la société le sachent. Pour que nul ne feigne de ne pas voir et de ne pas savoir ce qui se passe en sa demeure. Comme les parents maltraitants que ces professionnels rencontrent tous les jours et qui taisent ce qui se trame chez eux.
Comme tous ces gens qui font semblant d'aller bien et qui vont mal.
Comme cette société qui continue de se développer et de prospérer pour ceux qui suivent, et ferme les yeux sur ceux qui crèvent au bord de la route parce qu'ils n'en peuvent plus de suivre ; ceux qu'elle refuse de voir, d'accepter et d'aider en les respectant pour ce qu'ils sont.
Je ne suis et ne serai pas de ceux-là. Je refuse de faire partie du naufrage et de renoncer à ce en quoi je crois : le respect de l'Homme, quel qu'il soit.
Je viens donc vous déposer ma colère pour mieux m'en débarrasser avant de quitter le plancher du social, et ce en agissant en conscience, en accord avec ce que je suis et en commençant par me respecter moi-même...
Avec toute ma fierté de l'avoir fait, je vous salue. »
Valérie Stachnick-Grandidier Educatrice spécialisée 1, rue Antoine-Louis - 57000 Metz Tél. 03 87 66 30 97.