Le parc, trois hectares plantés d'arbres anciens, avec vue sur la chaîne des Aravis et, au fond, sur le Mont-Blanc, est dépourvu de clôtures : la résidence Leirens est une maison ouverte (1). Dans le hall d'entrée, trois résidents, calés dans des fauteuils, saluent les visiteurs. Depuis le 1er mars 1999, cette structure créée par la fondation Armée du salut (2) accueille des personnes handicapées mentales, à partir de 40 ans. Certaines travaillaient en centre d'aide par le travail, vivaient en institution, d'autres ont passé la majeure partie de leur vie à leur domicile avec un parent devenu très âgé ou disparu ; quelques-unes séjournaient en hôpitaux psychiatriques, parfois faute de place dans des structures plus adaptées. Elles sont aujourd'hui 40, âgées de 51 à 72 ans, à vivre ici (20 hommes et 20 femmes).
Clarté, couleur, convivialité, les lieux ont été conçus autour de la personne et du projet d'établissement : accueillir des personnes handicapées mentales vieillissantes et les accompagner jusqu'à la fin de vie. Réparties sur les deux niveaux du bâtiment, quatre unités de vie sont organisées autour d'un espace collectif qui fait office de salle à manger, salon, espace télévision, kitchenette. Chaque résident dispose d'une chambre individuelle de 18 à 20 m2, avec salle de bains, qu'il meuble lui-même. Sur la porte, un prénom, une photo, un dessin. L'un, puis l'autre, invite le visiteur à entrer, à jeter un œil sur les murs couverts de posters, de dessins, de photos... Chacun en possède la clé. Car cette chambre est un lieu privé : on n'y entre pas en l'absence de son occupant. La responsabilisation de chacun est en effet partie prenante du projet éducatif. Il s'agit d'aider les personnes reçues - pour la plupart sous tutelle - à se comporter en adulte, en particulier vis-à-vis de leurs parents ou de leurs frères et sœurs. Ici, par exemple, les résidents se lèvent et prennent leur petit-déjeuner à l'heure de leur choix, même si, de temps en temps, des repères sont posés. Car certains résidents peuvent avoir du mal à s'adapter à la liberté qu'on leur donne. « Ils peuvent choisir ou non de faire une activité. Cette liberté de prendre des initiatives, il leur faut s'y habituer », explique Gisèle Garon, aide médico-psychologique.
Malgré son statut de maison de retraite classique, la résidence Leirens fonctionne comme un établissement spécialisé. Chaque unité de vie accueille dix personnes auprès desquelles se relaie une équipe de quatre professionnels : éducatrices, monitrices-éducatrices, aides médico-psychologiques et aides- soignantes. Quelle que soit sa formation, le personnel effectue les mêmes tâches. Une pluridisciplinarité que tous jugent enrichissante et qui permet de faire face à une problématique spécifique. Celle de personnes handicapées mentales âgées qui, si elles sont valides et capables d'être actrices de leur vie quotidienne à leur arrivée, connaissent parfois un vieillissement précoce. Aussi, le projet individuel qu'un éducateur- référent - « l'accompagnant » - prend en charge peut-il parfois paraître modeste : permettre, par exemple, à un résident d'aller acheter son journal, seul, une fois par semaine.
Cet après-midi-là, ils sont une dizaine à avoir choisi de se rendre jusqu'à la villa du début du siècle, à l'autre bout du parc, où se déroule un atelier de travaux manuels. Dans une ambiance appliquée, les uns tricotent, d'autres font du collage ou du dessin, encadrés par une intervenante extérieure. Le bâtiment abrite tous les après-midis des activités de création (chant, peinture, etc.) et thérapeutiques. Les résidents peuvent aussi sortir faire une course, passer chez le coiffeur, accompagnés s'ils le souhaitent.
« C'est un phénomène jamais connu dans l'histoire de l'humanité : aujourd'hui, les adultes handicapés survivent à leurs parents. Et l'amélioration de leur espérance de vie pose une question de société que le système dans lequel nous vivons n'avait pas prévue, et pour laquelle nous n'avons pas de recul », analyse Marie-Madeleine Soigneux, conseillère technique au centre régional pour l'enfance et l'adolescence inadaptées d'Ile-de-France. Celui-ci, dans une étude menée en 1997 sous l'égide de la Fondation de France (3), estimait à environ 50 000 le nombre de personnes handicapées vieillissantes dont la situation pourrait être problématique dans les dix ans à venir, faute de solution d'hébergement. Les rares projections établies soulignent l'urgence à trouver ces réponses, puisque les services et les établissements vont se trouver confrontés, dans les prochaines années, à une augmentation d'une population qui connaît un vieillissement précoce (4) . Environ 60 000 à 80 000 personnes handicapées mentales ont plus de 40 ans et il n'est plus rare, désormais, qu'elles atteignent 70 ans.
Reste que toutes les personnes hébergées n'ont pas nécessairement le désir de participer à ces activités. Certaines, pourtant valides, estiment qu'elles « sont à la retraite » et choisissent de ne plus rien faire. Au personnel de faire en sorte que le désir revienne même si la structure a été conçue de telle sorte qu'elle le suscite.
Pour la majeure partie du personnel, l'accompagnement du vieillissement d'une personne handicapée mentale était une prise en charge nouvelle. Différente d'un établissement spécialisé, dont les résidents étaient traditionnellement plus jeunes ; différente aussi d'une maison de retraite, où la moyenne d'âge approche les 90 ans - elle est ici de 58 ans.
Avec les premiers décès, les questions du vieillissement, de l'approche de la mort, pas forcément familières pour les personnels, ont surgi brutalement. Plusieurs réponses ont alors été mises en place. Elles étaient d'autant plus nécessaires qu'avec une seule personne présente en permanence dans chaque unité de vie, les personnels travaillent seuls, et ne se voient que lors du passage de relais (environ une demi-heure) ou à l'occasion de la réunion hebdomadaire. Aujourd'hui, un médecin psychiatre soutient l'équipe chargée du suivi des personnes afin que leur seuil de tolérance ne soit pas dépassé. En outre, deux vacataires psychologues assurent des séances régulières d'analyse de la pratique et apportent un éclairage théorique sur la mort, son accompagnement, le travail de deuil. Indispensable pour s'adapter à travailler dans l'accompagnement d'une régression, d'une fin de vie ; pour se faire à l'idée qu'il ne s'agit pas d'un échec professionnel. Les mots sont parfois difficiles à entendre. « Nous ne sommes pas là pour apprendre des choses aux résidents, mais pour qu'ils continuent à faire ce qu'ils ont acquis le plus longtemps possible, explique Catherine Prigent, chef de service. Nous devons parfois freiner les éducateurs, qui veulent toujours être dans l'activité : ici, nous ne travaillons pas avec des enfants. C'est une fin de vie que nous accompagnons. »
C'est ici que la structure semble atteindre ses limites. « Nous ne sommes pas capables d'accueillir quelqu'un qui ne serait plus acteur de sa vie quotidienne », observe Jean-François Miro. Conçue pour l'accueil des handicapés mentaux vieillissants, l'établissement n'a paradoxalement pas les moyens actuellement d'accompagner la dépendance. Les responsables ont d'abord cherché des réponses immédiates dans un partenariat avec des soignants. C'est ainsi qu'en plus de l'infirmière présente au quotidien, un médecin généraliste passe deux fois par semaine et un kinésithérapeute assure des permanences hebdomadaires. Mais à l'heure où les besoins en soins des résidents s'intensifient, il est quasiment impossible d'étendre ce partenariat : en Haute-Savoie, département frontalier de la Suisse (qui attire les soignants), les libéraux travaillent à plein régime et les services de soins à domicile, submergés, ont d'importantes difficultés à recruter. Pour les responsables de l'établissement, une médicalisation devient donc nécessaire. « Nous avons mesuré que, dans certains cas, le vieillissement est accéléré. Il peut aggraver rapidement les problèmes de personnalités, les pathologies mentales, sans compter qu'il faut répondre à certains besoins spécifiques à cette population. » Un projet de médicalisation a donc été déposé début 2001.
Refusé dans un premier temps, il vient d'obtenir un accord de principe. « La difficulté, explique Jacques Buisson, chargé des établissements et services pour personnes âgées et handicapées au conseil général de Haute- Savoie, est d'adapter le projet tel qu'il a été conçu au mode de financement permettant sa médicalisation. Il se peut que nous devions évoluer vers un statut de foyer à double tarification. Quoi qu'il en soit, vis-à-vis de cette structure expérimentale, qui associe le sanitaire et l'éducatif, le conseil général doit rester dans le cadre de ses compétences : financer des soins n'est pas notre vocation ; l'Etat doit aussi apporter sa part de financement. »
La population y a doublé en 40 ans. Si la Haute-Savoie est le département le plus jeune de la région Rhône-Alpes, grâce notamment à une forte immigration, il est aussi celui qui vieillit le plus rapidement. Résultat : aucune place disponible en maison de retraite classique. Pour répondre aux besoins, il faudrait quasiment doubler le potentiel d'accueil pendant dix ans. Une situation qui explique l'urgence à trouver des solutions adaptées à la prise en charge des personnes handicapées vieillissantes, au-delà même du débat sur la cohabitation dans les mêmes établissements de ces personnes, souvent relativement jeunes, avec des personnes âgées très dépendantes (5) . La prise de conscience date pourtant de plusieurs années. En 1996, lorsque le dossier de la résidence Leirens a été constitué, on estimait le nombre de handicapés vieillissants (à partir de 45 ans) en structures à 115 personnes, à 230 en 2000 et 425 en 2010, soit un doublement en dix ans. A l'époque, aucune structure particulière n'existait pour les accueillir. Aujourd'hui, d'autres solutions sont en cours de réflexion et d'expérimentation. Ainsi, trois services d'accueil transitoire pour handicapés vieillissants permettent à ceux qui travaillent en centre d'aide par le travail et dont la fatigabilité va en s'accroissant d'être pris en charge à mi-temps, l'après-midi : un temps de repos ou d'activités calmes. En outre, un service de préparation, de transition et de suivi (SPTS) a été créé afin d'accompagner les personnes handicapées vers une solution de retraite. Le conseil général (6) donne des moyens à une institution pour le détachement de l'un de ses éducateurs, chargé d'accompagner la personne dans sa préparation et sa recherche d'une solution d'hébergement. Ces services et structures complémentaires sont conçus comme un réservoir d'expériences pour déterminer une politique départementale à venir.
Autre difficulté pour le département :maintenir une cohérence globale entre les établissements et services pour personnes âgées et pour personnes handicapées vieillissantes ou âgées. A la résidence Leirens, le prix de journée est beaucoup plus élevé que celui d'une maison de retraite traditionnelle : il est passé de 99 € à sa création à 119,63 € aujourd'hui. Or, pour le département, tout dérapage est interdit : cet établissement « phare » a vocation à servir de modèle à de futures structures similaires.
Sandrine Pageau
(1) Résidence Leirens : Chemin Saint-Georges - 74560 Monnetier-Mornex - Tél. 04 50 31 23 12.
(2) Fondation Armée du salut : 60, rue des Frères- Flavien - 75976 Paris cedex 20 - Tél. 01 43 62 25 00.
(3) « Les accompagner jusqu'au bout du chemin. L'accueil des personnes handicapées vieillissantes en structure spécialisée » - CREAI Ile-de-France - Réseau de consultants en gérontologie : 5, rue Las-Cases - 75007 Paris - Tél. 01 45 51 66 10.
(4) Voir l'étude réalisée en 1999 par le CREAI d'Aquitaine sur cette région, qui prévoyait que les personnes handicapées de plus de 60 ans seraient environ 400 en 2004,800 en 2009, 1 500 en 2014 et 2 500 en 2019. Voir ASH n° 2108 du 26-02-99.
(5) Voir ASH n°2081 du 21-08-98.
(6) Conseil général de Haute-Savoie : 1, avenue d'Albigny - 70041 Annecy cedex - Tél. 04 50 33 50 00.