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Retrouver sens et plaisir à travailler

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Dans cet « impossible travail » que constitue l'accompagnement éducatif et thérapeutique de personnes souffrant de graves déficiences intellectuelles, les professionnels risquent de s'épuiser si rien n'est fait pour pallier les risques propres à la relation d'aide dans laquelle ils sont impliqués.

« Je n'en peux plus. Ces hurlements, ces morsures. J'ai l'impression de ne plus avancer, de ne rien comprendre. Ça n'a pas de sens. Continuellement le même train- train. Je n'ai plus d'idées, je ne sais plus quoi faire avec lui. On fonctionne toujours, mais c'est par réflexe. J'ai peur d'exploser, de lui coller une claque. Pourvu que ma collègue s'en occupe. On les connaît tellement bien qu'on ne les écoute plus, même lorsqu'ils crient. » Recueillies par le psychologue Claude Fleuron - lui-même ancien éducateur ayant exercé dix ans dans le domaine du handicap -, ces paroles de professionnels travaillant avec des adolescents polyhandicapés, témoignent des phénomènes d'usure qui se rencontrent fréquemment parmi les équipes au contact quotidien de personnes gravement déficitaires. Ces intervenants assument, dans des conditions souvent très difficiles, un travail qui n'est pas toujours gratifiant. Ils en arrivent alors à des réactions qui dépassent leur pensée et les affectent au plus profond d'eux-mêmes, comme le souligne Claude Fleuron (1).

« Etre bon à rien »

Epuisement émotionnel qui se traduit par le fait de « craquer » - parfois remplacé par une absence d'émotion, apparente ou réelle -, désinvestissement relationnel rendant le professionnel incapable d'empathie et chute du sentiment d'accomplissement personnel donnant à l'intéressé l'impression de n'être bon à rien : telles sont les caractéristiques principales des troubles de l'adaptation au travail dont rend compte le concept de « burn out » - littéralement : brûler de l'intérieur, brûler jusqu'au bout. Ce vocable traduit bien l'idée de quelque chose qui se consume. Il illustre- et rappelle - de manière très évocatrice, la « juste distance » qu'il faut respecter si l'on veut pouvoir aider sans « se brûler les ailes », c'est-à-dire se perdre soi- même comme l'explique Roger Salbreux, pédopsychiatre, responsable de la branche française de l'Association internationale de recherche scientifique en faveur des personnes handicapées mentales.

Processus à long terme qui apparaît à la suite de l'exposition à des stress chroniques, répétés et intenses, le « burn out » - devenu en français syndrome d'épuisement professionnel - est une notion qui a fait florès. Il est vrai que de la fatigue inhérente au travail aux dépressions authentiques liées à des causes personnelles que le travail révèle, ce concept peut, à première vue, recouvrir de multiples situations. D'où l'intérêt des éléments de compréhension fournis par Roger Salbreux.

« A notre avis, estime le pédopsychiatre, le “burn out” peut s'analyser à la fois comme une réaction identitaire et comme un avatar de la relation d'aide. » La première tire son origine de la contradiction entre les buts poursuivis - soulager, guérir, éduquer, épanouir - et les résultats obtenus. Résultats d'autant plus décevants qu'il s'agit de patients chroniques, de résidents, d'élèves gravement malades ou handicapés. « Par son caractère figé, ses difficultés d'apprentissage et d'adaptation, la déficience intellectuelle met à mal la vocation ou la fonction soignante et/ou éducative, porteuse d'amélioration et de progrès », souligne Roger Salbreux. La difficulté de la relation d'aide se cristallise, quant à elle, dans l'incapacité de donner sans recevoir, dans l'obligation d'être disponible sans interruption ni ressourcement, dans la nécessité ou l'idéal d'aider massivement tout en décryptant et respectant le désir d'autrui quelles que soient les circonstances et sans fin. Ce qui aboutit à une vacuité intérieure du professionnel, à un épuisement de son énergie. Alors qu'apparemment réduit à son « enveloppe extérieure », il semble poursuivre sa tâche ; mais il ne l'effectue que quasi mécaniquement, incapable d'une relation humaine authentique.

Bien entendu, note le spécialiste, cet enchaînement reprend plusieurs éléments de psychopathologie connus du registre névrotique et dépressif. Mais une double spécificité de l'épuisement professionnel le différencie des troubles psychiques avec lesquels on pourrait le confondre. L'une consiste en ce que le syndrome, relativement peu lié aux caractéristiques propres des individus, peut frapper des

personnalités tout à fait équilibrées. L'autre, d'ordre collectif, tient au rôle majeur que jouent les problèmes organisationnels dans sa survenue. De nombreux éléments tenant à l'objet et aux conditions de travail peuvent en effet se conjuguer avec la qualité de la gestion du personnel pour provoquer l'épuisement professionnel. Il s'agit, notamment, du caractère routinier et démotivant du travail, de sa pénibilité physique, de l'insuffisance numérique du personnel, de l'inadéquation des locaux et du matériel, d'une mauvaise définition des rôles et des responsabilités, de l'absence d'autonomie et d'initiative en rapport avec ses compétences, du salaire insuffisant. Soit des facteurs négatifs affectant massivement la qualité de vie des équipes - au sein desquelles le « burn out » peut prendre un caractère épidémique - dont un certain nombre constituerait des motifs légitimes de revendications. Or, assez souvent acceptés au nom du devoir professionnel, ils s'expriment alors chez les accompagnants par les désordres psychosomatiques évoqués. Ce qui n'est pas sans retentissements également néfastes sur le bien-être des usagers - et la santé (économique) des institutions.

Revenir aux fondements de l'intervention

Au nom de quelles valeurs intervient- on ? Pour quels projets de vie ? C'est bien sur le sens de leur présence dans la vie des personnes aidées que les accompagnants doivent garder le cap, défend Jean-Pierre Gagnier, professeur de psychologie québécois. Faute de quoi, ils risquent de perdre énergie, motivation et disponibilité à une rencontre de qualité pour se transformer en simples machines distributrices de services - ces « moules à gestes » déjà dénoncés par l'éducateur Fernand Deligny. Cependant, la surcharge de travail et la constante recherche d'efficacité et de rentabilité auxquelles sont soumis les professionnels viennent contrecarrer ce nécessaire questionnement sur les fondements de leur action.

Les intéressés manquent en outre de références adéquates pour penser et étayer leurs pratiques, estime Philippe Chavaroche, responsable de formation, notamment auprès d'aides médico- psychologiques et d'éducateurs.  « Un des premiers modèles que je rencontre souvent, dans nombre d'établissements, est le modèle “éducatif”. Or sans remettre en cause la pertinence des approches éducatives, souligne-t-il, je constate que, fréquemment, l'éducatif s'apparente plutôt à de vaines tentatives de “normalisation”. » Nombre de projets individuels observés, précise Philippe Chavaroche, ressemblent à des catalogues d'injonctions prônant les comportements « normaux » à adopter pour faire des « progrès ». Ne répondent- ils pas surtout à « l'impérieuse nécessité de faire disparaître cette “inquiétante étrangeté” à laquelle nous confrontent les symptômes ? », interroge le praticien. Alors qu'il conviendrait de chercher à les comprendre comme autant de modalités d'existence pour les personnes concernées.

Le domaine des « activités » consti- tue un autre outil d'accompagnement éducatif, souvent survalorisé qui échoue généralement aussi à protéger les professionnels contre les éléments difficiles qu'ils voudraient mettre à distance. Investies du pouvoir de réparer ce qu'il peut y avoir de trop difficile à penser en termes de maladie, de souffrance, de régression et d'angoisses de mort, les activités mises en place se heurtent à l'apragmatisme des personnes souffrant de graves déficiences neurologiques et de troubles psychotiques, à leur défaut de contact avec la réalité et à leur absence de désirs.

D'où une course épuisante, des professionnels toujours en quête de nouvelles propositions d'animation pour en trouver, enfin, qui « marcheront ». Avec le risque que les résidents soient peut-être moins sollicités pour eux-mêmes que pour aider les équipes à trouver un sens, qui sans cesse se dérobe, à leur travail. Un activisme défensif que Jacques Hochmann, professeur de pédopsychiatrie, identifie aussi comme une tendance maniaco-dépressive des centres accueillant de grands handicapés où les soignants tentent, dans une incessante fuite en avant, de masquer les angoisses sous- jacentes qui parasitent leurs relations avec les soignés.

Les signes d'épuisement professionnel s'observent souvent aussi dans les institutions où domine un modèle médical, un peu caricatural : le savoir y est l'apanage de quelques spécialistes, cependant que les accompagnants ont à appliquer des prescriptions ou protocoles dont ils ne saisissent pas la signification et sont réduits à un rôle de simples exécutants. Dans le domaine du grave handicap mental, où déficiences et pathologies sont étroitement imbriquées, il n'existe pas de modèle évident qui, à lui seul, pourrait permettre de donner un sens à l'action des professionnels, fait observer Philippe Chavaroche. Celui-ci ne peut émerger que d'un partage théorico- clinique permettant de penser les pratiques et, en particulier, de tenter de décoder le mystère du comportement des résidents.

Tout professionnel - et notamment ceux qui sont dans les relations les plus proches et donc les plus éprouvantes avec les usagers - doit pouvoir bénéficier de tels espaces d'élaboration, souligne également Sophie Younès, psychologue du Comité d'études et de soins aux polyhandicapés. Miser sur l'intelligence et la finesse d'observation des accompagnants, les aider aussi à identifier la portée vitale, positive et structurante pour les personnes très dépendantes des gestes apparemment les plus anodins qu'ils accomplissent quotidiennement auprès d'elles, lui semble fondamental pour (re) trouver du plaisir pour soi et pour l'autre dans la relation.

Face au non sens du handicap, on s'épuise, à moins de se perfectionner et de chercher à comprendre non seulement les phénomènes observables mais également les répercussions émotionnelles souvent fort pénibles sur soi-même des pathologies des résidents, ajoute Geneviève Haag, psychiatre et psychanalyste. Il est notamment essentiel qu'avec l'aide d'intervenants suffisamment à l'écoute de cette dimension cachée des professions éducatives et soignantes, les accompagnants aient la possibilité d'exprimer - et de travailler - l'ambivalence de leurs affects vis-à-vis des usagers. Sinon, met en garde Philippe Chavaroche, leurs « mauvais sentiments » censurés risquent fort de faire irruption dans des actes manqués préjudiciables aux résidents, voire être à l'origine de véritables conduites mal- traitantes.

A tous égards, dans la prévention - ou le traitement - de l'épuisement professionnel, le rôle de l'encadrement institutionnel s'avère déterminant. Les accompagnants doivent bénéficier d'un cadre suffisamment protecteur et contenant à même de les aider à gérer la contradiction permanente entre distance et proximité propre à l'exercice de leur métier. Groupes de parole et d'analyse des pratiques, espaces de réflexion et de recherche sur la symbolique de la relation d'aide et sa dimension éthique, formations visant à approfondir les déterminants du  « burn out » et les motivations profondes de son travail sont autant de moyens permettant de mettre du sens sur l'incompréhensible, de restaurer le plaisir de soigner. Et de confirmer son désir d'être là.

Caroline Helfter

Notes

(1)  Lors du congrès sur « la prévention de l'épuisement professionnel des accompagnants dans le cadre de la déficience intellectuelle », organisé les 4,5 et 6 avril à Paris, par l'Association internationale de recherche scientifique en faveur des personnes handicapées mentales. AIRHM-France : 238 bis/240, boulevard Voltaire - 75011 Paris - Tél. 01 43 71 62 60.

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