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Ces familles qui bousculent la prise en charge traditionnelle

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Deux tiers des 5 000 enfants adoptés en France en 1999 l'ont été à l'étranger. D'une étude - la première du genre - menée avec des travailleurs sociaux sur des situations de crise ayant donné lieu à des mesures éducatives, Pascal Roman, psychologue-clinicien, tire des propositions pour accompagner cette façon différente de « faire famille ».

Actualités sociales hebdomadaires : Quelle est l'origine de votre travail ? Pascal Roman : Il est parti du terrain. L'équipe du centre d'action éducative de Villefranche-sur-Saône, où j'effectuais alors des vacations, a été saisie de plusieurs situations de mineurs adoptés à l'étranger. Toutes ont provoqué des difficultés particulières, suscité un écho inhabituel dans le service et laissé aux travailleurs sociaux une impression d'inconfort, d'impuissance et d'échec. En discutant avec des collègues, nous nous sommes aperçus qu'il ne s'agissait pas de cas isolés. D'où ce projet de recherche dont l'objectif était de repérer la spécificité des questions rencontrées avec l'adoption à l'étranger, de proposer des pistes pour leur prise en charge et d'imaginer des moyens de prévention. Comment les travailleurs sociaux ont-ils été associés à cette recherche-action ?

- Deux éducatrices et un directeur de service de la protection judiciaire de la jeunesse  (PJJ) ont été intégrés dans l'équipe de recherche, et leur apport nous a été précieux pour faciliter l'accès aux travailleurs sociaux mais aussi pour élaborer ou vérifier nos hypothèses de travail. Nous avons également constitué une « équipe de recherche élargie » avec les travailleurs sociaux auprès de qui nous avons recueilli les données. Nous les avons réunis trois fois, à différentes étapes, ce qui a permis de moduler nos analyses. Ce va-et-vient entre le terrain et le laboratoire a été vraiment très productif.

Qui sont les jeunes concernés ?

- Des enfants en souffrance et en difficulté dans leurs relations avec leurs parents adoptifs. Arrivés dans la famille entre 0 et 13 ans (âge moyen : 6 ans), ils ont fait l'objet d'une première mesure éducative entre 6 et 18 ans (âge moyen : 12,5 ans). La crise se manifeste surtout à deux périodes : à l'entrée dans la préadolescence et durant l'adolescence. Toutes les situations sont marquées par une grande violence, destructrice ou autodestructrice. Les signalements émanent d'ailleurs souvent des parents qui se sentent menacés.

Vous constatez pourtant que les travailleurs sociaux s'identifient plus aux jeunes qu'aux parents.

- Dans ces situations, les familles sont généralement d'un milieu social et culturel proche de celui des intervenants, ce qui n'est pas habituel. Cependant, le premier contact est souvent déconcertant, le regard des parents paraît froid, accusateur. Ils parlent fréquemment d'argent, estimant leur investissement financier mal payé de retour. Un langage que les travailleurs sociaux perçoivent mal.

De manière générale, la proximité sociale ne favorise jamais le travail éducatif. Dans le cas qui nous intéresse, l'intervenant pourrait être lui-même dans la position de parent adoptif. Face à l'histoire tragique de l'enfant, qu'il perçoit comme abandonné une deuxième fois, le travailleur social se trouve dans une place fantasmatique de « sauveur », celle-là même dans laquelle les parents ont pu se placer en allant chercher un enfant à l'étranger, généralement dans un contexte de pauvreté et d'insécurité. Les travailleurs sociaux ont du mal à prendre de la distance dans ces situations, à se placer dans un rapport éducatif. De plus, ils ont le sentiment d'intervenir trop tard, quand le lien est irrémédiablement cassé, qu'il n'y a plus rien à faire.

Le lien est-il cassé ou ne s'est-il jamais établi ?

- Les parents ont en effet des difficultés à donner une place aux enfants adoptés dans leur arbre généalogique. En outre, des trous apparaissent souvent dans la représentation de leurs propres liens avec l'un de leurs parents ou avec le conjoint. Tout cela révèle des difficultés à « faire famille ».

Parallèlement, l' « insu » de l'histoire des origines de l'enfant laisse place au déploiement de théories dévalorisantes pour lui. Son abandon dans son pays d'origine tient aussi une large place dans les discours. « Sans nous, il ne serait rien. » Les projections des parents ont tendance à exacerber les différences d'appartenance sociale et culturelle, à les rendre irréductibles.

Comment analysez-vous ces ruptures, six ans en moyenne après l'arrivée de l'enfant tant désiré ?

- Dans les situations étudiées, l'adoption de l'enfant s'est engagée sur une double histoire traumati-que. Les enfants ont souvent été victimes ou témoins de carences affectives, nutritives, sanitaires, de maltraitances, de violences. Du côté des parents, nous constatons souvent un « deuil pathologique » - par rapport à l'enfant biologique et à l'impossible procréation, parfois par rapport à un parent ou à un conjoint - qui ne se résout pas dans les habituels processus de détachement par rapport à l'objet perdu.

La souffrance des parents adoptifs se traduit par le désir impérieux d'un « enfant à tout prix » et par une démarche réparatrice dans l'ordre de l'humanitaire, qui nécessite d'ailleurs le plus souvent un véritable « parcours du combattant ». Le lien de filiation adoptive se construit alors dans le registre de l'idéal et cet idéal se fracasse sur la réalité des liens effectivement noués. Ce jeu complexe entre traumatisme et réparation ne trouve pas à se résoudre dans un système d'échanges par le don. D'où sa réduction fréquente à des calculs comptables.

Et à des manifestations de violence ?

- La violence qui s'installe est à la fois un symptôme de l'impossibilité de tisser des liens de filiation et une manifestation de l'insupportable de cette souffrance. Dans cette configuration, les parents se placent généralement dans la position de victime et l'enfant se trouve enfermé dans la figure du « mauvais », voire du « pervers ». Sa violence signe son incapacité à être suffisamment aimable pour se laisser adopter, et cela réactive son abandon initial. De même, chez les adoptants, l'incapacité à être parent réactive le traumatisme d'origine. La position de  « sauveur » s'écroule avec cet échec, entraînant des défenses massives.

La violence, physique et verbale, prend une dimension sexuelle dans au moins un cas sur deux. Parfois directe, parfois masquée ou déplacée, par exemple envers la mère de l'enfant décrite comme une putain. L'origine de l'enfant adopté est chargée de références à une sexualité non contenue, transgressive, dont les représentations viennent infiltrer le lien à l'enfant et l'assigner à une place impossible dans la famille adoptive. En outre, la radicalité de la différence, réelle ou fantasmée, ne permet pas à l'interdit de l'inceste de s'établir de manière suffisamment fiable. Il est d'ailleurs parfois transgressé.

Face à ces difficultés, que préconisez-vous ?

- Dans la pratique des rencontres avec ces familles en difficulté, il me semble important que l'intervenant mette en évidence les particularités de la situation et examine la « préhistoire de l'adoption », la place de l'enfant adopté dans l'histoire de la famille adoptive, la qualité des repères par rapport aux différences de culture, de sexe et de génération, enfin la capacité de chacun à s'engager dans une démarche de transformation. Le travailleur social doit aussi être attentif aux infiltrations de ses positions personnelles dans ses pratiques professionnelles et veiller à créer la bonne distance.

Nous nous interrogeons à cet égard sur la possibilité, pour un travailleur social, de se trouver engagé simultanément (ou alternativement) dans un lien éducatif avec les parents adoptifs et avec l'enfant adopté. C'est une position pour le moins acrobatique. Nous préconisons l'intervention systématique de plus d'un professionnel, éventuellement de plus d'une professionnalité, pour accompagner l'enfant d'une part, les parents de l'autre. Cette pluralité doit, bien sûr, s'accompagner d'échanges au sein de l'équipe pour s'accorder sur le projet.

Certes, ce type d'intervention « plurielle » va à l'encontre de la tradition de pratique solitaire des travailleurs sociaux, il est aussi plus exigeant et plus coûteux. Mais il se répand dans les cas complexes et, dans celui de l'adoption à l'étranger, il devrait être systématique.

Existe-t-il aussi des moyens d'agir en amont de la crise ?

- L'accompagnement des familles devrait être constant, pendant les démarches et après l'adoption, puis tout au long de l'éducation de l'enfant. Et il devrait commencer dès la phase d'agrément (1). Cette période pourrait être mise à profit pour décrypter la place assignée à l'enfant étranger dans la famille et la réparation attendue de lui et pour parfaire le deuil des ruptures et des traumatismes antérieurs. Une méthodologie devrait être définie pour aider les intervenants à suivre ce processus de maturation.

Bien sûr, cela réclamerait des moyens que n'ont pas forcément les travailleurs sociaux. Je vois dans certains départements des psychologues soumis au rendement qui ont 100 dossiers d'agrément à boucler dans l'année. Cela ne leur permet pas de rencontrer chacun des candidats autant qu'il le faudrait.

Vous n'avez étudié que quelques dizaines de situations de crise : vous permettent-elles d'en tirer des conclusions générales ?

- J'admets l'objection et je souligne moi-même les limites de notre travail. J'aimerais pouvoir élargir la recherche sur l'ensemble d'une population de familles adoptant à l'étranger, par exemple dans un département. Mais je suis persuadé, y compris par mes autres expériences cliniques, qu'en observant ces cas de souffrance aiguë, nous avons mis le doigt sur des difficultés rencontrées dans toutes les adoptions à l'étranger. Cette façon de « faire famille » bouleverse les normes et pose forcément des questions spécifiques qu'il importe d'identifier avant de « faciliter » ou de « relancer » l'adoption internationale comme veulent le faire les pouvoirs publics (2). L'agrément donné aux familles est trop assimilé comme un « droit à l'enfant ». C'est dangereux, cela laisse peu de place à l'accueil de la part d'inconnu et de singularité de l'intéressé.

UNE ÉQUIPE DE RECHERCHE ÉLARGIE

C'est le Centre national de formation et d'études de la protection judiciaire de la jeunesse  (PJJ) qui a commandé l'étude dirigée par Pascal Roman (3) , maître de conférences au Centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique de l'université Lumière-Lyon-II. Réalisée de mars 1999 à juin 2001, elle a impliqué 35 travailleurs sociaux, de 17 établissements et services, choisis pour la diversité de leur champ d'action (milieu ouvert et hébergement), de leur appartenance institutionnelle (PJJ, secteur associatif habilité, conseil général) et dans trois départements (Rhône, Ain et Loire). L'analyse a porté sur 46 cas, échus ou en cours de traitement, et 35 familles. Les jeunes concernés- autant de filles que de garçons - ont fait l'objet de 28 mesures d'assistance en milieu ouvert, 18 décisions de placement et 14 décisions diverses. L'équipe de recherche a réalisé 80 entretiens avec les travailleurs sociaux, rencontré 8 familles adoptives et 5 adolescents.

Avez-vous eu des contacts avec des organismes agréés pour l'adoption ?

- Oui, mais l'échange a eu du mal à s'installer. Nous avons été confrontés, avec certains de leurs membres, à un déni des difficultés, un déni massif, violent.

Votre étude aura-t-elle des suites concrètes ?

- La PJJ assure la diffusion de notre publication. De nombreux professionnels ont participé à une journée d'études organisée en janvier dernier. Elle a permis de croiser différents regards, un ouvrage collectif devrait en rendre compte. Nous sommes aussi invités à intervenir dans des sessions de formation sur les questions de filiation et d'adoption. La réflexion doit se poursuivre.

Propos recueillis par Marie-Jo Maerel

Notes

(1)  Un récent rapport préconise aussi un meilleur accompagnement. Voir ASH n° 2258 du 12-04-02.

(2)  Voir ASH n° 2206 du 16-03-02.

(3)   « L'adoption à l'étranger et la souffrance des liens. L'étrange étranger à l'épreuve de la filiation » - Etudes et recherches n° 5 - AERES-Diffusion : 54, rue de Garches - 92420 Vaucresson - 9,90  €, port inclus.

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