Le 16 avril dernier, Marylise Lebranchu et Bernard Kouchner présentaient un programme pour l'amélioration de la prise en charge sanitaire des détenus (1). Ce plan s'appuyait très majoritairement sur les recommandations d'un rapport conjoint des inspections générales des affaires sociales et des services judiciaires (IGAS et IGSJ), chargées en juin 2000 - six ans après la loi du 18 janvier 1994 refondant totalement cette prise en charge -de l'évaluation de l'organisation des soins aux personnes incarcérées (2). Leur document propose un tour d'horizon complet à la fois des progrès accomplis et des difficultés persistantes.
Premier constat : la réforme de 1994, par la « profonde rupture » qu'elle a introduite - avec le rattachement automatique des détenus au régime général de la sécurité sociale, la création dans les établissements pénitentiaires d'unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA) confiées aux hôpitaux publics et la prise en charge des détenus nécessitant une hospitalisation par le service public hospitalier - « a permis d'incontestables progrès sur le plan somatique ». Les moyens, en personnel médical et paramédical, en locaux, en équipements, ont considérablement augmenté, au point que le rapport parle d'un « véritable changement d'échelle dans l'attribution des moyens à la médecine en milieu pénitentiaire ». Parmi les autres avancées, le recours plus fréquent aux consultations spécialisées et aux hospitalisations, la professionnalisation des équipes de soins en prison, ainsi que l' « introduction d'une véritable éthique des soins en détention », par l'affirmation d'un réel droit aux soins, une stricte différenciation des rôles entre médecins et surveillants, un meilleur respect du secret médical...
Ce satisfecit global n'empêche pas une critique en règle des « différents blocages » qui subsistent. Ainsi, les UCSA apparaissent « sous-dimensionnées », d'autant plus que la diversification de l'offre de soins a fait augmenter la demande. A cela s'ajoute, fait nouveau, la présence d'un nombre croissant de détenus âgés (3) - due à l'allongement des peines et à la hausse des incarcérations de délinquants sexuels, entrant plus tardivement en détention -, qui provoque de nouveaux besoins. L'hétérogénéité est forte entre les établissements, mais la plupart des UCSA connaissent des carences en matière de consultations de spécialités et de soins dentaires.
De la prise en charge des infections à VIH et des hépatites, la mission dresse un « un bilan contrasté ». Le dépistage du sida, ainsi, « s'opère globalement dans des conditions conformes aux textes en vigueur ». Mais le rapport conteste la philosophie du dispositif actuel, qui privilégie l'intervention des centres de dépistage anonyme et gratuit afin de garantir l'anonymat, alors que dans le contexte carcéral, la tenue d'une telle consultation à jour et heure bien identifiés « aboutit à l'inverse du résultat recherché ». Il insiste donc sur la nécessité de faire de l'UCSA, en règle générale, « le véritable pilote de la politique de dépistage ». L'accès aux antirétroviraux, quant à lui, « ne subit pas de restrictions au regard des données nationales ». La gestion de l'hépatite C, en revanche, présente des « défaillances », avec un dépistage et un accès au traitement trop restreints, et de trop rares consultations d'hépatologie.
La prise en charge de la toxicomanie souffre elle aussi de failles importantes. Une difficulté capitale quand environ un tiers des entrants connaissent des problèmes d'addiction. Il existe 16 centres spécialisés de soins aux toxicomanes (CSST) - ou antennes toximanie -situés dans les plus grandes maisons d'arrêt. 57 établissements relèvent en outre d'un CSST en milieu libre. 129 établissements n'en disposent pas, mais font souvent appel aux associations extérieures. Le dispositif, regrette la mission, apparaît « centré sur la lutte contre les produits illicites ». Les besoins de prise en charge des personnes alcooliques sont, par exemple, sous-estimés, alors même que la polytoxicomanie, associée de plus en plus souvent à la consommation d'alcool, augmente, tandis que celle d'héroïne et les pratiques d'injection diminuent.
La pratique des traitements de substitution en milieu carcéral est également en retard par rapport au milieu ordinaire, « marginale » même, selon les auteurs, alors que plus de 60 % des toxicomanes suivis dans des structures sanitaires et sociales en bénéficiaient en 1999. Elle progresse, certes, mais « continue de se heurter à l'opposition de certains médecins ». La prise en charge personnalisée qui accompagne généralement ces traitements n'est en outre pas toujours possible. D'une façon générale, « la diversité des doctrines relatives aux modalités et aux finalités de ces traitements en détention doit également être soulignée, comme le flou dans le partage des rôles entre l'UCSA et le service médico-psychologique régional [SMPR] ». C'est en effet sous l'égide de ce dernier, responsable de la prise en charge psychiatrique des détenus, qu'est placée l'organisation des soins aux toxicomanes. La fonction de coordination des différents intervenants médicaux, sociaux et pénitentiaires incomberait logiquement à ces services, mais le rapport note, à certaines exceptions près (Fleury-Mérogis, Lyon, Rennes...), leur incapacité à l'assurer et à « impulser une véritable politique de prise en charge des addictions » (4) .
La question de la coopération entre les différents acteurs se pose d'ailleurs d'une façon globale. « Trop souvent défaillante », déplorent les inspecteurs. Les relations entre les UCSA et les SMPR « sont marquées par des logiques de territoire », et de fréquentes dissensions apparaissent entre eux, sur la gestion de l'urgence psychiatrique ou celle des traitements de substitution. Les relations entre les services médicaux et l'administration pénitentiaire se placent aussi sous le signe de la « méfiance ». L'IGAS et l'IGSJ pointent notamment « un travail en réseau insuffisant avec les services pénitentiaires d'insertion et de probation », pour la prise en charge des toxicomanes, ou encore la préparation de la sortie des détenus dont l'état de santé mentale justifie un suivi adapté à l'extérieur.
C'est d'ailleurs sans doute dans le traitement des troubles mentaux que le dispositif de soins présente les lacunes les plus importantes. La demande, là aussi, augmente. En 1997, on pouvait évaluer la part des entrants souffrant de troubles mentaux entre 14 et 25 % chez les hommes et jusqu'à 30 % chez les femmes. Selon les témoignages recueillis par la mission, cette proportion et la gravité de troubles se seraient accrues depuis. Plusieurs indices incitent à le penser, comme l'augmentation « considérable » de la proportion de psychotiques suivis dans certains SMPR ou la hausse continue de la consommation de psychotropes.
Pourquoi cette croissance de la demande ? Les auteurs écartent d'emblée, sur la foi de données de la chancellerie, l'explication courante selon laquelle les experts psychiatres auraient utilisé une modification du code pénal introduite en 1990 responsabilisant partiellement les criminels souffrant de troubles mentaux pour les orienter vers le système judiciaire plutôt que vers l'hôpital psychiatrique. Plusieurs causes, en revanche, se conjuguent. Les lacunes de la politique de sectorisation psychiatrique comptent pour beaucoup. Les secteurs infanto- juvéniles, ainsi, sont « inégalement développés ». Or le Centre national d'observation de Fresnes, établissement d'aiguillage et de transit de toutes les longues peines, a vu apparaître récemment une population de 16-25 ans auteurs d'actes de torture et de barbarie, inexistante au début des années 90, et qui représente, en 2000, 18 % de la population du centre. La majorité d'entre eux n'ont jamais été pris en charge par le secteur psychiatrique. Autre défaillance, la population souffrant de précarité et d'exclusion a peu accès aux secteurs de psychiatrie générale, alors qu'elle constitue une part importante des entrants en prison. « Faute d'avoir été dépistées à temps, ces personnes passent à l'acte un jour ou l'autre. » S'y ajoute le fait que « la prison en soi est un facteur d'aggravation des troubles mentaux », à cause de la promiscuité, des rapports de violence ou de force entre détenus...
Face à ces besoins, « le dispositif actuel de soins n'est pas en mesure de répondre, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur ». Seuls 26 sites disposent de SMPR, la prise en charge reposant dans les autres établissements sur les secteurs de psychiatrie générale. Et les moyens sont très inégaux entre ces deux types de situation. En outre, les SMPR sont presque tous implantés dans les grandes maisons d'arrêt, alors que dans les établissements pour peine, par exemple, « la “clientèle” paraît proportionnellement plus élevée ». Le fonctionnement des SMPR ne paraît pas non plus optimal : l'hospitalisation complète, ainsi, n'est pas possible dans leurs cellules, qui ne diffèrent pas des autres cellules de la prison (pas de surveillance infirmière la nuit, pas de personnel d'entretien...). Quant aux modes de travail et à l'activité, ils varient considérablement d'un service à l'autre. A l'extérieur de la prison, le recours à l'hôpital psychiatrique « se fait de manière critiquable. » L'hospitalisation sur demande d'un tiers ou l'hospitalisation volontaire n'existent pas. Seule l'hospitalisation d'office, sur ordre du préfet, est possible. De plus, les hôpitaux « se montrent peu enclins à accueillir ce type de malades », qu'ils renvoient très rapidement en prison.
En matière d'accompagnement des délinquants sexuels - plus de 22 % de la population incarcérée condamnée, contre 13 % au milieu des années 90 -, le « suivi médical et psychologique adapté » pendant l'exécution de la peine, imposé par la loi du 17 juin 1998 (5), se met difficilement en place. Au sein des établissements, les effectifs de personnels de santé mentale ne tiennent pas compte du nombre de délinquants sexuels présents, et la formation à cette prise en charge est « embryonnaire ». A leur sortie de prison, les délinquants sexuels doivent être suivis par un médecin traitant agissant en relation avec un médecin coordonnateur et le juge de l'application des peines. Mais le partage des responsabilités et les relations avec le magistrat inquiètent les psychiatres. Les traitements, en outre, « ne font pas l'objet de consensus » scientifique. Du fait de ces incertitudes, certains psychiatres attendent la demande expresse du patient, alors que « les personnes qui consentent le plus facilement aux soins sont souvent les moins dangereuses ».
La prise en charge du vieillissement, du handicap et de la fin de vie mériterait aussi d'être grandement améliorée. Entre 100 et 350 détenus âgés ou handicapés dépendent actuellement d'une aide partielle ou totale pour les actes de la vie quotidienne. Une aide fournie, dans la majorité des cas, par un co-détenu, ce qui n'est satisfaisant ni pour ce dernier, « subissant de façon permanente une sujétion souvent ingrate », ni pour la personne dépendante, qui risque des pressions, des rackets. Les personnes handicapées et/ou dépendantes rencontrent plusieurs types de difficultés. Techniques, d'abord : locaux peu accessibles, qualité insuffisante des équipements, aides techniques rares... Mais aussi financières. En cas de détention de plus de 45 jours, en effet, seuls 12 % de l'allocation aux adultes handicapés (AAH) continuent en règle générale d'être versés. Une diminution « injustifiée », insistent les auteurs, car les besoins spécifiques liés au handicap ne sont ni notablement restreints en prison ni pris en charge, et les personnes, généralement, ne peuvent travailler et n'ont pas les moyens de cantiner (6). Les allocations permettant le recours à une tierce personne, elles, sont demandées ou accordées de façon trop exceptionnelle. C'est d'ailleurs l'un des axes du plan Lebranchu- Kouchner que de les rendre pleinement accessibles. Quant à la recommandation de l'IGAS et de l'IGSJ d'élargir les possibilités d'aménagement de peine pour raison médicale, elle a d'ores et déjà été entendue, la loi sur les droits des malades permettant de prononcer une suspension de peine pour un détenu en fin de vie ou dont l'état de santé le requiert.
Céline Gargoly
(1) Voir ASH n° 2259 du 19-04-02.
(2) « L'organisation des soins aux détenus » - Rapport d'évaluation - Thomas Fatome, Michel Vernerey, Françoise Lalande, Martine Valdes-Boulouque, Blandine Froment - Juin 2001. Disp. sur le site
(3) Voir ASH n° 2253 du 8-03-02.
(4) Une note interministérielle du 9 août 2001 a, depuis l'achèvement du rapport, précisé l'organisation de la prise en charge sanitaire des détenus alcooliques ou toxicomanes. Elle prévoit notamment la désignation d'un chef de projet. Voir ASH n° 2243 du 28-12-01.
(5) Voir ASH n° 2077 du 26-06-98.
(6) Le projet de loi pénitentiaire, resté dans les cartons du gouvernement Jospin, prévoit une suppression partielle de cet abattement.