« Nous rencontrons d'immenses difficultés pour recruter du personnel qualifié. Il faut déclencher un plan Orsec ! », clame Jean-Marie Poujol, directeur général de la Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence des Yvelines. Dans ce département, la Sauvegarde représente 200 emplois ; 10 postes sont en permanence vacants. Fort de 11 salariés, le service de prévention spécialisée compte trois éducateurs diplômés pour huit faisant fonction. « Le risque, c'est la déqualification, le misérabilisme, reprend Jean-Marie Poujol. Il en va de la qualité du service rendu aux usagers et du respect du droit du travail. La situation est très préoccupante... et le pire est devant nous. » « Nous vivons une situation de pénu- rie chronique. Les travailleurs sociaux ne savent plus ce que signifie travailler à effectif complet. On ne peut plus continuer comme cela », renchérit Claude Roméo, directeur de l'enfance et de la famille au conseil général de la Seine-Saint-Denis et président de l'Association nationale des directeurs d'action sociale et de santé des conseils généraux. Depuis plusieurs années, ce département « achète dix places par an » au centre de formation d'éducateurs spécialisés des centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active, à Aubervilliers. En contrepartie d'un engagement de cinq ans dans les rangs du service social départemental, dix aspirants travailleurs sociaux se voient ainsi proposer une prise en charge intégrale du coût de leurs trois années de formation, assortie d'un salaire mensuel équivalant au SMIC. Montant total du dispositif pour la collectivité : près de 140 000 € par an. « C'est la loi de la jungle, du plus riche », commente Claude Roméo, en précisant que les départements du Val-de-Marne et des Hauts- de-Seine pratiquent la même politique. Malgré cela, 10 à 15 % des 350 postes d'éducateurs spécialisés du conseil général de la Seine-Saint-Denis demeurent, en permanence, vacants !
Jusqu'à présent, la pénurie de professionnels qualifiés était concentrée sur certains secteurs peu attractifs et peu valorisés, comme la prévention spécialisée ou les internats. Aujourd'hui, le phénomène est général et frappe l'ensemble du territoire, certaines régions se révélant toutefois moins sinistrées, à l'image du Languedoc-Roussillon. « Nous ne sommes plus seulement confrontés à un problème d'inadéquation entre l'offre et la demande dans quelques champs d'activités. Des professionnels qualifiés manquent partout et en nombre », reconnaît Sylvie Moreau, sous-directrice de l'animation territoriale et du travail social à la direction générale de l'action sociale (DGAS).
Les raisons de cette situation sont désormais bien connues. « Nous subissons les effets conjugués de trois facteurs : la pyramide des âges inquiétante du secteur social et médico-social, la mise en œuvre des 35 heures et la création d'établissements supplémentaires pour répondre à de nouveaux besoins », résume Didier Tronche, directeur du Syndicat national des associations pour la sauvegarde de l'enfant à l'adulte (Snasea) et président du collège employeurs de la commission paritaire nationale pour l'emploi (CPNE) de la branche associative sanitaire, sociale et médico-sociale à but non lucratif (BASS).
Ainsi, l'accord de réduction du temps de travail dans la BASS, agréé en juin 1999, doit permettre la création de près de 20 000 emplois, estime la DGAS (1). Par ailleurs, selon une étude du ministère de l'Emploi et de la Solidarité non encore publiée, la mise en œuvre de l'allocation personnalisée d'autonomie devrait susciter 20 000 équivalents temps plein dans le secteur de l'aide à domicile. Les associations se préparent à encaisser le choc. « Une fois que les dossiers auront été absorbés, pour nous, il va y avoir beaucoup de personnels à trouver d'un coup », annonce Danièle Dumas, présidente de l'Union nationale ADMR (Association du service à domicile).
Reste que les nombreux départs en retraite que va connaître le secteur au cours des prochaines années constituent la cause principale du considérable déficit de diplômés prévu. Selon le contrat d'études prospectives (CEP) engagé sur le secteur social et médico-social à but non lucratif (2) - qui représente 80 % de l'ensemble du secteur, privé et public confondus -, « la pyramide des âges consta- tée fait apparaître de forts besoins de professionnels qualifiés dans les 16 années à venir » ! De fait, d'ici à 2018, la moitié (49,9 %) des professionnels de la BASS aujourd'hui en activité seront partis à la retraite. Ce sera le cas de près de 48 % des éducateurs spécialisés, d'un peu plus de 50 % des assistants de service social, mais aussi de plus des deux tiers des éducateurs techniques spécialisés et des trois quarts des directeurs.
Même constat dans la fonction publique territoriale (FPT). Selon une enquête réalisée, fin 2000, par le Centre national de la FPT, « des départs massifs » vont intervenir dans la filière sociale (93 500 personnes au 31 décembre 1999). Ainsi, à l'horizon 2020, les deux tiers (67 %) des fonctionnaires de cette filière auront pris leur retraite, contre seulement 59 % dans la filière médico-sociale (39 600 personnes) et 27 %dans la filière animation (13 200 personnes). Un phénomène encore accentué pour les fonctionnaires de catégorie A : en 2012, 76 % des coordinatrices de crèches auront cessé leur activité et, en 2020, 93 % des conseillers socio-éducatifs (éducateurs spécialisés et assistants de service social).
Que faire pour affronter cette crise inéluctable du recrutement ? Première piste : l'Etat veut renforcer l'appareil de formation des travailleurs sociaux. Ainsi, le schéma national des formations sociales 2001-2005, arrêté en juin dernier par le ministère de l'Emploi et de la Solidarité, contient un chapitre intitulé « Accroître les effectifs en formation initiale ». Selon les projections effectuées sur la durée du schéma, la DGAS constate qu'il faudrait augmenter le nombre de diplômés de 19 à 25 % pour les assistants de service social, de 23 à 29 % pour les éducateurs spécialisés ou de 34 à 36 % pour les aides médico-psychologiques (AMP).
Dès la rentrée de septembre 2002, 3 000 places supplémentaires seront ouvertes dans les centres de formation. A savoir : 930 places d'éducateurs spécialisés, 600 d'assistants de service social, 400 de techniciens d'intervention sociale et familiale, 620 d'auxiliaires de vie sociale, 170 d'éducateurs de jeunes enfants... « Nous avons favorisé le niveau III. Il faut absolument qualifier à ce niveau-là », insiste Sylvie Moreau. « C'est une avancée, mais pas à la hauteur des besoins, répond Claude Roméo . Les centres de formation demandaient 6 800 places supplémentaires pour septembre prochain. »
« Dans les années à venir, l'offre d'emploi demeurera supérieure à la demande, expli- que Didier Tronche. Nous devrons donc embaucher des personnels non qualifiés qu'il faudra qualifier en cours d'emploi. » Voilà la deuxième piste de travail, sur laquelle les partenaires sociaux fondent de grands espoirs. D'ores et déjà, depuis septembre 2000, environ 500 jeunes préparent, par la voie de l'apprentissage, le diplôme d'Etat d'éducateur spécialisé ou le certificat d'aptitude à la fonction de moniteur-éducateur (3). Après évaluation, le dispositif devrait être pérennisé et généralisé. Objectif à terme : la formation de 750 à 800 travailleurs sociaux par an, selon le directeur du Snasea.
Autre solution emportant l'adhésion des partenaires sociaux : la validation des acquis de l'expérience (VAE), née de la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002. Un référentiel de compétences permettant de délivrer le diplôme d'Etat d'éducateur spécialisé via la VAE devrait être prêt d'ici à la fin de l'année (20 % des postes d'éducateurs spécialisés étant occupés par des faisant fonction). Mais la validation des acquis de l'expérience sera expérimentée dès cet été, dans le secteur, par une centaine d'aides à domicile, pour obtenir le diplôme d'Etat d'auxiliaire de vie sociale.
« Nous souhaitons ouvrir les voies d'accès à la qualification, mais sans brader les diplômes, et promouvoir une VAE intelligente, avec le souci de la reconnaissance de son aspect promotionnel. En revanche, nous sommes opposés à la délivrance complète d'un diplôme via la VAE, comme la loi le permet », précise Annie Léculée (UFAS- CGT), qui préside le collège salariés de la CPNE, en accord avec son homologue du collège employeurs. Un point de vue qui n'est pas partagé à la DGAS. « La validation des acquis de l'expérience va permettre de faire progresser des personnes qui sont déjà des professionnels. L'apprentissage va intégrer des jeunes en formation. Le brassage des deux dispositifs se révélera, à terme, très intéressant », assure Sylvie Moreau. « Ne créons pas de nouveaux métiers, il y en a assez. Mais pourquoi ne pas imaginer des certifications reconnues par la bran- che ? », suggère Didier Tronche. En aval d'un titre, il pourrait s'agir d'une mention complémentaire à un diplôme. Exemple : une spécialisation en gériatrie pour une AMP. En amont d'un titre, cela viendrait s'inscrire dans un parcours conduisant à un diplôme existant. Pour drainer de nouveaux candidats vers les professions sociales, le directeur du Snasea souhaite également intensifier l'usage du contrat de qualification. Dernière solution, marginale toutefois, la professionnalisation des emplois-jeunes. Les deux organismes paritaires collecteurs agréés du secteur- Promofaf et Uniformation - en recensent quelque 6 000 dans leurs rangs, dont environ 30 % seraient tentés par une qualification. Par ailleurs, le ministère de l'Emploi et de la Solidarité est en cours de négociation avec son homologue de l'Education nationale pour former 2 000 aides-éducateurs aux métiers sociaux sur la période 2002-2007.
Quelles que soient les solutions privilégiées, il convient d'agir vite. Pourquoi ne pas « imaginer une stratégie par régions, mobilisant l'Etat, les collectivités territoriales et la branche professionnelle », comme le propose Didier Tronche ? D'autant que 75 % des schémas régionaux des formations sociales sont désormais approuvés. En effet, le rythme des départs à la retraite va s'accélérer dès l'an prochain et la pénurie de professionnels qualifiés risque fort de s'aggraver. « Dans les années 80, on comptait 80 % de niveau III dans le secteur, se souvient le directeur du Snasea . Aujourd'hui, on frôle la barre des 50 %. » Et demain ? Le risque d'une déqualification générale - il est vrai parfois entretenue par certains employeurs -, débouchant sur un travail social sans travailleurs sociaux qualifiés, ne peut pas être totalement exclu.
Jean-Yves Guéguen
En 15 mois, Dominique Guillaume, directeur général de l'association Jean Cotxet (4) , a publié quelque 80 offres d'emploi dans la presse, principalement dans les ASH, pour tenter de recruter du personnel qualifié ! Pour les besoins de notre enquête, il s'est livré à un petit exercice : comparer les effectifs de la moitié des structures de l'association - quatre foyers éducatifs pour adolescents (78 postes éducatifs) et cinq services (67 postes éducatifs) (5) - au 1er janvier 2001 et au 31 mars 2002. Le résultat est instructif. Dans les foyers, on comptait, au 1er janvier 2001, 77 % de personnels qualifiés et 23 % de non qualifiés (faisant fonction) ; 15 mois plus tard, 70 % de qualifiés et 30 % de non qualifiés. Dans les services, on recensait, au 1er janvier 2001, 91 % de qualifiés, 8 % de non qualifiés et 1 % de postes non pourvus ;15 mois plus tard, 82 % de qualifiés, 9 % de non qualifiés et 9 % de postes vacants. Durant cette période, les foyers ont enregistré 24 démissions, les services 15 ! « Les chiffres que je vous livre illustrent une tendance générale, commente Dominique Guillaume. Ils démontrent la difficulté à recruter du personnel qualifié, avec un taux de qualification qui diminue de manière significative en 15 mois, et une accélération du turn-over, notamment dans les internats. De même, l'augmentation du taux de postes vacants traduit le manque de candidatures adaptées. En dessous d'un taux de qualification de 70 %, nous aurions des difficultés à faire fonctionner nos établissements correctement ; la qualité de l'intervention s'en ressentirait. Aujourd'hui, notre objectif est double : fidéliser les professionnels en poste et qualifier des personnes sans formation initiale. Nous allons vivre une période de tension extrême durant les deux années à venir, le temps que l'augmentation du nombre de places dans les centres de formation produise ses premiers effets. »
(1) Voir ASH n° 2198 du 19-01-01.
(2) Lancé par les partenaires sociaux et l'Etat (DGEFP), le CEP sera achevé avant la fin du semestre. Il est réalisé par le Crédoc, le Lerfas et le Grefoss.
(3) Voir ASH n° 2248 du 1-02-02.
(4) 20 établissements et services, 850 salariés : 52, rue Madame - 75006 Paris - Tél. 01 45 49 63 80.
(5) Prévention spécialisée, AEMO administrative, AEMO judiciaire, deux placements familiaux éducatifs.