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Serge Paugam : « Il faut réviser nos modes d'intervention sociale »

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Malgré leurs objectifs ambitieux, les politiques de lutte contre la pauvreté se heurtent à notre conception catégorielle de l'intervention sociale et au dirigisme de l'Etat, déplore Serge Paugam. Il faut donc rompre avec nos modes de faire, défend le sociologue, qui réclame une approche plus universaliste de la protection sociale, un Etat renforcé dans son rôle d'animateur et une véritable réflexion sur la qualité des emplois.

Actualités sociales hebdomadaires : La croissance entre 1997 et 2000 n'a pas empêché une augmentation du nom- bre des personnes dénuées de toutes ressources. Cette difficulté à toucher le noyau dur de l'exclusion signifie-t-elle l'échec des différentes politiques de lutte contre la pauvreté ?

Serge Paugam : C'est vrai qu'avec l'amélioration du marché de l'emploi de 1997 à 2000, on aurait pu s'attendre à une diminution de la pauvreté. Or elle s'est stabilisée à un niveau élevé. Si la conjoncture économique s'est améliorée, les emplois proposés ont, pour beaucoup, été des emplois précaires ne permettant pas une sortie de la précarité. A cela s'ajoute la difficulté pour les politiques de lutte contre la pauvreté à atteindre le noyau dur des personnes exclues.

De fait, quelles que soient les périodes de croissance ou de crise, il y a toujours un pourcentage des publics les plus fragiles, ceux marqués dès l'enfance par une série de ruptures, qui reste distant à l'égard des institutions d'action sociale. Notre enquête réalisée avec la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (1) montre d'ailleurs que plus les difficultés sont nombreuses au cours de la jeunesse, plus cette méfiance est forte à l'âge adulte. Et plus ces personnes sont difficiles à prendre en charge. C'est un cercle vicieux : elles sont tellement désocialisées qu'elles perturbent parfois le fonctionnement des services, ce qui rend leur accueil encore plus délicat et renforce leur sentiment d'être mal acceptées.

Est-ce à dire que la société doit admet-tre qu'une partie de la population est condamnée à l'exclusion ?

- Non, une société démocratique ne peut pas l'admettre. Il faut au contraire imaginer des politiques qui interviennent, non plus dans l'urgence et sur un mode assistantiel, mais en prévention, bien en amont des processus qui génèrent l'exclusion. Plutôt que de décréter qu'une population cumule tellement de handicaps qu'elle ne peut plus être intégrée même en période de reprise économique, il faut s'interroger sur nos politiques : sont-elles à la hauteur du défi de la pauvreté et de l'exclusion ? Malheureusement, en mettant en place des dispositifs qui relèvent de l'action sociale traditionnelle et réparatrice, on ne fait que maintenir le statu quo social.

Pourtant, les gouvernements de droite comme de gauche ont mis en place des lois importantes pour lutter contre la pauvreté...

- Bien sûr, il ne faut pas avoir de mépris pour l'action des différents gouvernements. Ils ont essayé des politiques ambitieuses comme le revenu minimum d'insertion (RMI), la loi contre les exclusions, la couverture maladie universelle (CMU). Une société qui s'efforce d'enrichir sa palette de réponses ne reste pas recroquevillée sur elle-même et tente de promouvoir une plus grande justice sociale.

Néanmoins, quels que soient les gouvernements en place, ces politiques restent tributaires d'une conception catégorielle de l'intervention, très ancrée dans la tradition française. C'est particulièrement visible dans la loi contre les exclusions qui décline des mesures par secteur : emploi, santé, logement... On construit des catégories d'action, on définit des publics cibles et l'on tente de faire rentrer les usagers de l'action sociale dans la bonne case... Cette approche est très bureaucratique et présente de nombreuses limites : parfois, l'usager n'est pas placé là ou il faudrait, parfois, il ne s'insère dans aucune des catégories... Ce système génère des effets de seuil, des critères d'accès -conditions juridiques, d'âge, de santé... - et sécrète de nouveaux exclus du droit. Sans compter qu'il a contribué à façonner un type particulier de travail social.

REPÈRES

Sociologue, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris), Serge Paugam a publié plusieurs ouvrages sur la pauvreté et l'exclusion qui ont contribué à la réflexion sur l'action sociale, notamment :

  La société française et ses pauvres (3e édition sous presse) - Editions PUF (coll. « Quadrige » ) - 2002.

  Le salarié de la précarité  - Editions PUF (coll. « Le Lien social » ) - 2000 (voir ASH n° 2190 du 24-11-00).

  La disqualification sociale (5e édition)  - Editions PUF (coll. « Quadrige » ) - 2000.

Il a dirigé aussi : L'exclusion, l'état des savoirs (Editions La Découverte)  - 1996 (voir ASH n° 1968 du 29-03-96) et participé à l'ouvrage collectif : La nouvelle société française, trente années de mutation (2e édition)   (Editions Armand Colin)  - 1998.

Dans quel sens ?

- Chaque gouvernement qui arrive constate que les mesures prises précédemment sont devenues obsolètes ou inadaptées. Et il crée une nouvelle catégorie d'action. Regardez dans le secteur de l'emploi : depuis le milieu des années 70, on a mis en place pas moins de 80 dispositifs d'aide à l'emploi pour faire dégonfler les chiffres du chômage ! Et depuis plus de 25 ans, les travailleurs sociaux voient défiler des tas de mesures qu'ils doivent adapter à leur public. Conséquence : ils sont devenus tributaires d'un cadre de pensée où on ne leur demande pas de prendre des initiatives à l'échelon local pour inventer des solutions appropriées, mais de remplir des cases...

Que proposez-vous ?

- Il faut revenir à une perception plus universaliste de la protection sociale. Le problème, c'est qu'on pense, en France, l'universalité des droits à travers une approche catégorielle en essayant, chaque fois, de se concentrer sur des populations toujours un peu plus précaires, mais c'est un processus sans fin. Prenez par exemple le RMI : au lieu d'ouvrir le droit à cette prestation à partir de la majorité comme le font la plupart des pays européens qui ont mis en place un système national de revenu minimum, on a écarté du dispositif les moins de 25 ans.

Mais les raisons n'étaient-elles pas légitimes ?

- Il y a eu, effectivement, à l'époque un certain consensus pour dire que cette mesure n'était pas souhaitable pour les jeunes ; ce qui à mon avis est discutable. L'autre raison tenait à l'idée, fortement ancrée en France, selon laquelle les familles sont responsables de leurs jeunes et qu'il faut faire jouer les solidarités familiales ; ce qui, dit en passant, pose la question de l'âge : pourquoi 25 ans ?Cela veut-il dire que les solidarités familiales sont moins légitimes après ? Pour toutes ces raisons, on a abdiqué sur l'universalité des droits et l'on a créé, pour cette population, toute une série de mesures catégorielles d'accès à l'emploi, au logement, aux études..., en inventant même plusieurs catégories de jeunes. Et l'on continue aujourd'hui avec la proposition d'instaurer une allocation d'autonomie pour les jeunes, puisqu'il ne s'agit, ni plus ni moins, que d'imaginer un nouveau dispositif ciblé sur les moins de 25 ans.

Au nom du refus de l'assistance, les politiques sociales se sont toujours donné comme objectif la remise au travail. Cette orientation, dans une société qui se libéralise, ne conforte-t-elle pas la précarité matérielle et psychologique de toute une frange de salariés ?

- C'est vrai que l'accès à l'emploi pour sortir de l'assistance reste toujours l'objectif affiché des politiques sociales. Pourtant les attentes à l'égard de l'insertion professionnelle ont varié avec le temps. Dans les années 90, marquées par la crise et le faible espoir de s'en sortir pour les chômeurs de longue durée, on demandait surtout aux dispositifs d'insertion d'éviter l'explosion sociale. Beaucoup mettaient l'accent sur la formation ou la restauration de l'équilibre personnel. Ils avaient plutôt une fonction de régulation du lien social.

Avec la reprise en 1996, de nombreux emplois peu qualifiés se sont libérés et les entreprises ont commencé à manquer de main-d'œuvre. Il y a eu alors une pression, à mon sens excessive, des pouvoirs publics et des employeurs pour que ces postes soient proposés en priorité aux chômeurs de longue durée ; n'importe quelle activité salariée pourvu qu'ils sortent de l'assistance. Or ces emplois maintiennent les personnes dans des situations d'instabilité de revenus et de grande fragilité : ils ne leur offrent ni perspective de carrière, ni valorisation personnelle à travers une activité qui ait un sens. Pire, dans certaines entreprises qui travaillent à flux tendus, les salariés peu qualifiés sont placés devant des situations ingérables et mis en situation d'échec. Avec tous les risques que, découragés et se sentant inutiles, ils ne veuillent plus revenir sur le marché du travail.

Comment sortir de cette situation ?

- Toute la difficulté, c'est que les gouvernements ont été obnubilés par l'objectif de dégonfler coûte que coûte les chiffres du chômage et ont raisonné surtout en termes de placement. On le voit bien à travers tous les dispositifs qu'ils ont mis en place comme les contrats emplois-solidarité ou les emplois-jeunes qui ne font que précariser une partie de la main-d'œuvre. On sait bien que les élections se gagnent sur la baisse du taux de chômage !

On a donc occulté, en France, la réflexion sur la qualité des emplois. Celle-ci se mesure à l'aune de la qualification qui permet à l'individu de se reconnaître dans ce qu'il fait et de se projeter dans une carrière, mais aussi de la rémunération. Ce n'est pas acceptable de travailler à la chaîne toute sa vie dans une poissonnerie, dans des conditions presque inhumaines et pour un salaire dérisoire ! La qualité, c'est aussi des objectifs accessibles. Or, le paradoxe, c'est qu'on propose à certains salariés non qualifiés des emplois très exigeants en termes d'adaptation. Comment dans ces conditions peuvent-ils construire leur intégration professionnelle ?

Mais les emplois non qualifiés n'ont-ils pas au moins ce mérite d'offrir une porte de sortie à un public peu formé ?

- Organisons alors la sortie de ces emplois et ne nous arrêtons pas simplement à leur accès. Il faut créer des parcours dans l'emploi et les accompagner pour que ces emplois « non désirables » permettent une rotation de la main- d'œuvre et débouchent sur une véritable insertion professionnelle.

Lutter contre la pauvreté, c'est aussi lutter contre les inégalités. Or, en promettant de baisser les impôts, certains candidats à l'élection présidentielle ne font-ils pas le choix implicite d'une dérive inégalitaire de la société ?

- Certains discours d'orientation libérale tendent à nous faire croire que des impôts trop élevés sont un frein à la compétitivité de la France au niveau mondial. C'est faux : des pays comme le Danemark, où la fiscalité est forte et les inégalités de revenus moindres, enregistrent de bonnes performances sur le plan économique. Le problème n'est pas, à mon sens, de baisser les impôts qui permettent de redistribuer les revenus et de financer les services publics qui profitent d'abord aux plus démunis. Mais de savoir comment mieux utiliser les recettes fiscales.

Au lieu de les consacrer à créer des dispositifs qui interviennent en aval des processus d'exclusion, mobilisons-les davantage sur les politiques préventives et éducatives. On voit bien par exemple qu'il y a une tendance à la reproduction à l'âge adulte des difficultés rencontrées dans l'enfance et qu'il faut améliorer les conditions de la socialisation primaire : développer les structures d'accueil collectives dans les quartiers sensibles, la protection maternelle et infantile... Cela permettrait de régler les problèmes sociaux avec moins de brutalité que les mesures répressives ou assistantielles. Le risque c'est qu'en réduisant brusquement la fiscalité, on freine le développement de politiques préventives. Là justement où la France accuse un fort retard.

Au fond, la difficulté des gouvernements à appor ter des solutions nouvelles aux problèmes de la pauvreté et de l'insécurité, ne traduit-elle pas l'incapacité de l'Etat à se réformer ?

- Les difficultés des gouvernements successifs à réformer la sécurité sociale prouvent bien l'adhésion des Français à notre système de protection sociale qui joue un rôle incontestable dans l'atténuation du risque de pauvreté. Il y a en France un attachement très fort à l'Etat providence même si, en même temps, les individus voudraient payer moins d'impôts ! Si les gouvernements de droite comme de gauche ont su maintenir un niveau élevé de transferts sociaux et n'ont jamais appliqué une politique thatcherienne en France, ils n'ont, en revanche, pas réussi à transformer l'Etat providence. Or, il existe de lourdes inerties.

Par exemple, malgré la décentralisation, il continue à se penser comme un Etat puissant qui impose ses choix et intervient de façon très autoritaire et jacobine. Ce qui pose, au niveau local, des problèmes de personnes, de fonctionnement et fait que beaucoup de départements sont en crise. Que l'Etat soit fort, ce n'est pas une mauvaise chose. Mais, par manque d'esprit d'ouverture et d'écoute des populations locales, il peut décourager et annihiler les pratiques locales.

En même temps, l'inégalité géographique dans la mise en place des politiques de lutte contre la pauvreté prouve bien les limites de la décentralisation. A-t-elle, selon vous, échoué ?

- Je ne crois pas. Il est normal que la mise en œuvre du RMI ou des politiques publiques territoriales ne soit pas identique partout en France. Le contraire aurait même été étonnant car il existe déjà des inégalités de fait qui relèvent du bassin d'emploi, de la densité de la population, du cumul de handicaps dans certaines régions. D'ailleurs, si les dispositifs sont les mêmes partout, comment pourrait- on lutter contre l'incapacité, dans certains départements, à se mettre d'accord entre le préfet et les services du conseil général ? Il y a des rivalités qui ne relèvent pas de la loi mais qui sont d'abord des problèmes de personnes.

Mais l'Etat n'est-il pas là pour corriger les trop grandes inégalités ?

- Justement, à mon avis, la décentralisation n'a pas été poussée jusqu'à son terme. On s'est arrêté en chemin. L'Etat doit, d'un côté, affirmer son rôle de garant de l'universalité des droits fondamentaux et, de l'autre, laisser plus d'autonomie à l'échelon local pour adapter les politiques au contexte local de l'emploi, du logement, du partenariat... Et plus d'espaces d'initiatives aux travailleurs sociaux afin qu'ils puissent proposer et prendre des initiatives. En clair, l'Etat doit retrouver un vrai rôle d'animation au lieu de décréter d'en haut, comme il a trop tendance à le faire.

Que devient alors la fonction de contrôle de l'Etat ?

- Garantir c'est aussi contrôler. Si l'Etat était vraiment le garant, y compris à l'échelon départemental, de l'accès aux droits, il serait, par exemple, plus vigilant quant au respect des normes de salubrité dans certains foyers d'hébergement dont il a la responsabilité. Aujourd'hui, l'Etat n'assume pas ses fonctions de contrôle et peut ainsi laisser des réfugiés dans des foyers d'urgence ou grouillent des punaises et des cafards ; c'est indigne ! Le paradoxe, c'est que l'Etat n'est pas là, et qu'en même temps il est un peu partout dans de multiples dispositifs. Il fait même un retour en force dans le pilotage de certains dossiers et missions qui auraient tout intérêt à être décentralisés. Par exemple, dans beaucoup départements, il a renforcé sa présence dans les conseils départementaux d'insertion. Qu'il participe à la gestion du RMI, c'est normal. Mais qu'il décide à la place des acteurs locaux, c'est excessif.

Au vu de ces réflexions, avez-vous une attente particulière vis-à-vis des candidats à la présidentielle ?

- J'ai surtout une grande inquiétude par rapport au futur gouvernement. Car le mouvement actuel et les propositions des différents candidats ne vont guère dans le sens d'une approche plus universaliste de la protection sociale et d'un Etat recentré sur son rôle de garant et de contrôle. Nous restons prisonniers de nos cadres d'intervention, même si nous savons pertinemment qu'ils sont sources d'inertie et de dysfonctionnements.

Il faudrait pourtant que le prochain gouvernement ait le courage d'engager une révision en profondeur de nos modes d'intervention sociale. Et qu'il accepte de ne plus raisonner uniquement en termes de statut des personnes en cherchant à les hiérarchiser, mais qu'il prenne en compte les besoins réels des populations défavorisées. Par exemple, quand on a mis en place le revenu minimum d'insertion, on a fixé son montant en fonction du SMIC, sans s'intéresser aux besoins des allocataires. C'est pourtant par là qu'il faut commencer.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin

Notes

(1)  Détresse et ruptures sociales - Observatoire sociologique du changement - Voir ASH n° 2254 du 15-03-02.

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