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Délinquance des mineurs : derrière les clichés

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« Explosion » de la délinquance des mineurs, accroissement de la violence et de la précocité des passages à l'acte... Laxisme de la justice à leur égard… Autant de représentations de plus en plus répandues dans l'opinion. Tentative d'exploration de leur part de vérité.

A Evreux, un groupe de jeunes battent à mort un père de famille qui voulait défendre son fils victime d'un racket. Dans le Jura, deux adolescentes en torturent une troisième à la suite d'une rivalité amoureuse. A Lisieux, quatre mineurs infligent des sévices à un adulte handicapé mental qui avait admiré les tatouages de l'un d'entre eux... Ces trois faits divers révoltants, insupportables, sont venus, ces dernières semaines, alimenter les peurs diffuses de l'opinion à l'égard des mineurs délinquants, souvent jugés « incompréhensibles », « incontrôlables », « inaccessibles à la raison ». De nouveaux « barbares » en quelque sorte.

Sont-ils donc, conformément aux représentations communes, de plus en plus nombreux, de plus en plus jeunes, de plus en plus violents ? Les chiffres de la délinquance communiqués chaque année par le ministère de l'Intérieur le laissent croire. En 2001, les 177 000 mineurs mis en cause par les services de police et de gendarmerie représentaient 21,2 % de l'ensemble des personnes impliquées. Cette part ne s'élevait qu'à 13,9 % en 1993, année où 93 000 d'entre eux avaient été recensés. D'une façon générale, selon les statistiques, le pourcentage des infractions à caractère violent - destructions et dégradations, vols avec violence, coups et blessures -augmente dans l'ensemble des infractions commises par les mineurs depuis une quinzaine d'années. Et lors de la dernière publication des chiffres, fin janvier, le directeur général de la police soulignait l'implication plus fréquente des moins de 13 ans dans de tels actes.

La plupart des chercheurs, même les plus réservés quant à l'hypothèse d'un réel changement de la nature de la délinquance des mineurs - dont les phénomènes de bandes, les vols de biens de consommation, le vandalisme constituent depuis longtemps des signes distinctifs -, s'accordent sur la tendance générale au renforcement de la violence. Mais mettent en doute un rajeunissement global des auteurs. « S'étonner devant l'existence des délinquances de 10-12 ans, c'est méconnaître les mécanismes les plus ordinaires de la délinquance juvénile », estime Laurent Mucchielli, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales du CNRS (1). Dans des enquêtes menées dans plusieurs pays et à des époques différentes, en effet, les courbes par âge coïncident, montrant une entrée massive dans la délinquance entre 8 et 12 ans.

Mais nombreux sont également ceux qui relèvent que les chiffres du ministère de l'Intérieur, reposant sur les dossiers transmis par la police et la gendarmerie à la justice, ne traduisent rien d'autre que l'activité des forces de l'ordre ou la modification de la politique pénale. Ainsi, Laurent Mucchielli pointe que les statistiques desquelles on déduit la hausse du nombre de mineurs délinquants ne portent évidemment que sur les affaires élucidées, c'est-à-dire sur moins de 30 % du total des faits constatés - et moins de 10 % des vols de voitures ou commis à l'intérieur d'entre elles. « Rien ne permet de penser que les petites minorités d'auteurs poursuivis soient représentatives de l'ensemble des auteurs d'actes similaires, a fortiori de l'ensemble de la population délinquante. [...] Au contraire, la répression policière fonctionn[e] beaucoup à partir de “populations cibles”, voire de “clientèle” ». Autre bémol, les délits qui ont le plus augmenté chez les mineurs - parmi lesquels les vols,  la consommation ou le trafic de drogue, les destructions et dégradations, les outrages et violences à agents de la force publique - sont ceux « dont la découverte et la répression relèvent directement des rapports au quotidien entre les jeunes et la police, par le biais des contrôles sur la voie publique », observe le chercheur. Qui se demande si cette hausse n'atteste pas surtout de la dégradation des relations entre les deux groupes, les policiers menant une politique de contrôle plus systématique et transmettant davantage à la justice les dossiers qu'ils auraient auparavant simplement enregistrés sur les mains courantes... On entre, au final, dans un cercle vicieux : plus la réponse policière se systématise, plus les statistiques croissent, justifiant une intensification de la répression et l'inquiétude de l'opinion publique.

« Tolérance zéro »  ?

De fait, les priorités de la police ont été modifiées ces dernières années, à la suite du colloque de Villepinte en octobre 1997, qui a officialisé le tournant idéologique de la gauche socialiste en matière de sécurité. Le gouvernement Jospin y a affirmé clairement le droit à la sécurité, élevé au rang de deuxième priorité après la lutte contre le chômage. Pour le rendre effectif, on s'inspire - tout en refusant le terme - du concept américain de « tolérance zéro », selon lequel il faut une réponse pénale à tous les délits, même les plus bénins, sous peine d'un inévitable engrenage vers l'aggravation de la délinquance. En ont découlé, notamment, la création des contrats locaux de sécurité - près de 700 à ce jour - et de la police de proximité, orientée vers le traitement des incivilités et petits délits de voie publique qui empoisonnent la vie de certains quartiers. Ceux, précisément, que commettent particulièrement les mineurs. Cette direction est tellement prégnante que certains spécialistes, tel Laurent Bonelli chercheur en science politique au Groupe d'analyse politique de l'Université de Paris X-Nanterre (2), pointent que « des pans entiers de délinquance sont délaissés au détriment de la lutte contre les formes les plus visibles et les plus pénibles dans l'espace public », et dénoncent une « surexploitation de la délinquance juvénile au détriment de la délinquance économique ou environnementale ».

Toutes les analyses, cependant, ne concordent pas. Ainsi, le sociologue Sebastian Roché, du Centre de recher- che sur le politique, l'administration, la ville et le territoire de l'IEP de Grenoble qui a mené, en 1999, une grande enquête sur la délinquance « auto-déclarée » des 13-19 ans, auditionné en mars par la commission d'enquête sénatoriale sur la délinquance des mineurs, estimait que la forte augmentation des chiffres depuis 1993, certes due pour partie à un « rattrapage statistique », traduisait également un « phénomène d'accélération non anodin ». On aura compris la difficulté à trouver la juste distance entre dramatisation et minimisation. D'où les multiples voix qui s'élèvent pour réclamer la création d'une instance indépendante et pluridisciplinaire- policiers, magistrats, éducateurs, chercheurs... - d'observation et d'évaluation de la délinquance, capable de produire des données et un discours non instrumentalisé sur ce sujet polémique.

Un tel « observatoire » permettrait sans doute de clarifier la question de l'impunité supposée de ces mineurs délinquants. La question est complexe. Car, comme le souligne Sebastian Roché, « c'est toute la chaîne pénale qui est en difficulté ». A la fois les forces de l'ordre, qui obtiennent des résultats modestes en matière d'élucidation - confirmés par l'enquête de ce sociologue : 10 % des jeunes interrogés qui disent avoir commis des délits peu graves ont été en contact avec un policier, proportion qui monte à 15 % pour les délits plus graves. Et les magistrats qui, pour les faits dont ils sont saisis, sanctionnent plus sévèrement et plus systématiquement qu'auparavant, sans toutefois avoir vraiment les moyens de faire appliquer leurs décisions.

De fait, la réponse de l'autorité judiciaire aux infractions commises par les mineurs n'a jamais été aussi forte. Le nombre de mineurs condamnés pour délit est passé de 9 400 en 1995 à 37 400 en 2000. Et les peines prononcées sont de plus en plus lourdes. Les incarcérations augmentent :environ 2 400 en 1993, et autour de 4 000 en 2000. La justice, en outre, dans la foulée, là encore, du colloque de Villepinte, a été sommée d'apporter une réponse systématique, rapide et visible à la délinquance des mineurs. D'où par exemple l'accélération des procédures, avec la généralisation du « traitement en temps réel ». Et le développement du « traitement autonome du parquet » pour les faits qui ne sont pas considérés comme assez graves pour être traités par les tribunaux correctionnels, mais qu'il ne paraît pas possible de classer purement et simplement sans suite. Le jeune est convoqué devant un substitut ou délégué du procureur, souvent ancien gendarme ou ancien policier, qui peut faire un rappel à la loi, demander une réparation ou des excuses en échange d'un classement... Autant de nouveautés procédurales qui peuvent apparaître comme des coups de canif dans l'esprit de l'ordonnance de 1945. Ainsi, le juge des enfants n'est plus le seul acteur du traitement de la délinquance des mineurs, alors que ce texte fondateur a posé le principe d'une juridiction spécifique, ayant à la fois une mission de protection et de sanction. Quant à la rapidité de l'intervention, elle apparaît comme une négation du temps éducatif, qui permet à l'enfant ou à l'adolescent, être en devenir, de donner un sens à la sanction. Dans la revue Esprit de mars- avril 1998, consacrée au travail social, le magistrat Denis Salas relevait : « Avec la doctrine du “temps réel”, c'est la gestion immédiate des affaires qui l'emporte. L'individualisation passe au second plan. [...] L'important est d'évacuer le stock de la délinquance de voie publique, celle qui génère le sentiment d'insécurité. »

L'ordonnance de 1945, on le voit, n'est donc déjà plus vraiment un « tabou », même si le droit positif n'a pas été durci récemment. Peut-être d'ailleurs le sera-t-il dans un proche avenir. Lionel Jospin a mis à son programme l'extension de la comparution immédiate aux mineurs, en totale opposition avec les principes de ce texte. Quant aux parlementaires de droite, ils défendaient notamment, il y a quelques mois, lors de la discussion de la loi sur la sécurité quotidienne, le rétablissement de la détention provisoire pour les 13-16 ans en matière correctionnelle, supprimée en 1987, ou l'abaissement de l'âge minimal de la garde à vue de 13 à 10 ans. Modifier les textes serait donc la panacée ? Ils l'ont déjà été plus d'une vingtaine de fois, sur des points précis. Les députés Christine Lazerges et Jean-Pierre Balduyck, dans leur rapport d'avril 1998, se demandaient « si la multiplication des réformes n'a pas eu pour effet d'éviter de se poser la question des moyens mis en œuvre concrètement par les pouvoirs publics pour lutter contre la délinquance des mineurs en termes de prise en charge effective ». Le problème de l'ordonnance de 1945 réside moins, en effet, semble-t-il, dans l'inadéquation des textes, qui proposent déjà toute une palette de réponses, de la simple admonestation à l'incarcération, que dans le manque de moyens et de structures éducatives qui permettraient sa pleine application. Malgré des efforts récents de recrutement, les juges des enfants sont moins de 400, et les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse environ 3 000 (3). Plusieurs milliers de mesures éducatives attendent d'être mises en œuvre, faute de professionnels. « Notre plus grande faiblesse aujourd'hui, c'est celle de l'effectivité et de la rapidité de l'exécution des décisions de justice. [...] Il ne faut plus que les magistrats soient amenés à renoncer à telle ou telle sanction par man- que de moyens », reconnaissait lors d'un colloque, en décembre dernier, Marylise Lebranchu, qui jugeait que cet axe devrait être la priorité budgétaire des prochaines années.

Ce ne serait évidemment - doit-on insister ? - qu'un angle d'attaque de cette question de société fort complexe, que police et justice, qui n'apportent que des réponses individuelles et tardives, ne peuvent résoudre seules. « L'enfant qui comparaît apporte avec lui les pathologies de toute une société qui se concentrent sur un territoire », rappelle Denis Salas dans la revue Esprit. Renforcement des inégalités, ghettoïsation des quartiers d'habitat social à la périphérie des villes, failles de l'intégration, école qui ne joue plus son rôle de marchepied de l'ascension sociale, fragilisation des familles, effondrement des grandes espérances collectives, raréfaction des militants politiques ou syndicaux, des éducateurs de rue - la prévention spécialisée ayant vu ses moyens se dégrader avec la décentralisation... Tout un faisceau de réponses sociales reste à mettre en œuvre ou à inventer. Globales mais aussi locales, sur les territoires mêmes, avec la mobilisation des adultes, professionnels de l'enfance ou non, autour de ces mineurs délinquants, qui sont, trop souvent, des enfants et des adolescents à l'abandon.

Céline Gargoly

Notes

(1)  Dans son ouvrage Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français - Ed. La Découverte - 6,40 €.

(2)  Dans l'ouvrage qu'il a codirigé avec Gilles Sainati, intitulé La machine à punir - Ed. L'esprit frappeur - 4,57  €.

(3)  Voir ce numéro.

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