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Le tour de force de la réinsertion

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Au sein des prisons, le nombre de détenus condamnés à de longues peines ne cesse de croître. Sans perspective visible de sortie, de plus en plus déstructurés, ils ne peuvent se projeter dans l'avenir. Comment alors pour les travailleurs sociaux maintenir l'espoir sur la longue durée ?

« Nous sommes employés par une administration pour lutter contre ses effets pervers. Par essence, notre mission est ambigüe », analyse Alexia Haik, conseillère d'insertion et de probation à la centrale de Poissy (Val-d'Oise). Et l'ambiguïté ne risque pas de s'estomper. Sur les 34 773 condamnés incarcérés au 1er juillet 2001, 40 % purgent une peine de plus de cinq ans, dont près de la moitié de 10 à 30 ans, et 591, une peine de réclusion criminelle à perpétuité. Depuis une vingtaine d'années, le nombre de ces longues peines et de ces « perpètes » croît à une allure vertigineuse.

Cet allongement s'explique par trois facteurs (1)  : l'alourdissement des condamnations par les juridictions, la modification de la législation (durcissement du code pénal, création des périodes de sûreté...) et la modification des pratiques d'individualisation des peines (faiblesse des libérations conditionnelles et des commutations). Résultat : de plus en plus souvent condamnés à une lourde peine, les détenus voient aussi leurs chances de bénéficier d'une sortie anticipée s'amoindrir. Peu à peu, la personne se dégrade, ses liens familiaux se délitent, le fossé avec l'extérieur se creuse. Une situation qui pose maints problèmes aux services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP). Et ce, même dans les maisons d'arrêt, puisque beaucoup de longues peines y attendent, des années durant, leur affectation en établissement pour peines.

Perdre la notion du temps est commun aux longues peines. « Ils sont incapables de différer toute attente, comme de hiérarchiser les priorités. Sans réponse immédiate, ils considèrent qu'on ne veut pas les aider », constate Alexia Haik. « De plus, toutes les choses du quotidien prennent une résonance considérable », souligne Luciano Elia, aujourd'hui chef de service au SPIP de l'Aube et de la Haute-Marne, dont dépend la centrale sécuritaire de Clairvaux, qui compte un tiers de perpétuités. En résulte une pression énorme pour les personnels. « On est sans cesse appelé en détention pour des problèmes qui a priori ne nous concernent pas. »  Résultat pervers d'un système qui dépossède le détenu de sa propre vie et le plonge dans l'assistanat permanent. Ainsi, analyse Bathilde Groh, conseillère d'insertion et de probation à Poissy : « Par le fonctionnement même de l'institution, ils dépendent toujours de quelqu'un, et finissent par perdre toute autonomie. » « Notre mission est de les responsabiliser, reprend sa collègue Marie-Stéphane Vittrant, mais après des années... »

L'évolution de la population pénale n'arrange rien. Outre l'arrivée de jeunes délinquants multirécidivistes, « agressifs voire violents », « déstructurés » et « rejetant tout de l'institution », les travailleurs sociaux s'inquiètent de la présence croissante de personnes souffrant de troubles mentaux. La restriction du secteur psychiatrique et l'attitude des experts sont pointées du doigt. « Nous nous retrouvons avec des personnes reconnues pénalement responsables alors qu'elles ont des expertises psychiatriques catastrophiques et qu'elles ont eu des hospitalisations d'office », dénonce Alexia Haik. « Près du quart des détenus ont des pathologies lourdes, estime Luciano Elia. Or, à Clairvaux, nous n'avons même pas de psychiatre à temps plein ! » Un problème qu'amplifie l'allongement des peines, puisque souvent il aggrave les troubles. Sans compter que les longues peines elles-mêmes engendrent des pathologies lourdes. « Nous ne sommes pas formés pour gérer ces personnes et nous nous sentons incompétents », souligne Marie-Stéphane Vittrant. « Avec ces publics, c'est de l'ersatz d'accompagnement social que nous faisons », regrette Alexia Haik, qui avoue « devenir pessimiste quant à l'avenir de [sa] pratique ». Les autres détenus aussi souffrent de la situation. « Les longues peines se sont généralement organisées, une vie bien carrée en détention, explique Bathilde Groh. Là, ils se retrouvent face à des gens totalement déstructurés, qu'ils doivent surveiller, qui les empêchent de dormir par leurs cris... Ces détenus leur renvoient en outre une image qui les met mal à l'aise : ils ne veulent surtout pas leur être assimilés. »

Entre espoir et réalité

Accompagner des longues peines, c'est aussi chercher à maintenir l'espoir tout en rappelant la réalité carcérale. Un équilibre des plus délicats à trouver. « Si le gars se projette trop dans l'avenir, il ne supportera pas le présent, sera déprimé, agressif. En fait, il faut, dans les premiers entretiens, qu'on permette une insertion pénitentiaire : c'est le principe de réalité et c'est quelque part très contradictoire avec la réinsertion », résume un conseiller d'insertion et de probation interrogé par la sociologue Anne-Marie Marchetti (2). Plus la peine est longue, plus le suivi est complexe, car les détenus manquent de perspective. Comment offrir aux perpétuités l'espoir d'un après alors que, depuis 1996, seules trois commutations ont été accordées et que les chances d'obtenir une libération conditionnelle sont des plus minces ?Comment construire un projet d'avenir quand un condamné se retrouve avec 15, 18, voire 30 ans de période de sûreté (3)  ? Et que, pendant ce délai, il ne bénéficiera d'aucun aménagement ? « Il faut expliquer que ça va être long et compliqué mais que ce n'est pas impossible, témoigne Marie-Stéphane Vittrant. Et dès que quelque chose devient envisageable stimuler. Il faut les aider à gérer leur temps et à ne pas déprimer. » Mais face à certains, les mots peinent à venir. « Lorsqu'un détenu affirme : “Je ne peux pas m'en sortir“ et qu'en plus, toute sa vie a été une succession d'épreuves inimaginables, comment le motiver, lui remonter le moral, sans sortir d'énormités ? » Certes, un vent d'espoir souffle depuis l'entrée en vigueur de la loi Guigou, qui a réformé le mode d'octroi des libérations conditionnelles et permis la sortie de plusieurs « perpètes »   (4). Mais le doute subsiste : « Avec la loi, les détenus s'emballent ! On risque d'avoir un sérieux contrecoup de ces refus d'ici à un an », s'inquiète l'équipe de Poissy.

L'absence de perspectives en matière d'aménagement rend également délicate la mise en œuvre des projets d'exécution de peine  (PEP), destinés à faire entrer le détenu dans une dynamique. « Autant avec les courtes et moyennes peines qui peuvent être réduites, le PEP est jouable, autant là, la tâche est ardue », témoigne Luciano Elia. Difficile, en effet, de demander à un détenu de s'investir dans des actions de réinsertion, de faire preuve de bonne volonté, sans contrepartie tangible. « Même aux demandes de transfert pour rapprochement familial, on ne peut souvent répondre. Le projet d'exécution de peine peut être un excellent outil, mais à condition d'y mettre de vrais moyens. » Le manque de moyens, notamment en personnels, c'est ce que déplore aussi France Henry, psychologue, convaincue de l'intérêt du dispositif. Il « permet de travailler en pluridisciplinarité, de faire le point avec l'ensemble des détenus en suivant toute leur histoire, de partir du positif. Enfin, de donner un sens à la peine. » Un principe sur lequel Anne-Marie Marchetti, critique, tient à attirer l'attention des professionnels amenés à travailler sur la notion de changement. « On demande à des gens qui n'ont pas choisi leur peine de lui donner un sens, ce qui déjà est pervers. Mais aussi, selon le sens qu'ils y auront mis, en gros, ils seront récompensés. C'est compter sans la question des trajectoires sociales, dont on ne sort pas si aisément. Ainsi, pour avoir un projet de peine, il faut être capable de planifier son temps. Or prévoir sa vie sur une longue échéance n'est pas à la portée de tous, notamment, quand on a toujours vécu dans la précarité. On voit là combien la prison est pensée par des personnes non issues des classes populaires. Ceux qui parviennent à faire un “plan de carrière” ont déjà un capital culturel minimum. Ces projets favorisent les gens ayant toute leur tête et pour qui études, formation, thérapie, etc., pouvaient déjà appartenir à leur mode de vie antérieur. »

Plus de moyens humains

Pour travailler avec les longues peines enfin, il faut créer la confiance. Et donc du temps et de la continuité. Toutes choses complexes quand on compte un travailleur social pour 90 à 100 détenus et que le turn-over est colossal ! « Certains disent avoir connu plus de 20 éducateurs ! », témoigne Luciano Elia. « De surcroît, ce sont toujours des jeunes sortant de l'école qui prennent les postes, car travailler avec les longues peines rebute. L'approche de cette population mériterait d'ailleurs une formation spéciale. » En sous-effectif, les conseillers d'insertion et de probation, qui effectuent un nombre croissant de tâches techniques, ont de moins en moins de temps pour se rendre en détention et assurer un suivi quotidien des personnes. Pourtant, cette écoute, cet accompagnement, ce lien avec « l'extérieur » est nécessaire aux détenus. D'autant que, plus les années passent, analyse Marie-Stéphane Vittrant, « plus ils se construisent leur réalité, se forgent un monde à eux, et idéalisent le dehors. Conservant des repères d'avant leur incarcération, ils pensent que tout y sera simple : trouver un emploi, un logement... » Dans l'urgence, les travailleurs sociaux parent souvent au plus pressé. Alors, déplore Luciano Elia : « On oublie un peu celui qui ne demande rien. C'est pourtant souvent lui qui en a le plus besoin. »

Florence Raynal

LA PEINE AGGRAVÉE DES DÉTENUS ÂGÉS

L'allongement des peines a pour corollaire le vieillissement de la population pénale — ce qu'accentue l'augmentation de l'âge moyen à l'entrée en prison. Ainsi, en dix ans, le nombre de détenus âgés de 50 ans et plus a largement doublé et celui des 60 ans et plus, triplé. Aujourd'hui, 1 485 détenus ont plus de 60 ans, dont 28 plus de 80 ans et 3 de 90 ans. Cette évolution- qui va se poursuivre - a des répercussions sur la vie en détention. Les prisons ne sont pas adaptées aux personnes âgées, surtout physiquement dépendantes (distances à parcourir, absence d'ascenseur...). Comme le souligne la sociodémographe Annie Kensey (5) , elles « ne sont pas équipées comme des centres de soins gériatriques. Un certain nombre de prestations et d'aides inhérent à [l'état des détenus âgés] n'est pas disponible en détention. » Entourés de jeunes actifs, ces détenus souffrent d'isolement. « Ne supportant plus la pression de la détention, beaucoup se cloîtrent dans leur cellule », témoigne Luciano Elia. De surcroît, analyse Annie Kensey : « Les infractions le plus souvent représentées parmi les plus âgés comme les crimes ou délits sexuels agissent plus dans le sens d'une marginalisation que d'une considération particulière apportée par l'âge. » L'inactivité professionnelle n'arrange rien. Elle pose aussi la question des ressources. « Nous montons de plus en plus de dossiers de retraite, ce qui requiert d'ailleurs un énorme travail puisqu'il faut retrouver tous les contrats des détenus. Mais tout le monde ne bénéficie pas d'une retraite... », constate Luciano Elia. Pour lui, le plus dur reste néanmoins de réussir à « encourager les détenus âgés à faire un projet. Car, en dehors de la perspective d'une maison de retraite proche de la famille - quand il y en a une -, comment les stimuler ? » Certains d'ailleurs finissent par ne plus vouloir sortir. « Un de nos détenus vit depuis plus de 20 ans à Clairvaux : sa famille, c'est le personnel. C'est terrible, mais il se sent plus en sécurité à l'idée de rester ici que de se retrouver en maison de retraite avec des vieillards qu'il ne connaît pas. » Pour les autres, reste à trouver la maison de retraite qui acceptera un ancien détenu !Sans compter que s'il s'agit d'une libération conditionnelle, plusieurs enquêtes pourront y être menées et qu'aucune date de sortie précise ne sera fournie. « Il m'est arrivé de monter des projets pour une quinzaine de maisons de retraite sans succès », assure Luciano Elia. Libérés après de longues années, les détenus âgés risquent enfin de rencontrer d'énormes difficultés pour se resocialiser. Pourtant, leur absence de dangerosité est souvent reconnue depuis longtemps.

Notes

(1)  L'allongement des peines - Annie Kensey et Christophe Cardet - Direction de l'administration pénitentiaire - Mai 2001.

(2)  Perpétuités. Le temps infini des longues peines - Ed. Plon, 2001.

(3)  Dans son avant-projet de loi pénitentiaire, dont le sort reste incertain compte tenu des échéances électorales, la chancellerie n'envisage pour l'heure que de supprimer le caractère automatique des peines de sûreté.

(4)  Loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence - Voir ASH n° 2180 du 15-09-00.

(5)   « Vieillir en prison »  - Cahier de démographie pénitentiaire n° 10 - Direction de l'administration pénitentiaire : 13, place Vendôme - 75042 Paris cedex 01 - Tél. 01 49 96 28 15.

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