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« Eloge de l'écrit en travail social »

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D u travailleur social, on connaît le professionnel, moins l'écrivain, regrette Laurent Gavelle, directeur d'établissement. L'enjeu est de taille puisque, selon cet habitué des colonnes des ASH, « la transmissibilité de ce que les travailleurs sociaux construisent au jour le jour par le champ de l'écriture conditionne la survie professionnelle ».

« Il est régulièrement question dans la presse du social, de la difficulté pour les travailleurs sociaux à prendre la parole et surtout la plume afin d'exprimer ce qu'ils sont et ce qu'ils font : du manifeste de certains mouvements marquant leur inquiétude devant le déficit d'expression (publique) des travailleurs sociaux jusqu'à des constats posés par des professionnels de terrain sur l'absence de partage des pratiques professionnelles en passant par des dossiers thématiques sur le sujet dans les revues du secteur. Les dispositions de la loi rénovant l'action sociale et médico-sociale, enfin adoptées depuis le 19 décembre écoulé, devraient voir s'affirmer l'écrit comme un levier d'échange entre l'action vers l'usager et ce dernier, devenir un outil au service d'une équipe institutionnelle de plus en plus pluridisciplinaire et refléter la réalité du travail accompli jusque dans ses paradoxes.

L'écriture vécue comme une contrainte

Du travailleur social, on connaît le professionnel chargé de veiller sur les personnes handicapées, inadaptées ou en grande souffrance, aidées, accompagnées au sein d'établissements et de services financés par l'Etat, les collectivités territoriales ou l'assurance maladie. Il doit sans cesse inventer des réponses, apporter des solutions spécifiques à des problèmes qui se caractérisent par une complexification des dispositifs institutionnels et des impératifs réglementaires. On connaît aussi le praticien humaniste aux convictions citoyenne et sociale pour qui l'épanouissement des personnes en difficulté devrait être l'objectif essentiel de toute action publique, en portant haut et fort l'exigence du service auprès des populations fragilisées, marginalisées, l'urgence sociale et les maux de la société ne pouvant pas attendre. Combattant pour les droits de la personne, le travailleur social conçoit son action autour de valeurs fondamentales (solidarité, tolérance, respect, dignité...) dans le présent des choses, sur le terrain du réel et il doit s'assigner des frontières éthiques. Mais il ne le dit pas si facilement et son engagement fait toujours l'objet du débat symptomatique des rapports complexes entre les différents acteurs du secteur social et médico-social et un militantisme bien vivace parce que refusant toute compromission.

On connaît moins l'écrivain. Tous métiers confondus, les travailleurs sociaux hésitent à s'engager dans l'écriture comme acte authentique de l'engagement. Certains y voient une culpabilité liée au complexe d'infériorité vis-à-vis du savoir dans la mesure où ils n'ont généralement pas emprunté le cheminement habituel du savoir académique de l'université. D'autres, comme Chantal Humbert, soulignent que “leur rapport à l'écriture est bien souvent empreint des modèles scolaires et de la menace du déclenchement de kyrielles de jugements”   (1). Pour autant, pouvons- nous adhérer à son propos sur la nécessité de maintenir le fossé entre ceux qui agissent et ceux qui cherchent, parce qu'il n'y a pas de dichotomie entre l'acte d'entreprendre et celui de chercher, nommés parfois sous le concept de recherche- action. La recherche n'a-t-elle pas pour objet de faire évoluer les pratiques professionnelles et de développer celles de l'écriture qui participent à la construction des savoirs ? De vieux mythes sont donc à revoir, comme les propos de Boileau : “avant donc que d'écrire, apprenez à penser”.

Cette question de l'écriture est particulièrement prégnante dans le secteur social et médico-social avec la parution récente et simultanée de deux ouvrages sur le sujet (2). Pour Jacques Riffault, auteur de Penser l'écrit professionnel en travail social, les travailleurs sociaux savent écrire mais ils ont des difficultés à rendre compte de ce qu'ils sont et font en ne se dégageant pas des modèles de pensée qui leur ont été transmis et du culte obsédant de la communication bien mal maîtrisé dans la société d'aujourd'hui.

Si les travailleurs sociaux ont des choses à dire et des atouts à faire valoir, l'écriture a cependant ses exigences (dépassement de l'inhibition, contraintes orthographique et grammaticale...), rappelle Joseph Rouzel dans son ouvrage La pratique des écrits professionnels en éducation spécialisée, avec un passage obligé par la rigueur conceptuelle et pratique, ainsi que la confrontation à la théorie : un paradoxe au moment où le ministre de la Fonction publique met en place un comité chargé de renouveler, en la simplifiant, la prose des rédacteurs d'autres champs professionnels de la “chose” publique. Tous les deux affirment cependant que l'écriture permet de transformer les affects en savoir. Elle est donc un exercice risqué parce que nécessairement singulier et intime avec la confrontation du faire et du dire en parlant de la pratique professionnelle observée, théorisée de par son interprétation et communiquée. Ce risque fait donc souvent hésiter et, comme disait Françoise Sagan, “écrire est une entreprise tellement solitaire”.

Un exercice solitaire, risqué mais riche d'authenticité

Mais arrêtons-nous un instant sur les témoignages de deux écrivains reconnus et extérieurs au champ du travail social, qui ont pour intérêt de tordre le cou à certains clichés et a priori sur leurs incapacités à écrire. Daniel Pennac et Jean Rouaud, au cours de rencontres avec des travailleurs sociaux, soulignent, l'un et l'autre, que l'important est de rendre compte des pratiques de terrain.

Le premier constate que dans leurs textes les plus “émouvants”, les travailleurs sociaux expriment une qualité qui manque à beaucoup :l'auto-critique de leurs propres certitudes. Et de la confrontation à un usager ou à un problème social qui étonnent, ceux-ci en tirent “un savoir, et ce savoir, vous arrivez à l'exprimez, vous arrivez à le dire”   (3). Pour le second, leurs écrits méritent une reconnaissance dans la mesure où ils révèlent paradoxalement la richesse des expériences et les limites des engagements individuels et collectifs (4).

L'écriture, comme outil mis au service de l'action, permet la reconnaissance de la profession, autant dans l'inscription au projet institutionnel, et donc de son appropriation, que par l'intermédiaire de la formation tout au long de la vie en assurant un ancrage identitaire, légitimé et non attribué. L'écriture permet encore de réhabiliter de manière mesurée l'action consciente de chacun et de resituer, par voie de conséquence, les événements dans leur contexte d'incertitude et leur dimension d'imprévisibilité. L'écrit assure effectivement entre le passé et l'avenir, le souvenir et l'éternité, une sorte de passerelle qui a pour noms l'histoire avec ses différents pans et le temps afin de faire vivre un héritage dans lequel des aventures individuelles et collectives se croisent. Formidable support et moyen d'échange, de partage, de réflexion, de débat, d'engagement, d'action, d'ouverture, il vient laisser résonner la voix singulière en laquelle il a choisi de se manifester : rapporteur, persifleur, rétheur, ferrailleur, à la fois dans toute sa fragilité et sa grandeur.

Et Jacques Riffault comme Jean Rouaud d'insister sur la nécessité du regard des lecteurs afin, pour le premier, de conforter une écriture spécifique et, pour le second, de donner du sens à son contenu dont il s'agit d'assumer naturellement l'entière responsabilité de ce que chacun fait et de ce qu'il dit. L'enjeu est d'autant plus important que la transmissibilité de ce que les travailleurs sociaux construisent au jour le jour par le champ de l'écriture conditionne la survie professionnelle. Des “tribunes libres” ouvertes par les revues professionnelles confirmées aux tentatives artisanales qui fleurissent, notamment dans les instituts de formation, les paroles enfouies, insoupçonnées, doivent émerger en paroles légitimes et lucides au sens où elles interrogent l'état et le mouvement de la société. Personne ne peut donc se dédouaner de l'impérieuse nécessité de s'y affronter en se référant à Blaise Cendrars pour qui “écrire ce n'est pas vivre. C'est peut-être se survivre”. »

Laurent Gavelle Educateur spécialisé et directeur de foyer d'hébergement : 42 rue Jean-Jacques Rousseau - 92130 Issy-les-Moulineaux - Tél :01 46 48 85 85.

Notes

(1)  Les cahiers de Montsouris n° 10 - ETSUP - Mars-avril 2001.

(2)  Editions Dunod, 2000.

(3)  Le Fil du Récit n°2 - IRTS Paris - CRF Ile de France - Mars 2000 à 87.

(4)  Voir ASH n° 2210 du 13-04-01.

TRIBUNE LIBRE

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