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Les professionnels en panne de représentation

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Les travailleurs sociaux peinent à s'organiser pour se faire représenter, sinon en ordre dispersé. L'émergence de collectifs, mouvements et associations « citoyennes » sonne-t-elle le glas des associations professionnelles ?

« Quel sens peuvent encore avoir des associations professionnelles constituées sur la défense et la promotion d'une logique professionnelle ? » La question, cruelle mais lucide, posée par Christine Garcette, ex-directrice de l'Association nationale des assistants de service social (ANAS) dans les ASH en juin 2001 (1), a pris une tonalité encore plus aigüe face aux graves difficultés de l'association depuis décembre dernier. Représentant une profession dite canonique, emblématique sans doute d'une époque, elle a néanmoins fait peu d'émules du côté des éducateurs spécialisés, encore moins du côté des animateurs. En revanche, des associations comme celles des éducateurs de jeunes enfants et des conseillères en économie sociale et familiales (2) ont le vent en poupe. Dans le même temps, en rupture ou en complémentarité, mouvements et associations de « professionnels citoyens » tentent une autre approche. La fin d'un monde ?

On le savait éclaté, dispersé, tendance « corpo », peu syndiqué, très féminisé. Ceci expliquant en partie cela, le secteur social n'a jamais vraiment eu de représentation professionnelle cohérente et homogène. Ou bien alors fondée sur la revendication d'une identité professionnelle forte comme à l'ANAS. Pourquoi une telle désaffection aujourd'hui ?

Comme ailleurs, un ras-le-bol du militantisme, la démarche collective s'effaçant devant l'individualisme et le repli sur soi, l'absence d'objectifs communs à partager. « Les professionnels sont motivés, mais ils saturent vite. Aujourd'hui, ils ont un job, un point, c'est tout. Ils sont dans un tunnel : ce qui légitime leur action, c'est le quotidien », remarque le sociologue Michel Chauvière. Ce que confirme Erwan Tanguy, président de l'ANAS : « Les jeunes font ce métier comme un autre. Il y a un vrai déficit de militance professionnelle et personnelle. La profession n'a plus envie de réfléchir. » « L'évolution du paysage social et politique n'y est pas étrangère : disqualification du travail social et déqualification des professionnels », ajoute- t-il ; « absence de portage politique de l'action sociale », résume Michel Chauvière. Pour Jean-Pierre Rozenczveig, ex-président démissionnaire de l'Association nationale des communautés éducatives et militant associatif de la première heure, ces associations, créées après-guerre, n'ont pas su s'adapter aux nouvelles contraintes. « On reste sur une gestion dépassée, sans renouvellement des cadres. Les anciens n'arrivent pas à décrocher et se heurtent aux techniciens qui s'efforcent d'apporter un peu de professionalisme. »

Mais l'explication est aussi économique : ces associations dorment parfois sur un patrimoine (souvent immobilier) qu'elles répugnent à liquider et qui leur coûte cher. Dans le même temps, elles ont continué à faire payer des cotisations élevées à leurs adhérents sans justifier en contrepartie de prestations à la hauteur, soumises à une concurrence qu'elles n'ont pas vue venir. La formation est, à cet égard, un bon exemple.

Toutes ne sont pas dans ce cas de figure. Comment expliquer le dynamisme de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants ou de l'Union fédérative des associations d'assistantes maternelles (3) sinon par la jeunesse du métier, le besoin par conséquent de construire une identité professionnelle et la quête d'une reconnaissance statutaire ? Une fois ce but atteint, « inutile de défendre l'association coûte que coûte », argue Jacques Ladsous, vice-président du Conseil supérieur du travail social et fossoyeur convaincu de l'Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés, association d'éducateurs spécialisés, qu'il avait pourtant fondée.

Relayer le terrain

Comment expliquer aussi la renaissance, en 1997, sous le nom de France- ESF, de l'association des conseillères en économie sociale et familiale qui avait déposé le bilan en 1995 ? Par un changement complet d'optique, sinon de philosophie. « Nous avons choisi de maintenir une structure nationale dans le but d'avoir un interlocuteur auprès des pouvoirs publics. Mais dans une logique ascendante, et à trois conditions : qu'elle soit une émanation des régions, un relais du terrain et non l'inverse, et qu'il y ait une politique de communication forte entre les associations régionales », explique Fabienne Lassalle, l'actuelle présidente.

L'organisation a suivi : cette dernière, nommée pour deux ans une seule fois, la trésorière et la secrétaire sont issues volontairement de régions différentes. Sur 7 000 professionnels, l'association compte 13 associations régionales et 600 adhérentes. Mais Fabienne Lassalle reconnaît néanmoins une crise du recrutement : « Les militants se sont transformés en consommateurs d'information ou de services. » Même son de cloche à l'Association nationale des assistants sociaux hospitaliers (4), dont la branche européenne a mis la clé sous la porte en juin dernier, faute de supporters. « Cette situation pourrait justement fédérer les associations professionnelles pour qu'elles présentent un front uni dans les instances de décision », estime avec candeur Fabienne Lassalle. C'est bien là où le bât blesse. La Confédération française des profession sociales qui les regroupe, hormis l'ANAS, ne leur a jamais servi de porte-parole, chaque association préférant, de toute façon, défendre son pré carré. Comme celles qui se sont constituées plus récemment, non plus autour d'une identité professionnelle mais à partir de missions ou de champ d'intervention cloisonnés et dont les adhérents sont parfois exclusivement des personnes morales : le Carrefour national de l'action éducative en milieu ouvert  (Cnaemo), l'Association nationale des placements familiaux, le Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée, etc. « Les frontières entre une fonction d'organisation professionnelle et de fédération d'un champ sont parfois ambigües, relève Bernard Cavat, directeur de l'Association pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence de l'Orne et fondateur du mouvement Education et société. Et ces réseaux communiquent peu entre eux. » Pour Denis Vernadat, président du Cnaemo, « si notre mode d'entrée est plus large, l'action du Carrefour s'appuie bel et bien sur des identités professionnelles affirmées. Au moment où des enjeux sociaux forts ébranlent le secteur, il est fondamental que des organisations professionnelles puissent peser par rapport au politique. »

L'éclatement d'un certain corporatisme ?

« Combat d'arrière-garde », tranche Jacques Ladsous, pour qui « cette déperdition de la profession n'est pas malheureuse car celle entraînait un conservatisme étroit ». L'issue est, selon lui, inéluctable. « Le champ du travail social est en train de s'élargir et de se décloisonner. Il faut laisser le temps à l'ensemble des professions de se découvrir, de s'affirmer pour qu'elles puissent un jour aboutir à une organisation plus globale qui les rassemble. »

Signe d'aspirations différentes, des collectifs divers et variés destinés à donner la parole aux travailleurs sociaux ont poussé comme des champignons à la fin des années 1990 (5) pour s'évanouir dans la plupart des cas, presque aussi vite. « Normal, estime Patrick Reungoat, président du mouvement Education et société, le collectif est par essence éphémère. Les gens s'agrègent à un moment donné sur un objet commun, sans s'inscrire dans la continuité. »

« On était en rupture avec la logique corporatiste des associations professionnelles et les revendications statutaire des syndicats, se souvient Joël Azema, éducateur spécialisé à Montpellier, membre actif du feu Collectif unitaire de travailleurs sociaux. On souhaitait créer des espaces de rencontres pour analyser nos pratiques mais aussi les politiques publiques. Et inviter les usagers à partager leur analyse avec nous dans une démarche de co-production civique. » Ponctuellement et hors des institutions. Utopie ? « Les associations professionnelles ont fait la preuve de leurs limites, les collectifs aussi, par leur dilution. Les espaces de pression hors du cadre institutionnel ne marchent pas. Il faut agir de l'intérieur. »

Contre-exemple ? « Il y avait urgence pour nous à prendre la parole. L'ANAS ne répondait pas aux questions que l'on se posait. Elle n'était pas prête à se transformer en interne. Ni les syndicats non plus parce qu'on n'est pas dans la recherche d'avantages. On voulait trouver des solutions aux problèmes sociaux », raconte Nicolas Sempéré, assistant social, cofondateur avec Catherine Gendron, son alter ego, de « Témoins et Solidaires »   (6), collectif créé à Paris il y a trois ans et transformé, un an après, en association. Un noyau d'une vingtaine de personnes - professionnels, simples citoyens, et usagers - qui souhaitent « accueillir une parole et une pensée citoyenne » et tentent, en se retrouvant régulièrement, d'affiner leur analyse des problèmes sociaux. « Nous avons beaucoup réfléchi à la façon dont les personnes peuvent accéder à une insertion sociale reconnue, alors même que l'autonomie reste précaire et que malgré la précarité, cette démarche vers l'autonomie reste essentielle. Face à un travail social qui s'est massifié, il nous faut justifier que l'accompagnement social a du sens », souligne Nicolas Sempéré. Une réflexion destinée à « proposer une autre façon de travailler », et à donner la parole aux précaires.

Démarche « professionnelle et citoyenne » encore mais d'une autre ampleur du côté d'Education et société (7) qui perdure avec 200 adhérents aux intérêts et aux statuts volontairement divers. Profession de foi :réfléchir aux enjeux de citoyenneté dans les pratiques professionnelles et avec les usagers sur un versant plus politique. Sans prétendre à une quelconque représentativité, ni critiquer l'existence d'associations professionnelles « qui conserveront une légitimité si elles dépassent la défense d'un savoir faire et d'un métier pour s'interroger sur leur fonction sociale », considère Bernard Cavat.

Envie de rupture du côté du Mouvement national des étudiants et des travailleurs sociaux qui regroupe des étudiants en travail social et des professionnels (8). Lequel tente cette année de se constituer en réseau avec des sections locales qui prennent en compte la diversité régionale. « On veut briser les représentations corporatistes et représenter toutes les filières », ne se prive pas de dire Brice Mendes, le président, comme s'il voulait aussi éviter que le soutien reçu par l'ANAS lors des manifestations passées ne colle trop à la peau du mouvement. « On a envie de faire dialoguer les différentes professions entre elles, y compris de nous interroger sur les nouveaux métiers. » Dans un souci de transversalité bien comprise, où l'on ne cultive pas l'histoire d'une profession. « On n'est plus dans cette optique- là . Les étudiants ont certes besoin de repères mais ils peuvent se les forger dans la rencontre avec des professionnels de tous horizons. »

Quels que soient les pronostics sur l'avenir des associations professionnelles, nul doute qu'il s'agit d'une époque charnière. S'il faut regretter l'absence d''interlocuteurs représentatifs auprès des pouvoirs publics qui risque de peser sur l'avenir des professions sociales, il faut sans doute aussi laisser maturer l'ouverture du champ social. Et observer avec intérêt cet appétit pour la citoyenneté qui convoque les usagers et fait dire à Erwan Tanguy lui-même que « les associations professionnelles devront impérativement, à l'avenir, se rapprocher des usagers ». Sous peine de sécréter leur propre disqualification.

Dominique Lallemand

Notes

(1)  Voir ASH n° 2219 du 15-06-01. ANAS : 15, rue de Bruxelles - 75009 Paris - Tél. 01 45 26 33 79.

(2)  Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants : 2, rue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny - 44000 Nantes - Tél. 02 40 47 53 64 ; France-ESF : 13, place de Rungis - 75013 Paris - Tél. 01 45 81 08 96.

(3)  Contact : Tél. 01 46 04 37 13.

(1)  Voir ASH n° 2215 du 18-05-01.

(4)  Voir ASH n° 2111 du 19-03-99.

(5)  Maison des associations : 21 ter, rue Voltaire - 75011 Paris - Tél. 06 81 93 05 15.

(6)  Education et société : 116, rue de la Classerie - 44000 Rezé - Tél. 02 40 75 44 55.

(7)  MNETS : IRTS - 1011, rue du Pont-de-Lavérune - 34070 Montpellier - Tél. 06 63 52 78 45.

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