Recevoir la newsletter

L'aide sociale à l'enfance 93 sous pression

Article réservé aux abonnés

Confrontés à la montée en flèche du nombre de mineurs isolés confiés à l'aide sociale à l'enfance, les travailleurs sociaux de Seine-Saint-Denis rencontrent de graves problèmes techniques et éthiques. Estimant que ces jeunes relèvent de la solidarité nationale, le département presse l'État de prendre le relais.

« Il y a quatre ans, l'aide sociale à l'enfance de la Seine-Saint-Denis prenait en charge une centaine de mineurs étrangers isolés ; aujourd'hui, le chiffre avoisine les 400 ! », alerte Claude Roméo, directeur de l'enfance et de la famille au conseil général. De par la situation des pistes d'atterrissage de l'aéroport de Roissy, ce sont, en effet, les services de l'aide sociale à l'enfance de Seine-Saint-Denis (ASE 93)   (1) qui se voient confier, par ordonnance de placement provisoire, ces jeunes, venus en France pour fuir la guerre ou la misère. Essentiellement issus de Sierra Leone, de République démocratique du Congo ou de Chine. Un afflux croissant qui provoque l'asphyxie du dispositif départemental de protection de l'enfance.

Le dispositif d'accueil engorgé

Premier problème : la place. « Ces mineurs représentent le tiers de nos placements en urgence. On finit donc par ajouter un matelas, puis deux, puis trois, puis on passe au fauteuil télé... », déplore Claude Roméo. Au foyer départemental d'adolescents de Montfermeil notamment, sur 113 entrées en 2001, 75 concernaient des jeunes arrivés de Roissy, soit près de 70 %. Ce foyer à court et moyen terme a d'ailleurs dû abandonner sa mission première. « Depuis un an et demi, explique Annie Benoît, chef de service , nous ne travaillons que sur l'urgence, et plus sur l'admission... Et ça ne suffit pas. » Viennent alors en soutien des foyers associatifs, des établissements sis hors du département, voire, en ultime recours, des assistantes maternelles. Au fil des ans, les relations entre circonscriptions et foyers se sont tendues. « Le dispositif est de plus en plus bloqué. Dans 80 % des cas, quand on appelle les foyers départementaux, il n'y a plus de places. Alors, on fait du “forcing”. Certains aussi traînent les pieds pour accepter ce profil de jeunes. Quand on se rend au tribunal à 17 heures, on est sûr de ne pas rentrer chez soi avant 22 heures. Et souvent ne trouve-t-on de solution que pour la nuit ! », soulignent, exaspérées, plusieurs éducatrices de circonscription adhérentes au mouvement Education et société (2) qui souhaitent garder l'anonymat. De son côté, Annie Benoît témoi- gne : « Quand on refuse, cela se passe très mal. Aucun dialogue n'est possible. En fait, nous sommes tous débordés et confrontés à une situation ingérable. C'est l'étranglement. »

Autre conséquence essentielle : les jeunes du département ne bénéficient pas de la prise en charge qu'ils sont en droit d'attendre. « Cela se fait forcément à leur détriment, déplore Michel Tanguy, chef de service au foyer départemental d'adolescentes de Villemomble. Nous, nous recevons des jeunes dans des situations très dégradées. Là, j'ai dix demandes d'admission auxquelles je ne peux répondre. Bien sûr, les circonscriptions trouvent des solutions, mais les éducateurs nous choisissent aussi parce que notre prise en charge est adaptée à telle ou telle adolescente. Cela vient donc empêcher notre mission. Il faudrait des dispositifs distincts, avec des équipes distinctes. » A cela s'ajoute souvent un sentiment d'incompétence. Ainsi se plaint l'une des membres d'Education et société : « Alors que nous avons déjà la prévention, l'accueil, le raccommodage social du 93, d'ailleurs en hausse sensible, on nous impose une nouvelle mission complexe, humanitaire, exigeant des savoir-faire que nous n'avons pas ! »

En effet, la prise en charge de ces mineurs isolés a ses spécificités. Tout d'abord, il y a l'énorme barrière de la langue. Ensuite, il faut trouver des classes non francophones, des cours d'alphabétisation... Ces jeunes arrivent de surcroît souvent malnutris, avec de graves pathologies, et nécessitent un bilan de santé, voire des soins en urgence. Difficile aussi de disposer de psychologues formés aux traumatismes de guerre et parlant peul ou tamoul. A cela s'ajoutent diverses démarches juridico-administratives, pour lesquelles il faut savoir gagner la confiance des mineurs. Enfin, la coha- bitation des populations ne se fait pas sans heurts. « On a développé le racisme des jeunes d'ici, qui supportent mal cette arrivée massive et ont l'impression qu'on les délaisse. On a des réactions assez violentes », s'irrite Annie Benoît. Sans compter que sont parfois réunis des enfants d'ethnies différentes, des victimes et des auteurs d'exactions. Pour faire face, les travailleurs sociaux ont dû innover et tâtonner. « Nous avons appris sur le tas, au fur et à mesure, et construit des réseaux. Aujourd'hui, on est à peu près rodés », explique-t-elle. Mais beaucoup vivent mal cette évolution, qui dénature leur mission : « Les éducateurs ont le sentiment de ne plus faire ce pour quoi ils se sont engagés, le travail avec les familles, sur la délinquance, etc. » Certes, confirme Michel Tanguy, « on n'a pas l'ingrat du rappel à la loi, les prises de risques, comme avec nos adolescentes en crise... C'est plus calme, mais où est le travail éducatif ? »

Se pose également la question de l'après. « Nous avons accompagné durant trois ans une jeune, l'avons rassurée, avons recherché ses parents, l'avons soutenue dans une démarche d'insertion professionnelle... Là, alors qu'elle prépare une formation qualifiante, on vient de lui refuser définitivement le statut de réfugiée, bien qu'on ne nie pas les violences subies. Elle va devenir clandestine et on va lui dire de se débrouiller ! A quoi bon construire quelque chose si c'est pour se retrouver dans une telle impasse ? Notre travail perd tout son sens », se désespère une éducatrice. Et d'ajouter : « Si on avait enclenché une demande de nationalité française, dont l'accès est facilité pour tout enfant confié à l'aide sociale à l'enfance, on n'en serait pas là !Désormais, c'est ce que je pratique, avec l'accord du jeune bien sûr car changer de nationalité n'est pas neutre, mais en lui expliquant que c'est la seule solution. » De même, s'emporte sa collègue, « on se retrouve parfois face à des jeunes déclarés mineurs qui, à l'évidence, ont au moins 22 ans. Bien que fonctionnaires, on accepte sans cesse de telles situations, c'est choquant. » Entorses régulières à l'éthique, bricolage permanent de solutions, cautionnement de combines douteuses..., tel est le lot quotidien de maints travailleurs sociaux confrontés à la problématique des mineurs isolés, et mus par la volonté d'agir dans l'intérêt du jeune et de permettre son intégration. Mais la grogne monte. Et si le conseil général multiplie les démarches, sur le terrain les réponses tardent.

« On fait partie de la chaîne »

« Les travailleurs sociaux ont l'impression d'être en échec permanent. Ils se sentent dévalorisés, découragés, analyse Claude Roméo. Sans compter que 60 % des jeunes disparaissent, dans les huit jours suivant leur arrivée en foyer. » Si certains rejoignent des proches en France ou en Europe, d'autres fuguent pour retrouver des filières mafieuses, une fois le contact rétabli. « Nous alimentons probablement les foyers de travail clandestin et les réseaux de prostitution, s'alarme Michel Tanguy. Sur le plan éthique et humain, c'est dur à supporter. » Et il n'est pas le seul à sentir sa responsabilité morale engagée. « On est sans doute utilisé par les réseaux, déplore une éducatrice de circonscription. On fait partie de la chaîne. » On peut en effet s'interroger quand des jeunes évoquent le foyer de Montfermeil avant même d'y être allés ! Les fugueurs rejoignent alors ceux qui, non confiés à l'aide sociale à l'enfance, s'égaillent dans la nature à la sortie de la zone d'attente, un laissez-passer provisoire en poche. Et ils sont nombreux. « Les derniers chiffres sûrs de la police de l'air et des frontières datent de 1999. Depuis, on n'arrive plus à en obtenir de clairs, se désole Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny. Quelque 1 200 étrangers se sont alors présentés en tant que mineurs à Roissy. Après expertise osseuse, 843 ont été tenus pour mineurs et moi, je n'en ai vu que 120 ! Que sont devenus les autres ? Chaque année, j'en vois plus, mais par rapport à combien ? » Quant à Claude Roméo, il dénonce le manque de moyens débloqués pour mener des investigations. « Ce n'est pas possible, quand on voit des gamines partir du tribunal avec des messieurs, qu'on ne puisse pas trouver les quelques policiers nécessaires pour organiser des filatures, et savoir où ils les emmènent ! »

Cherchant à résoudre la situation qui empire d'année en année - et coûte au département environ 800 000 F par an, le président du conseil général de la Seine-Saint-Denis s'est récemment allié à celui du Val-de-Marne et au maire de Paris - également concernés - pour interpeller le Premier ministre en vue d'un traitement interministériel. Une table ronde réunissant les présidents des conseils généraux et les divers services de l'Etat (protection judiciaire de la jeunesse, directions départementales des affaires sanitaires et sociales, Justice, autorités de police, Affaires étrangères...) a en outre été deman- dée au préfet de région. « Il faut une démarche globale, car les problèmes sont globaux », résume Claude Roméo (3).

Pour le directeur de l'ASE 93, outre organiser à Roissy un primo-accueil respectueux des droits de l'enfant (bilan de santé dès la descente de l'avion, accueil de qualité dans la zone d'attente...), il convient de distinguer trois catégories de mineurs isolés, afin de les prendre en charge de façon idoine. Tout d'abord, pour ceux mis dans un avion par des mafias locales, sans l'accord de leurs parents, il est préconisé d'organiser leur retour au pays, après s'être assuré qu'ils ne sont pas en danger. Ensuite, l'objectif serait d'aider ceux ayant un projet de regroupement familial hors de France, à poursuivre leur voyage, en vérifiant la sûreté de leur destination. Un principe qui implique la mise en place au niveau européen d'un système autorisant la réalisation d'une évaluation sociale dans le pays visé. Enfin, estime Claude Roméo, « pour les enfants déterminés à rester en France, minoritaires, il faut des structures d'accueil du type de celle qui doit ouvrir à Taverny »   (4).

Très attendu par les acteurs sociaux, ce lieu d'accueil et d'orientation, financé par l'Etat et géré par la Croix-Rouge, semble cependant d'ores et déjà, avec ses 30 places, insuffisant. Mais il pose en outre l'insidieuse question du devenir des jeunes, après leur passage, un accompagnement de longue durée s'imposant. En clair, il reste à trancher la question de fond : de qui, de l'Etat ou du département, relèvent véritablement ces mineurs isolés étrangers ? Et cela ne se fait pas sans mal. « Je ne vois pas pourquoi, si l'on a admis que le droit d'asile relèvede la compétence

d'Etat, ces mineurs reviendraient ensuite à la charge des départements au titre de l'enfance en danger. Pour moi, il faut une structure qui puisse, comme pour les enfants du Kosovo, créer les conditions d'une réelle intégration. Cela passe par une répartition sur le territoire national des quelque 2 500 à 3 000 mineurs isolés qui arrivent chaque année. Cela éviterait la concentration des problèmes comme celle des enfants, et donc les risques d'attirer des gens mal intentionnés », explique le directeur de l'enfance et de la famille au conseil général de la Seine-Saint-Denis.

Pour le président du tribunal pour enfants, qui mène des démarches conjointes avec le conseil général, la réponse est un peu plus nuancée. « Certes, l'Etat ne peut soutenir qu'il est incompétent : c'est lui qui contrôle les frontières, ce sont ses fonctionnaires qui laissent entrer les gens..., il doit donc assumer les conséquences de ses actes. Sans compter qu'il a en charge les réfugiés. Néanmoins, les départements ne peuvent totalement se débarrasser de la question. Ces jeunes étant pour partie destinés à devenir français, ils se doivent d'apporter leur soutien pour le traitement d'enfants isolés en danger sur le territoire. » Pour le département, la meilleure solution réside, à l'issue de la période d'accueil et d'évaluation, en la nomination de la Croix-Rouge en tant que tuteur de ces enfants, âgés en moyenne de 16 ans. Celle-ci pourrait alors être leur garant jusqu'à leur majorité, voire 21 ans en tant que jeunes majeurs, et les accompagner alors dans tous les actes de la vie. « Cette formule, estime Claude Roméo, permettrait une prise en charge financière par les services de l'Etat, avec la possibilité d'accueillir les jeunes dans différents départements mais avec un seul référent. » En tout cas, résume Jean-Pierre Rosenczveig, « tant que la question politique ne sera pas résolue, on fera dans le bricolage ! »

Florence Raynal

Notes

(1)  Conseil général de la Seine-Saint-Denis : BP 193 - 93003 Bobigny cedex - Tél. 01 43 93 93 93.

(2)  Voir ASH n° 2223 du 13-07-01.

(3)  Lequel estime que la nomination d'un administrateur ad hoc n'est pas suffisante - Voir ce numéro.

(4)  Voir ASH n° 2228 du14-09-01.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur