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Malaise dans le travail social

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Positions professionnelles ébranlées par l'apparition de nouveaux acteurs, conditions d'exercice à géométrie variable selon les stratégies des conseils généraux, valeurs fragilisées par l'extension du credo libéral : face aux mutations de leur champ d'intervention, les travailleurs sociaux ont mal à leur identité. Mais ne devraient-ils pas, eux-mêmes, mieux l'affirmer ?

Pour comprendre « le travail du social », ce travail de la société sur elle-même, il convient d'en réinterroger les fondements, explique Marc-Henry Soulet, professeur de sociologie à l'université suisse de Fribourg (1). Devant l'insupportable de la misère et de la souffrance, il est bien sûr impératif d'agir. Mais au nom de quoi, c'est-à-dire quelles sont les « bonnes raisons » sur lesquelles asseoir cette intervention ? La pitié, l'égalité et la solidarité constituent, selon Marc- Henry Soulet, les trois ressorts symboliques d'une action ayant fait l'objet, au fil de l'histoire, de traductions à la fois nouvelles et permanentes.

Des raisons d'agir incertaines

« La figure de la pitié, précise le sociologue, correspond au déplacement d'une catégorie religieuse - la charité -, vers une catégorie laïque :l'humanitaire. » Consacrant une division du monde entre les heureux et les malheureux - les premiers, seuls, étant en mesure de pratiquer la compassion -, la pitié traverse le projet philanthropique visant à améliorer la condition de l'homme et à restaurer la dignité humaine. Elle imprègne aussi toutes les actions mues par la charité et la bienfaisance, qui ont constitué les formes protohistoriques de la pratique sociale. Cependant, du fait de son caractère aléatoire, voire arbitraire, il semble difficile de fonder une intervention collective sur la pitié, estime Marc- Henry Soulet. Alors, quid de l'égalité ?Renvoyant à un idéal de justice pour tous, ce second principe d'action trouve son origine dans le projet du mouvement ouvrier du XIXe siècle et des utopies sociales qui se sont matérialisées au travers de quelques expériences concrètes. Elle s'est ensuite incarnée dans les programmes de lutte contre les inégalités qui animent les trente glorieuses. Or, actuellement, avec la crise de l'Etat-providence et la mise en œuvre de politiques ciblées sur les plus démunis, l'objectif d'égalité se traduit par la production de mesures pro- fondément inégalitaires qui en brouillent la lisibilité. Aussi substitue-t-on, désormais, la notion d'équité à celle d'égalité, ce qui n'est pas sans conséquences sur la cohésion de la société.

Celle-ci, souligne Marc-Henry Soulet, « s'ancre dans “l'invention du social” comme modalité de réduction du hiatus entre égalité politique et inégalités socio-économiques, et se prolonge dans le “solidarisme”, troisième voie entre le libéralisme pur et le socialisme radical qui instaure le principe d'une dette sociale et d'un quasi-contrat liant les membres d'une société entre eux et à celle-ci ». Mais la concrétisation de l'exigence de solidarité se heurte, aujourd'hui, à la partition de la société entre des individus fonctionnellement complémentaires car participant, ensemble, à la richesse de la collectivité, et des agents non contributeurs pour lesquels, faute d'interdépendance à invoquer, on ne peut que mobiliser leur appartenance à la commune humanité. Cette « Droits de l'homisation des politiques sociales » s'effectue au prix d'un glissement, lourd de répercussions en matière d'intervention : le passage d'un Etat social qui reposait sur une logique de redistribution afin de réduire les inégalités, à un Etat d'action sociale qui vise à gérer des différences sans chercher à les réduire.

Ces raisons d'agir incertaines alimentent les doutes que peuvent éprouver les professionnels sur la légitimité de leur intervention. Ont-ils, pour autant, renoncé aux valeurs fondatrices de leur engagement, comme cela leur est fréquemment reproché ? Non, répond Alain Vilbrod, maître de conférences en sociologie à l'université de Bretagne occidentale. « J'ai, certes, mené des recherches au sein de métiers mieux installés que d'autres (éducateur, assistant social, animateur) mais, dans tous les cas, j'ai pu assez clairement infirmer ladite tendance à la déperdition des valeurs qui font et poussent vers le métier. » Contrairement à ce qui est souvent dit, les jeunes qui tentent tel ou tel concours menant aux professions du social ne s'y présentent pas fortuitement. Les expériences de militance qu'ils ont souvent connues et, avant cela, les familles dont ils ont incorporé les dispositions morales n'ont rien d'incidentes non plus. En revanche, probablement, bien des valeurs - humanistes et civiques notamment -, portées par ces impétrants comme par des professionnels en poste de longue date, demeurent implicites ou, du moins, peu exprimées. Cela est dommageable, car « l'art de faire de tout métier digne de ce nom, s'enroule de paroles, précise Alain Vilbrod. Dire le sens de ce que l'on entreprend, se référer à des valeurs supérieures, relier les actes à une conception des rapports au monde, tout cela participe du processus identitaire qui va faire que des individus d'une même profession vont se reconnaître dans un même dessein, pour ne pas dire dans une œuvre commune. »

Le rôle de la mémoire professionnelle est également essentiel pour pouvoir affirmer, avec plus de force, sa présence et sa raison d'être. Faute de savoir d'où l'on vient, comment appréhender qui l'on est et vers quoi on peut aller ? C'est cette interrogation sur sa filiation en tant qu'assistante sociale qui a conduit Christine Garcette vers la recherche historique. « Quand j'ai commencé mes études, se souvient-elle, nous n'avions en tout et pour tout qu'un quart d'heure d'histoire sur le travail social en première année. Il était consacré à nous expliquer que “François 1 er et Saint-Vincent-de-Paul avaient eu un rôle important, et qu'il s'était passé un certain nombre de choses ensuite dont il valait mieux se démarquer pour construire une identité professionnelle reconnue”... ! » Avec quel passé honteux fallait-il prendre ses distances ?Le quart d'heure d'enseignement ne le précisant pas, Christine Garcette a commencé ses propres recherches, avant de fonder, avec Brigitte Bouquet, le réseau Histoire du travail social (2).

Se réassurer  à la lecture du passé

Fournissant des clés pour mieux comprendre les différents processus de professionnalisation des métiers du social et leurs enjeux actuels, l'éclairage du passé permet aussi de tordre le cou à certaines idées fausses qui perdurent. Il en est ainsi du célibat des assistantes sociales, traditionnellement associé à la vocation religieuse, alors qu'il était, au début du XXe siècle, l'expression d'un féminisme qui revendiquait de s'émanciper de la tutelle du mariage. Ou encore, de cet autre cliché consistant à croire que le bénévolat a longtemps précédé le professionnalisme en travail social, alors qu'infirmières visiteuses et surintendantes étaient salariées dès l'origine, et que les écoles ont parfois préexisté à la création de la fonction.

La lecture du passé, bien sûr, n'est jamais neutre et tout travail de recherche doit éviter un certain nombre d'écueils. Mais ignorer l'histoire de sa profession constitue un risque plus grand encore. Cela peut notamment conduire à « réinventer l'eau chaude » en croyant innover, quitte à répéter indéfiniment les mêmes erreurs, à ne pas savoir relativiser les conflits d'aujourd'hui au regard des crises d'hier, ou encore, « jetant le bébé avec l'eau du bain », à perdre le sens de l'action menée. « Le travailleur social sait bien que la démarche d'accompagnement d'un usager en difficulté consiste, souvent, à commencer par lui faire reprendre confiance dans ses propres potentialités pour qu'il puisse se projeter dans l'avenir », souligne Christine Garcette. Ce qui est vrai pour les usagers du travail social, l'est tout autant pour les professionnels, affirme-t-elle : « Faute de fondations identifiées et reconnues, de réassurance dans nos capacités à dépasser les obstacles, nous risquons de nous cantonner dans l'identité frileuse que l'on nous reproche, au lieu de réaffirmer nos convictions et de construire ensemble notre avenir professionnel. »

Mobiliser sa mémoire pour mieux appréhender le présent est d'autant plus nécessaire que celui-ci s'avère menaçant. La diversité des métiers sociaux interdit, bien sûr, les raisonnements trop tranchés. Cependant, estime Alain Vilbrod, « on ne peut même pas avancer qu'il y aurait comme des professions canoniques bien assises et désormais définitivement à l'abri des déconventionnements ou des menaces de dérégulation. Les équilibres sont toujours fragiles et telle profession qui se croit établie peut voir un jour son pré- carré taraudé par d'autres métiers qui se cherchent et qui poussent leurs feux vers des espaces peu codifiés. » A cet égard, l'évolution des métiers de service et d'aide à la personne semble particulièrement inquiétante.

Des « gens de maison » aux employés des « services à domicile » - auprès des jeunes enfants comme des personnes âgées -, plusieurs registres de travail et de statut sont repérables, selon les époques et l'organisation, publique et privée, de l'exercice professionnel. Or, depuis une vingtaine d'années, explique Simone Pennec, directrice de l'atelier de recherche sociologique de l'université de Bretagne occidentale, sous la double pression de la politique de lutte contre le chômage et de la réduction des coûts collectifs, on assiste au développement parallèle des « emplois familiaux » et de la déqualification des professionnelles qui les occupent. Ainsi, dans l'après- guerre, les travailleuses familiales vont constituer le modèle de l'intervention à domicile clairement rattachées au travail social du fait des objectifs éducatifs qui leur sont attribués. Malgré ses faiblesses, leur statut est tout à fait enviable au regard de celui des employés de maison. Mais la logique de rationalisation des coûts va conduire à transférer certaines des fonctions des travailleuses familiales aux aides-ménagères dont les conditions statutaires sont bien différentes. Progressivement, ces dernières, devenues « aides à domicile », verront la part de leurs activités d'accompagnement, de socialisation et de soins s'accroître - aux dépens des travailleuses familiales, dont les effectifs baissent régulièrement.

Troisième stade de la régression : le passage de l'aide à domicile aux emplois domestiques de gré à gré, qui remet profondément en question la professionnalisation alors en cours. Ses conséquences sur les conditions de travail sont claires (en matière de temps très partiel, de congés, d'absence d'indemnisation de déplacement, etc.), cependant que la diminution de la part de l'aide- ménagère dans les emplois du domicile au profit de celle des employés de particuliers n'est pas moins évidente. Avec l'instauration de la prestation spécifique dépendance, puis de l'allocation personnalisée d'autonomie, souligne Simone Pennec, ce processus de déqualification se poursuit à travers l'incitation des femmes à devenir l'employée de leurs parents, c'est-à-dire à s'impliquer dans un salariat qui n'est qu'un leurre. Un des résultats de cette « salarisation filiale » est la baisse, voire la suppression, de l'intervention des aides-ménagères, leur éventuel maintien relevant alors du passage à un autre statut, celui d'employées de maison.

Terreau de ces évolutions, qui ont renvoyé les différents emplois évoqués à l'univers de la domesticité - et du face-à-face employeurs-employés : des politiques relevant de l'action sociale de l'immédiateté et de l'urgence, qui seraient plus fondées sur le modèle de la compassion ou de la pitié, que sur celui de l'égalité. En outre, dénonce Simone Pennec, il se trouve que, dans le cadre de certains dispositifs, « les salariés de la domesticité - dont les enfants -, sont sous le contrôle de travailleurs sociaux patentés ». Ces derniers ont-ils à cautionner semblable dérégulation ?

Caroline Helfter

Notes

(1)  Lors du colloque international « Travailleurs sociaux : leurs mille et une raisons d'agir », qui s'est tenu à Brest du 22 au 24 novembre. Université de Bretagne occidentale, service de formation continue : 20, avenue Le Gorgeu - BP 817 - 29285 Brest cedex - Tél. 02 98 01 80 86.

(1)  La ville de Paris, les départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne constituent un seul département pour l'application de cette mesure. De plus, l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle est considéré comme faisant partie des trois départements suivants : Val-d'Oise, Seine-Saint-Denis et Seine-et-Marne. De même, l'aéroport d'Orly est réputé faire partie du Val-de-Marne et de l'Essonne.

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