« L'action éducative en milieu ouvert (AEMO) judiciaire est aujourd'hui dans la tourmente. L'opinion publique s'émeut devant les enfants placés et la détresse des familles. Les rapports ministériels (Naves-Cathala, Deschamps, Roméo) se succèdent invitant les travailleurs sociaux à davantage de considérations pour les parents. Madame Ségolène Royal fustige l'action sociale en multipliant les déclarations. Et les professionnels s'offusquent, avec raison, d'être rendus responsables de tous les maux. Devant tant de passion les débats se crispent entre pouvoirs publics, représentants des parents et travailleurs sociaux, avec le risque que l'intérêt de l'enfant se perde dans ces controverses aussi politiques qu'idéologiques. Mais que signifie un tel malaise ? Le travail social touche à une entité sacrée : la famille. Or cette famille, actuellement fragilisée, navigue au confluent du social et du privé, du public et de l'intime, alors forcement ça secoue ! De toute évidence le rapport que le travail social sous injonction judiciaire entretient avec l'intimité des usagers est un débat complexe qui suscite la polémique, mais nous est-il possible d'en faire l'économie ?
Madame L. habite dans un de ces quartiers dits sensibles de la banlieue nantaise. Elle vit là, dans une HLM avec comme uniques ressources les prestations sociales. Elle élève seule ses trois garçons pour lesquels le juge a ordonné une mesure d'assistance éducative non pas pour cause de maltraitance mais pour un “manque de repères”. Madame L., sans diplôme, ne travaille pas. Elle n'a pas de voiture, ne prend pas de vacances. Et Madame L. ne comprend pas. Elle ne comprend pas pourquoi l'éducateur lui demande de retracer sa vie, d'évoquer une énième fois un père alcoolique, un placement, la souffrance... Elle ne comprend pas pourquoi la tutrice aux prestations familiales ou l'assistante sociale font de même. Enfin, elle ne comprend pas pourquoi toutes ces personnes se réunissent pour parler de sa situation. Madame L. ne comprend pas pourquoi et pourtant elle se tait. Tout au plus s'autorise- t-elle à “oublier” un rendez-vous de temps en temps. Peu importe que les travailleurs sociaux pensent qu'elle ne coopère pas ou qu'elle refuse de prendre conscience de ses difficultés, elle aura préservé une partie d'elle-même, une partie de cette intimité qu'on n'a de cesse de dévoiler.
La situation de Madame L. n'a rien d'exceptionel. Elle est même d'une cruelle banalité dans ces poches de pauvreté que génère notre système économique. D'une banalité si prégnante qu'elle contamine la réponse sociale. Les interventions des travailleurs sociaux se standardisent au risque de ne plus interroger les évidences, au risque de ne plus savoir écouter la réalité de ceux qui souffrent, au risque de ne plus savoir écouter tout simplement. Comme Madame L. qui nous crie qu'elle ne supporte plus que les professionnels violent son intimité au nom d'une aide qu'elle n'a pas demandée. Jusqu'où sommes-nous prêts à aller pour aider les familles ? Quelles sont les limites du droit d'ingérence ? Le bien justifie-t-il toujours les moyens ?
Les textes législatifs l'affirment unanimement l'intimité est un droit inaliénable. Article 9 du code civil français : “Chacun a droit au respect de sa vie privée”. Article 12 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme : “Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie pri- vée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteinte à son honneur et à sa réputation.” Si l'intimité est consacrée à tous les échelons du droit français et international, c'est qu'il y a quel- que chose de fondateur et de structurant dans le lien qui unit le sujet à son intimité. Car jouir d'une intimité revient à posséder un secret. Comme l'écrit Hubert Van Gijseghem “se différencier, c'est s'autoriser à posséder quelque chose de personnel, c'est déjà exister de façon autonome par rapport à autrui” (1). L'intimité est ce voile que nous déposons sur nos vies pour la préserver des regards. Et ce voile nous supporte en tant que sujet libre et singulier. Parce que tout dévoilement expose le sujet, parce qu'il peut entraîner l'effondrement de l'“être” le respect de l'intimité n'est pas seulement un droit pour les personnes en difficulté, il est un devoir pour les professionnels qui les accompagnent.
De par sa nature contraignante, le travail social sous injonction judiciaire fait violence à ces principes humanistes. Le droit d'ingérence sur lequel s'appuie largement l'AEMO judiciaire s'oppose, au moins dans l'esprit, au respect de la vie privée garanti par les libertés publiques. C'est là une véritable question de fond dont on mesure mal les incidences sur ce que l'on nomme encore parfois la démission parentale. Jusqu'à quel point l'empiétement de l'intimité par le travail social démissionne-t-il les parents en générant chez eux des mécanismes de défense inappropriés ? Il semblerait que la question soit le plus souvent occultée. Comme si la notion d'intimité disparaissait devant la nécessité de protéger l'enfant. Or, sans ce questionnement le travail social continuera, dans sa bienveillance, à malmener l'intimité des usagers comme en témoignent les pratiques de dévoilement parfois à l'œuvre dans l'exercice partenarial.
Lorsqu'une AEMO judiciaire est ordonnée, elle ne se réduit jamais aux seuls échanges entre l'éducateur et les parents. Un grand nombre de travailleurs sociaux gravite autour de la famille. Puéricultrice, assistante sociale, psychologues, tutrice aux prestations sociales... proposent autant de suivis spécialisés pour assurer la protection de l'enfant. C'est ce que l'on appelle une prise en charge globale. Plus une semaine sans une réunion de concertation où chaque professionnel partage avec les autres ce qu'il a appris de plus intime sur la famille. Et comme l'écrit avec force Ignacio Garate-Martinez “la douleur de l'enfant [...] fait l'objet du partage des travailleurs sociaux qui fraternisent dans cette communion cannibalique” (2). Que reste-il dès lors de l'intimité de la famille ?On pourrait objecter que le secret professionnel est là pour la préserver. Mais un secret partagé par cinq, six, voire dix, travailleurs sociaux constitue- t-il toujours vraiment un secret ?
Scolarité, budget, vacances, travail... rien n'échappe au regard des professionnels. C'est un contrôle social qui ne s'assume pas en tant que tel, et qui s'exerce bien au-delà des éléments de danger qui ont motivé l'assistance éducative. Entraînés dans cette logique du tout-savoir les travailleurs sociaux multiplient les échanges entre eux, s'informent des derniers événements, prennent des décisions... Mais que reste-il à la famille ?Dans ces conditions la pratique sociale n'invalide- t-elle pas le parent dans sa fonction d'adulte responsable ? Et pourtant, ces pratiques éducatives paraissent relever d'une illusion de maîtrise. Elles procèdent d'une logique du “tout-savoir” sur les familles alors que la vérité du sujet, celle qui amorce les changements durables, se rencontre, sans le savoir, en acceptant de travailler à partir d'un “non-savoir” sur les personnes. En effet, c'est dans ces zones d'incertitude, dans ces temps où la mesure échappe en partie aux travailleurs sociaux qu'il faut rechercher les ressources d'un réajustement possible du fonctionnement familial. Il ne s'agit pas de refuser en bloc le partenariat, cela n'aurait aucun sens, mais bien d'éviter la dérive d'une construction panoptique qui suscite chez l'usager un sentiment de dépossession aussi angoissant que paralysant.
L'AEMO judiciaire s'inscrit dans le dispositif de protection de l'enfance. A ce titre, elle doit assumer un devoir de vigilance. Toutefois, réduire sa mission à cette seule fonction serait une gageure. Et il appartient aux professionnels de savoir de quelle manière ils souhaitent mener leur mission pour qu'aide et contrôle soient conciliables dans le respect des familles.
Le rapport Deschamps le rappelle clairement, l'AEMO judiciaire est avant tout un soutien à l'autorité parentale. Aussi, il me semble que pour pouvoir assumer les devoirs que cette autorité leur confère, les parents devraient être en possession des informations nécessaires et à mon sens, la pratique éducative en fait partie. C'est pourquoi, je me prononce en faveur d'une transparence accrue de nos pratiques. Toute démarche éducative (écrits, partenariat, demandes de renseignements...) devrait faire l'objet d'un travail d'explication préalable auprès des parents. Aucune information les concernant ne devrait être recherchée et encore moins transmise si elle ne se révèle pas indispensable. Enfin, le vocabulaire utiliser pour évoquer les difficultés ou les problématiques familiales devraient être compréhensible par tous et notamment par les parents. Notre jargon ne doit pas servir à imposer un savoir aux familles ni former un écran de fumée qui nous soustrait à la critique de l'usager. Tout un programme... En d'autres termes, à chaque fois que les circonstances nous dictent de franchir les barrières de l'intimité pour protéger l'enfant, nous devrions être en mesure de le faire avec retenue, pudeur et lisibilité.
En définitive, il me semble que l'enjeu majeur qui se dessine pour les travailleurs sociaux exerçant dans le cadre judiciaire est de concilier l'assomption d'un contrôle social permettant de garantir à chaque enfant des conditions de vie et d'éducation acceptables, avec le respect des libertés individuelles, socle de la dignité humaine sans laquelle aucun sujet ne peut prétendre assumer une fonction de parent. Et c'est là, au cœur de cette dialectique complexe que peut se penser, se vivre et se défendre l'éthique professionnelle en AEMO judiciaire. »
Xavier Bouchereau Educateur spécialisé dans un service d'AEMO judiciaire à Nantes : 4, rue de Polymnie - 44230 Saint-Sébastien-sur-Loire -Tél. 02 40 03 42 31.
(1) « Faits et méfaits de la psychothérapie chez l'enfant victime d'abus sexuel », in le Journal du droit des jeunes n° 190.
(2) In Le syndrome de Judas, J. Robion.