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EXIT L'ARRêT PERRUCHE

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Le projet de loi sur le droit des malades- qui inclut, dans son article 1er, un texte mettant fin à la jurisprudence Perruche - devrait être adopté en dernière lecture par le Sénat le 19 février. Le Parlement tranche ainsi abruptement un débat qui soulève des questions vertigineuses aux plans juridique et médical, mais aussi en matière d'éthique pour la société tout entière. Sans épuiser le sujet ?

Rendu le 17 novembre 2000 par l'assemblée plénière de la Cour de cassation, l'arrêt Perruche a fait date. Par son contenu et par les remous qu'il a suscités, bien au-delà des milieux judiciaires qui font seuls d'ordinaire leur miel de tels événements.

Nicolas Perruche est né en janvier 1983, atteint de multiples et graves troubles physiques et mentaux consécutifs à une rubéole contractée pendant la vie intra-utérine. Sa mère, alertée, prête à avorter en cas de contamination, avait été faussement rassurée sur son immunisation préalable. Les fautes du laboratoire d'analyse et du médecin ne sont plus aujourd'hui contestées. L'originalité de l'affaire au plan juridique tient au fait que les parents ont demandé - et obtenu - non seulement une indemnisation de leurs propres dommages, mais aussi celle des dommages de leur fils lui-même. C'est ce point précis qui a fait l'objet de décisions divergentes des juridictions successivement appelées à se prononcer et d'une première cassation par la chambre sociale en mars 1996, puis du second arrêt, définitif, de novembre 2000.

Le respect effectif de la personne

Quoique peu argumentée, la décision de l'assemblée plénière de la Cour de cassation n'a rien de fortuit ni d'improvisé. Les débats en son sein ont été explicites, comme en témoignent les arguments échangés entre le conseiller-rapporteur, Pierre Sargos, qui se prononce pour l'indemnisation de l'enfant, et l'avocat général, Jerry Sainte-Rose, qui plaide vigoureusement contre. Leurs propos préfigurent largement ceux que se renverront par la suite les pro et les anti-arrêt Perruche (1). De plus, cette décision était déjà en germe dans deux arrêts précédents de la cour (des 16 juillet 1991 et 26 mars 1996). Devant le tumulte occasionné par sa décision, la Haute Juridiction s'en est expliquée dans son rapport 2000, publié en avril 2001. « Il lui est apparu que le respect effectif, et pas seulement théorique, de la personne passait par la reconnaissance de l'enfant handicapé en tant que sujet de droit autonome et que devait être reconnu son droit propre à bénéficier d'une réparation du préjudice résultant de son handicap - et exclusivement de celui-ci - de façon à lui permettre de vivre dans des conditions conformes à la dignité humaine. » La Cour de cassation a ensuite précisé et confirmé sa jurisprudence lors d'arrêts rendus les 13 juillet et 28 novembre 2001. Une seule affaire, celle d'un enfant trisomique, Lionel, a donné lieu à indemnisation. Encore une fois dans un cas très clair de faute médicale avérée empêchant un diagnostic pendant la grossesse. Ce cadre étroit n'a pu retenir les commentaires. Une logique de soupçon s'est emballée de part et d'autre. Des prévisions d'apocalypse ont englobé dans un même maelström les fœtus à peine conçus et les handicapés bien vivants, parfois rameutés pour des causes bien lointaines.

Incontestablement, ces affaires ont suscité beaucoup d'échos dans le milieu des handicapés et de leurs familles. Emotion sincère, sans aucun doute, mais fortement activée par quelques associations habiles à se faire entendre des médias et qui ont donné le ton. Ainsi, la plupart des témoins rencontrés par les journalistes se sont senti « personnellement atteints dans leur dignité ». Jean-Christople Parisot, président du collectif des démocrates handicapés, a parlé d' « émotion éthique », face à une possible « chasse aux handicapés ». Xavier Mirabel, président du Collectif contre l'handiphobie, constitué d'ailleurs en réaction à l'arrêt Perruche, considère que celui-ci consacre un « principe de discrimination », sous-entend « qu'il est préférable de mourir plutôt que de vivre handicapé » et « érige l'avortement en devoir », ce qui « est parfaitement intolérable à ceux qui consacrent une partie de leur vie à accompagner leurs enfants souffrant d'un handicap ». Quoique d'un ton plus modéré, le « Manifeste des 17 » (publié par L'Express le 3 janvier 2002) signé par des personnalités diverses, dont Régis Devoldère et Patrick Gohet, président et directeur général de l'Unapei, voit aussi dans la décision de la Cour de cassation « une injonction (induite) à avorter » qui « invite collectivement à emprunter la voie d'un eugénisme sans garde-fou ». A contrario, la voix d'une fédération comme celle des APAJH, qui a tenu à « exprimer son refus de toutes extrapolations de cette jurisprudence », n'a guère été citée ni entendue.

Pour le Dr Michel Delcey, conseiller médical de l'Association des paralysés de France et membre de son comité d'éthique, beaucoup de parents qui, pas plus que ceux de Nicolas Perruche n'ont « choisi » d'avoir un enfant handicapé, « vivent avec une culpabilité, non fondée mais puissante, la naissance de cet enfant différent ». L'arrêt « résonne en eux comme le glas du combat qu'ils ont mené pour accepter leur enfant, [...] construire une relation avec lui [...], aménager le quotidien, veiller à son avenir ».

Beaucoup sont choqués, ajoute-t-il,  par le fait « qu'il y ait visiblement avantage à être né d'une erreur médicale et contre le souhait de ses parents, plutôt que d'avoir été accepté par ceux-ci malgré ou avec un handicap, connu d'avance ou non ». Le risque d'une inégalité créée entre les handicapés selon qu'ils seraient indemnisés, ou non, au titre de la jurisprudence Perruche a effectivement été évoqué contre elle. « Handicap à deux vitesses », a-t-on dit. Mais une personne handicapée par la faute d'un chauffard, d'un employeur négligent ou d'un chirurgien distrait se voit-elle contester le droit de demander une indemnisation ? Des voisins de fauteuil en rééducation connaissent déjà un sort matériel très différent selon l'origine de leur handicap, congénitale ou accidentelle, et l'habileté de leur avocat. Et cela ne remue pas les foules.

Du seul fait de sa naissance

Qu'est-ce qui est indemnisable ? s'interrogent d'ailleurs les juristes. Qu'est-ce qui peut et doit l'être ? Dans une affaire du même ordre, venue devant les juridictions administratives parce qu'elle s'était déroulée dans un hôpital public, le Conseil d'Etat a pris, dans un arrêt dit Quarrez du 14 février 1997, déjà très commenté, la décision de réparer, outre le préjudice moral des parents -seul pris en compte jusque-là -, leur préjudice matériel. Il leur a alloué une rente mensuelle de 5 000 F pendant toute la durée de la vie de l'enfant au titre des charges particulières résultant de son infirmité. La plus haute juridiction administrative avait ainsi appliqué le principe de base du droit de la responsabilité qui impose de réparer intégralement le préjudice causé à autrui par une faute. Il avait refusé l'indemnisation du préjudice de l'enfant, au motif que l'erreur commise n'était pas la cause de son handicap.

Trois ans plus tard, la Cour de cassation a considéré que si un lien direct entre la faute et le handicap de l'enfant pouvait être retenu pour indemniser les parents, ce lien ne pouvait être contesté dans la demande de l'enfant lui-même. Il y aurait incohérence à admettre le préjudice des parents et pas celui de l'enfant, ou hypocrisie à l'indemniser indirectement. Pour Jerry Sainte-Rose, au contraire, il s'agit d'un « sophisme ». Car la seule façon d'éviter le dommage pour l'enfant aurait été de ne pas venir au monde. En réalité, ce n'est pas le handicap de l'enfant qui serait un préjudice, mais sa naissance même. L'action menée en son nom tendrait à l'indemniser du fait de ne pas avoir été avorté. Or un être humain ne possède pas le droit de naître ou de ne pas naître. Alors, est-ce le handicap seul qui a été indemnisé, comme l'affirme la cour, ou bien la naissance, comme le dit l'avocat général ?

On voit que le débat dépasse de loin les questions purement juridiques comme celle du droit des contrats, également beaucoup évoquée dans l'affaire, Nicolas Perruche n'étant qu'un « tiers » au contrat moral qui liait le médecin et sa mère (ce qui, pour beaucoup de commentateurs ne l'empêche pas d'être indemnisé en tant que victime de la faute médicale). L'importance des interrogations philosophiques et morales abordées a conduit nombre de parties intéressées au débat - notamment l'Unapei - à souhaiter qu'il ne reste pas cantonné aux juristes mais soit tranché par le législateur. Celui-ci, très vite, et d'ailleurs sans guère de discussions sur ce point, a posé pour principe que « nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance ». Une formulation très générale (qui a écarté une mention du handicap jugée « stigmatisante » ), mais qui, a précisé Elisabeth Guigou, ralliée à cette position, n'écarte pas pour autant une action en responsabilité qui serait fondée sur les circonstances entourant la conception ou la naissance, par exemple de la part d'un enfant issu d'un viol ou d'un inceste. Ce qui reste peut-être à vérifier.

Paradoxe souligné dans l'affaire Perruche, qui a tourné autour de la présence de l'enfant lui-même comme demandeur au procès :l'intéressé, incapable, y est représenté par son père. Si Nicolas n'avait pas été si lourdement handicapé, ses parents n'auraient sans doute pas évoqué le préjudice de sa naissance, avancent d'ailleurs certains observateurs. Or la Cour de cassation a voulu en faire un sujet de droit, l'établir dans cette dignité. Après la décision du législateur, cette faculté n'existe plus.

Cette première question tranchée, les parlementaires ont voulu ensuite préciser le droit à l'indemnisation des parents. Intégrale, matérielle et morale, proposaient les députés, relayés par la commission des lois du Sénat, menée par des juristes. Morale uniquement, défendait la commission des affaires sociales du même Sénat, où les médecins dominent et qui l'a finalement emporté. C'est à la solidarité nationale de prendre en charge les handicapés, a-t-il été rappelé. Même si celle-ci - tout le monde l'a reconnu pour l'occasion - est bien imparfaite.

Résultat donc : le préjudice moral (souvent estimé à peu de prix) sera indemnisé. Comme si, s'étonnera le commun des mortels, on pouvait donner un prix à la douleur, à une vie de famille bouleversée, parfois saccagée, souvent entièrement réorganisée autour d'un enfant gravement handicapé. Le préjudice matériel, le coût d'un fauteuil électrique, les travaux de réaménagement du logement, les frais de déménagement pour se rapprocher d'un établissement ou l'abandon du travail par l'un des parents, tout cela, qui est concret et chiffrable, ne sera pas indemnisé. A la sécurité sociale, seule, de jouer ! Sans pouvoir se retourner vers les responsables fautifs, a précisé le législateur. Les assureurs ont eu chaud, eux qui se sont vu un temps contraints d'intervenir dans le cas des « fautes avérées ». Aux parents de se débrouiller avec le manque de places en établissements ou une allocation qui, sous condition de ressources, atteint, au mieux, un demi-SMIC quand l'enfant devient adulte. Le résultat de l'arbitrage politique - dont se félicitent l'Unapei et le Collectif contre l'handiphobie- pourra cependant sembler paradoxal à l'aune de l'intérêt de l'enfant handicapé et de sa famille.

Le texte adopté par les parlementaires

Réunie le 7 février, la commission mixte paritaire (composée de sept députés et de sept sénateurs) - qui intervient en cas de désaccord entre les deux chambres - a rédigé un texte très protecteur pour les médecins. Celui-ci devait repasser ensuite pour adoption définitive devant les deux chambres. L'Assemblée nationale l'a entériné le 12 février, pour ne pas faire capoter le reste du projet de loi sur le droit des malades, qui comprend des dispositions importantes et attendues sur l'indemnisation de l'aléa thérapeutique, l'accès direct au dossier, etc. Et cela, alors que le gouvernement aurait voulu en rester au texte voté en première lecture à l'Assemblée et bien que le rapporteur, Claude Evin, et le président de la commission des affaires sociales, Jean Le Garrec, s'inquiètent des « risques d'inconstitutionnalité ». Le texte devrait maintenant passer sans encombre l'étape du Sénat, le 19 février. Mais certains députés pourraient le déférer devant le Conseil constitutionnel.

  « I - Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance. La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l'acte fautif a provoqué directement le handicap ou l'a aggravé, ou n'a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l'atténuer. … … Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale. Les dispositions du présent paragraphe sont applicables aux instances en cours, à l'exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation.

 II - Toute personne handicapée a droit, quelle que soit la cause de sa déficience, à la solidarité de l'ensemble de la collectivité nationale.

 III - Le Conseil national consultatif des personnes handicapées est chargé, dans des conditions fixées par décret, d'évaluer la situation matérielle, financière et morale des personnes handicapées en France et des personnes handicapées de nationalité française établies hors de France prises en charge au titre de la solidarité nationale, et de présenter toutes les propositions jugées nécessaires au Parlement et au Gouvernement, visant à assurer, par une programmation pluriannuelle continue, la prise en charge de ces personnes. 

 IV - [...] »

Le choix de la femme

Le droit à l'avortement s'est aussi trouvé au centre des décisions de la Cour de cassation. Dans les deux affaires en cause, c'est bien du fait que les femmes, incorrectement informées par suite de fautes médicales, n'ont pas pu choisir d'y avoir recours en toute connaissance de cause, qu'est né le droit à indemnisation . « L'avortement est-il devenu une liberté de la femme ? » avait pourtant demandé, « sans esprit de polémique », l'avocat général, en rappellant que la loi Veil de 1975 reste un  « texte d'exception » qui n'a fait qu'écarter, dans certaines conditions, les poursuites contre les auteurs et complices d'un avortement. Contre ce qu'une juriste comme Janick Roche- Dahan continue de décrire comme « un acte qui reste à la limite de la légalité » (2), la Cour de cassation a pris acte, avec Pierre Sargos, que la mise au monde d'un enfant (quel qu'il soit) relève « de la seule responsabilité de la femme » et qu'elle dispose en la matière d'une appréciation « libre et discrétionnaire ». Un point de vue que ne partagent évidemment pas certaines des personnalités ou associations les plus opposées à l'arrêt Perruche, chez qui affleurent toujours les accents d'une croisade contre l'avortement. Sans avoir osé, cette fois, s'attaquer de front à la loi de 1975, elles continuent d'assimiler l'IVG à une « défaite de la vie », la liberté de la femme ou du couple n'ayant décidément, pour elles, aucun poids face au « don de la vie » en œuvre dès la rencontre des gamètes. En ce sens, une autre juriste comme Marcela Iacub estime (dans Libération du 8 février 2002 et pour s'en réjouir) que la Cour de cassation a confirmé l'avortement comme « un véritable droit » et lui a donné « une nouvelle légitimité » (3). Ce droit laisse à la femme l'entière et cruelle responsabilité de son choix mais ne lui crée nullement un « devoir » d'avorter. Certaines associations dénoncent néanmoins une « pression sociale » allant dans ce sens, en redoutant surtout « le regard » que la société porte sur les handicapés. Mais, possibilité d'IVG ou pas, ce regard a-t-il jamais été accueillant et intégrateur ?

De la faculté de demander une indemnité à un intervenenant fautif, les protestataires ont aussi conclu que l'arrêt Perruche ouvrait la possibilité à l'enfant de « se retourner contre sa propre mère qui, informée du diagnostic, n'aurait pas choisi la solution de l'avortement ». Fantasme de parents bouleversés, qui se sentent décidément mis en cause au plus profond d'eux-mêmes ? Folie procédurière qu'on ne peut totalement exclure en ces temps de judiciarisation galopante ? « Pure ineptie juridique » en tout cas, selon Pierre Sargos, et qui ne pourrait que passer à la trappe des demandes déboutées.

L'aspiration à l'enfant « normal »

L'arrêt Perruche constitue-t-il aussi, comme il a été beaucoup dit, un encouragement, direct ou insidieux, à l'eugénisme ? Mieux à « l'eugénisme d'Etat », pour citer la députée Christine Boutin ? Ou bien s'agit-il, ici encore, d'une aventureuse extrapolation ? La décision « n'ouvre pas de voie juridique nouvelle vers l'eugénisme ni vers l'évaluation de la valeur de la vie, avec ou sans handicap », constate Michel Delcey, en suggérant que les évolutions constatées viennent sans doute avant tout de l'aspiration des parents à l' « enfant normal ». Une récente étude de l'Inserm livre des faits qu'il faut regarder en face. Le nombre de naissances d'enfants trisomiques dégringole : environ 785 en 1990,355 en 1999, alors même que le nombre de grossesses à risque (car plus tardives) augmente. Plus des trois quarts des femmes disent oui au dépistage, précise une autre étude et, en cas de diagnostic de trisomie, une toute petite minorité choisit de garder l'enfant. Les progrès annoncés du diagnostic anténatal à partir d'une simple analyse de sang de la femme enceinte risquent de multiplier les cas de maladie ou de malformation congénitales où se posera la question d'interrompre la grossesse, ou non (4). En sachant que, dans bien des cas, quand l'enfant est le résultat d'un projet, l'IVG peut aussi être suivie par la conception d'un nouveau bébé... en bonne santé.

On peut d'ailleurs s'étonner, note Michel Delcey, qu'il ait fallu une affaire Perruche pour s'interroger sur 25 ans de pratique de l'interruption médicale de grossesse, sur la hauteur où l'on place la barre de la « particulière gravité » du problème diagnostiqué, sur la pression éventuelle qui pèse sur les femmes et sur les médecins à cette occasion. « Au fil des ans, s'est mise en place une pratique consensuelle et raisonnée » de l'interruption médicale de grossesse, assure de son côté le « Manifeste des 17 », qui juge, de manière quelque peu sibylline, que les arrêts de la Cour de cassation « bouleversent cet équilibre dont la fragilité est la meilleure garantie sociale ».

Urgent pour qui ?

La responsabilité médicale est également au cœur de l'affaire et l'on peut se demander, au final, si ce n'est pas elle qui l'a emporté sur tout autre considération. Qu'est-ce qui imposait de légiférer de toute urgence, en doublant nombre de projets de loi qui resteront en rade à la fin de la session parlementaire ? Rien dans l'intérêt des handicapés, en tout cas, au train où vont leurs affaires en justice. Tout dans la crainte des gynécologues et autres spécialistes confrontés à l'augmentation des procès mettant en cause leur responsabilité et surtout à la hâte manifestée par les assureurs à majorer plus vite encore leurs primes. « Chaque année, 18 000 enfants naissent avec une malformation, dont le tiers sont graves, dit ainsi un responsable du Sou médical, l'une des principales sociétés d'assurance de la profession (dans Mutuel de janvier 2002) . Si 2 000 parents de ces 6 000 enfants gravement affectés demandent une indemnité, plus personne ne pourra assurer ce genre de risque », affirme-t-il sans sourciller et sans craindre de laisser penser que les fautes graves de ses adhérents se compteraient chaque année par milliers... Encore un vrai problème évoqué hors de toute mesure ?

On a vu en tout cas les échographistes s'engouffrer dans la brè- che ouverte par l'émotion médiatique entretenue autour de deux décisions où ils n'étaient pas en cause. Et lancer une grève des échographies prénatales privant subitement les femmes nouvellement enceintes des examens prescrits dans toutes les grossesses.

Plus fondamentalement, le risque n'existe-t-il pas de voir les médecins appliquer largement le « principe de précaution », et prescrire plus qu'il ne faudrait des examens invasifs, et non dénués de dangers pour le fœtus, comme l'amniocentèse ? ou encore énoncer un pronostic pessimiste au moindre doute pour se couvrir ? Mais n'est-ce pas mettre en cause trop systématiquement la rigueur professionnelle des médecins ? L'efficacité passe sans doute, comme nombre d'entre eux le réclament, par l'élaboration concertée de protocoles de bonnes pratiques propres à encadrer les investigations quotidiennes et à décourager les éventuels procéduriers. Contrairement à ce qui a été beaucoup répété, les médecins ne se sont jamais vu réclamer une obligation de résultats mais bien une obligation de moyens. Celle-ci doit être précisée à l'écart de toute polémique judiciaire. Car il est vrai que ce n'est pas la menace de procédures perpétuelles qui pourra réguler harmonieusement les relations médecin-malade.

Il reste que, tout au long des débats parlementaires, le corps médical a protesté de sa volonté de ne pas se soustraire à la responsabilité de ses fautes. Et qu'à l'arrivée, on a du mal à le croire en découvrant une catégorie - celle des professionnels chargés de la surveillance des grossesses - exonérée d'avance de l'indemnisation des dommages matériels que ses fautes peuvent causer. Puissamment présent au sein même des deux assemblées, le lobby médical a fait merveille, du dépôt rapide de la première proposition de loi par le Pr Jean-François Mattei jusqu'à la décision finale en commission mixte paritaire. Les observateurs y ont décompté six médecins ou pharmaciens sur les huit parlementaires qui ont emporté la décision (contre six), au prix d'un ultime chantage au blocage du projet de loi sur les droits des malades où le texte Perruche a été incorporé. Après avoir un temps résisté, le gouvernement et certains parlementaires - manifestement entraînés là où ils n'avaient pas prévu d'aller -doivent achever de se convaincre que, décidément, il n'est jamais bon de légiférer dans l'urgence.

« On a réglé un problème pour en créer trois autres », estime Monique Sassier, directrice générale adjointe de l'Union nationale des associations familiales, qui regrette l'emballement des pouvoirs publics et le fait que la société n'ait pas pris plus le temps de s'interroger et de débattre sur des problèmes aussi complexes. «  Vers quelle société allons-nous si nous ne visons que le risque zéro (c'est-à-dire la mort)  ?, demande-t-elle. Quelle place faisons-nous au handicap et à la différence ? Quelles conditions offrons-nous aux handicapés pour que leur vie vaille toujours d'être vécue ? »

Un dernier point. L'affaire Perruche étant de celles où le principe de l'indemnisation a été définitivement jugé, deux cours d'appel devront statuer, le 21 mars et en juin prochain, sur le montant des indemnisations. La première, pour le préjudice moral et matériel des parents Perruche et de leur premier enfant, la deuxième, pour Nicolas lui-même. Alors que l'affaire est jugée sur le fond, le calvaire juridique de la famille ne semble pas terminé. L'avocate des parties adverses conteste encore le bien-fondé de la condamnation, en voulant ramener la dette au seul préjudice moral, et de surcroît « symbolique », de la mère. Ce discours resservi près de 20 ans après les faits n'est-il pas inaudible et révoltant -et pas seulement pour les intéressés ? Ne ferait-il pas souhaiter, hors de tout argument juridique, une lourde condamnation ? Même si ce n'est pas cela qui changera fondamentalement la vie de Nicolas Perruche et de ses parents.

Marie-Jo Maerel

Vers un véritable droit à compensation ?

Même si elles n'étaient pas d'accord avec la démarche judiciaire, aucune des associations de handicapés n'a mis en cause les familles qui s'y sont lancées, tant elles comprennent leur charge morale et matérielle et leur angoisse pour l'avenir de leurs enfants. « C'est un appel au secours, explique Jean-Pierre Champeaux, de la fédération de parents d'enfants trisomiques, FAIT 21. Au moins la Cour de cassation aura eu un mérite : celui de soulever le débat sur l'insuffisante prise en charge du handicap, dont personne, sauf les intéressés, ne parlait. » « La seule vraie bonne réponse est d'améliorer les conditions de vie des personnes handicapées en France, appuie Marie-Sophie Dessaulle, présidente de l'Association des paralysés de France . Il ne faut pas s'arrêter à l'indemnisation, mais avancer vers un véritable droit à compensation du handicap, quel qu'il soit. » La réforme promise de loi d'orientation de 1975 sur le handicap peut être une bonne occasion d'en débattre. A condition de ne pas la reporter aux calendes grecques et de joindre les moyens aux belles résolutions qui ne manqueront pas d'y être affirmées.

Notes

(1)  Les textes de référence de l'arrêt Perruche ont été publiés dans « Espace éthique, La lettre » hors-série n° 3 et sont consultables sur www.espace-ethique.org.

(2)  Dalloz 1997, jurisprudence.

(3)  Voir aussi l'opinion du juriste Olivier Cayla, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, parue dans Libération du 20 -01-02.

(4)  Le nombre des handicapés n'est pas appelé à diminuer pour autant avec le vieillissement général de la population, l'allongement de l'espérance de vie des personnes handicapées elles-mêmes et les progrès réalisés dans les soins aux accidentés ou aux prématurés.

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