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« Qui est normal ? »

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« L a demande qui se fait entendre dans le recours aux “psy” est une demande de remédier à la déliaison sociale », défend le psychanalyste Frédéric de Rivoyre (1).

« La vague déferlante du “psy” à laquelle on assiste aujourd'hui mérite un éclaircissement. Pourquoi cet appel au secours ?D'où vient ce mouvement ? Et d'abord de quel secours, de quel savoir seraient donc parés ceux auxquels on adresse cette demande ?

Penchons-nous sur ce phénomène comme sur un symptôme social et prenons acte que son ampleur nous conduit à situer la place de notre intervention dans le champ du politique. Et on ne devrait pas s'étonner qu'un psychanalyste puisse s'exprimer dans un sens politique sans se rappeler combien la pensée de Freud doit à la lumière des Grecs. C'est-à-dire à ceux qui, en portant la pensée sur la place publique, ont donné son sens à la polis [ville]. L'avènement de la démocratie n'est donc pas sans rapport avec l'invention de la psychanalyse. L'acte du psychanalyste est un acte de liberté de pensée et en cela c'est un acte politique. C'est à ce titre-là que nous pouvons interpréter quelques éléments de ce qui apparaît actuellement comme un mouvement de fond : ce grand malaise qui sourd de tous les pores de la société.

La perte  du lien

Disons-le sans ambages : ce qui s'entend dans ce qui se dit, dans ce qui s'exprime comme souffrance psychique, est une plainte de douleur.

La douleur de la perte d'un support narcissique au désir de vivre, une perte générale de sens qui provient d'une panne dans la liaison sociale. Quelque chose s'est perdu depuis une dizaine d'années qui structurait notre société et lui donnait une valeur rassurante ;malmenée jusque-là par les bouleversements et les remises en questions, cette société, ce lieu imaginaire où nous vivons chaque jour, semblait pouvoir sauvegarder son organisation. Ce qui faisait sa cohésion, son apparente solidité, s'est rompu : l'ensemble vacille et demande au secours. Les solidarités d'autrefois en ont volé en éclats.

La cause en serait que les bouleversements économiques récents ont été accompagnés d'une lame de fond qui a transformé les rapports de l'homme avec sa réalité sociale. En particulier l'apparition d'un espace mondial a marqué jusque dans les moindres recoins de la terre les consciences et les gestes du quotidien. Ce qui s'est perdu là représentait une limite sécurisante, un cadre sur lequel s'appuyer et valider la contingence des relations sociales, comme une loi qui fondait l'ordre du monde. Une loi qui donnait l'ordre de marche et l'orientation à suivre. Quand le monde paraissait ordonné, tout en ordre, il y avait des liens, des liens le plus souvent codifiés et puis aussi des liens non codifiés. Il y avait des classes, des groupes et des sous-groupes, des marginaux : chacun dans son coin pensait que ça pouvait durer encore. Et puis les liens se sont peu à peu déliés. On n'a plus trouvé d'appui dans les organisations sociales, ni dans les partis politiques, ni dans les syndicats, ni dans les entreprises, ni dans les gouvernements, ni enfin dans les liens familiaux. L'avenir étant incertain, chacun a rompu les solidarités pour se replier sur soi.

La société s'est effacée devant les individus. L'individu est aujourd'hui le modèle qui règne en maître. Tout est individualisé, parcellisé, découpé et redécoupé. Ce qui donnait au social cet aspect de cadre, de limite rassurante à travers l'affiliation à un groupe, à une identité sociale, a été perdu. Les effets en sont aujourd'hui spectaculaires, à la mesure du caractère réel de cette perte de limite.

Voici donc cette plainte de souffrance : c'est la douleur des liens perdus, des illusions groupales perdues, la douleur de la solitude. La demande qui se fait entendre dans le recours aux “psy” est ainsi une demande de remédier à la déliaison sociale.

Résistance à la norme de l'individu performant

Et pourquoi s'adresse-t-on à nous si ce n'est parce qu'on nous suppose la capacité d'apporter des réponses ? Autrement dit un pouvoir de donner du sens à ce qui se produit dans le social, c'est-à-dire le pouvoir de tenir un discours qui ordonne la réalité, en fixe les limites, en organise les niveaux et se faisant rassure tout individu. On attend des “psy” qu'ils redonnent un cadre symbolique à l'existence de chacun, lorsque la privation des limites a fait surgir l'angoisse. Or si ce qui se produit dans le social est bien conforme à ce que nous pensons, à savoir une généralisation du modèle individuel, donc si la norme est désormais la performance individuelle : comment faire pour y échapper ?

Voilà un second temps de notre réflexion : on peut maintenant considérer que l'appel au secours vers les “psy” s'articule avec la douleur de la perte des liens sociaux ainsi qu'avec le souhait d'échapper et même de résister à la norme individuelle. Car la norme individuelle a envahi la société y compris là on l'on attend qu'elle y soit réparée : le champ sanitaire et social.

En premier lieu, on constate que c'est sous le couvert d'évaluer et de rationaliser les champs de la santé et du social que se généralise avec force ce discours normatif de l'individu performant. Ce discours normatif s'appuie souvent, tant dans la santé que dans le social, sur une approche individuelle comportementale. Le culte du plus performant fait florès. Il faut être performant et bien dans sa peau lorsqu'on est un “acteur économique” normal. Mais il faut aussi être performant lorsqu'on est déprimé, y compris demandeur d'emploi ou sans domicile fixe.

La dépression serait-elle le mal du siècle ?Oui, tout simplement parce que plus personne n'accepte d'être déprimé. Plus personne n'a le droit d'être déprimé, c'est anormal. Le déprimé est lent, fatigué, inhibé, alors à défaut de laisser sa dépression se dérouler on va soigner sa lenteur, son inhibition et sa fatigue. Pour ce faire on classe, on fait des statistiques, on isole les actions des molécules sur le cerveau en découpant l'homme en capacités, en fonctions, en compétences. Ensuite on évalue secteur par secteur les effets des molécules et quand ça marche on vous considère comme guéri. Résultat : on soigne l'inhibition en vous laissant déprimé.

C'est à la même normativité individuelle de la performance qu'obéit aujourd'hui le champ de l'action sociale et professionnelle. Un demandeur d'emploi sera évalué en fonction d'un certain nombre de compétences - expression écrite, orale, langues, diplômes, connaissances techniques, rédaction de CV. Chacune renvoie à un programme de formation approprié confié à des experts. Il y a donc des experts pour écrire, des experts pour parler, des experts pour chaque technique que le demandeur d'emploi doit acquérir. Et, normalement, quand il a tout acquis le demandeur d'emploi doit s'en sortir. Sinon c'est qu'il est paresseux, ce qui est également anormal.

Toujours la même chose dans le domaine de l'aide sociale : elle aussi trie, sépare, découpe en compétences, en secteurs. Ceux qui s'occupent des enfants ne côtoient pas ceux qui s'occupent du logement ni ceux qui s'occupent de trouver de quoi manger. Et chacun des intervenants de demander des efforts et de donner des conseils à l'individu pour que les objectifs soient remplis.

La normativité de tous ces discours ensemble est d'une telle force que le culte de la performance et de la compétence en devient obsédant, insupportable. D'autant plus insupportable que chacun souffre de ne pouvoir s'y soumettre assez. Car tous ces discours, à force de faire passer à la trappe la dimension subjective de la personne et la valeur symbolique de sa parole, finissent par pousser tout le monde chez les “psy”. Comme si le cabinet du “psy” devenait le seul lieu où l'on puisse retisser du lien social et d'abord du lien avec soi.

Si la psychanalyse est encore en marche, une science créatrice, inventive, quel est donc ce symptôme qui lui colle à la peau de rester à l'abri de la souffrance ambiante ? A la fois totalement vulgarisée par les médias qui ne cessent d'interpeller les “psy”en place afin qu'ils puissent à tour de rôle donner leur recette de bonne conduite, elle est également présente sur les terrains d'aventure de “l'anormalité”. Car c'est là qu'elle est née, dans les lieux de la folie, de la souffrance et de l'errance, dans les asiles. C'est là qu'elle s'est conçue comme une éthique du sujet parlant, c'est dans les lieux où rôdait la folie qu'elle est allée trouver la dignité de la subjectivité. On ne peut l'oublier. C'est pourquoi il lui est malaisé de transmettre des recettes ou de colmater les failles du social car elle est rebelle aux normes de par ses origines et mieux encore dans sa pratique.

L'anormalité du sujet

Conçue comme un dispositif permettant à celui qui s'y engage de mesurer le rapport du sujet avec la loi symbolique, la cure psychanalytique produit un effet souvent dévastateur sur les idéaux de l'individu. Une psychanalyse engage à réévaluer son rapport à la réalité selon qu'on s'y découvre un peu plus sujet de son existence et un peu moins sujet de ses illusions. Et plus on avance dans la rencontre de sa propre subjectivité plus on remet en question les commandements et les contraintes que les discours nous imposent. Ainsi en va-t-il de la norme de l'individu performant.

Le culte de la compétence s'y révèle assez vite soumission au regard persécutant de cet idéal du moi moderne qui promeut l'artificiel et le détail visuel contre le profond et l'intime. Et l'intime a besoin de sécurité et de temps pour s'élaborer. La subjectivité n'obéit pas au temps “réel”. Deuil, rupture, toute perte prend du temps pour être acceptée dans l'intimité du sujet. Il n'y a pas de performance dans ce domaine, on ne peut pas accélérer le temps du deuil, ni celui de l'ouverture à l'autre. Chaque chose vient en son temps car le sujet a son temps propre.

Mais, aujourd'hui, la souffrance que chacun porte en soi est devenue un commerce, une vitrine. Des experts sont là pour nous apprendre à gérer notre souffrance, comme s'il était insupportable de traverser des périodes d'échec. On veut des réponses immédiates qui font faire l'économie d'un travail sur soi. On n'a plus le temps de s'adapter donc on va chercher des recettes pour éviter l'échec, la dépression, le trou, le vide. Dans le règne du chacun pour soi, c'est ainsi que l'on s'adresse aux “psy” maintenant : pour redevenir “normal”. Pour continuer à croire malgré tout à la performance. Si l'on m'a bien compris, il n'y a rien à espérer de la psychanalyse de ce côté-là. Le sujet de l'inconscient est rebelle aux normes, plus la contrainte sociale est forte plus la souffrance s'hystérise et se développe en ampleur grâce aux échos que lui font les médias. La psychanalyse sera toujours du côté des rebelles. »

Frédéric de Rivoyre Psychanalyste - Association Iris : 10, place de la République - 93140 Bondy -Tél. 01 48 48 88 80.

Notes

(1) A dirigé la publication de : Dire l'exclusion - Ed. érès (1999) et Psychanalyse et malaise social, désir du lien ? - Ed. érès (2001).

TRIBUNE LIBRE

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