« Avant, des employeurs appelaient souvent un conseiller pour dire qu'un jeune ne venait plus travailler ou suivre sa formation et on se rendait compte en fait qu'il avait un mal de dent terrible et qu'il restait chez lui, qu'il souffrait sans rien dire », explique Muriel Chastaing, la conseillère santé. C'est pour apporter une réponse à des situations comme celle-ci, que l'équipe de la mission locale de Dreux a décidé de créer un pôle santé en 1998. Jusqu'à cette date, le public reçu (et dont plus de 60 % ne possède aucune qualification professionnelle) n'avait, le plus souvent, pas accès aux soins les plus élémentaires. Une des principales difficultés consistait alors à faire affleurer des souffrances non dites, à décrypter un mal-être souvent diffus. « Cette population la plus en difficulté était, paradoxalement aussi, celle qui parlait le moins de ses problèmes de santé. Pour ces jeunes, la santé était accessoire et on ne savait pas comment les sensibiliser, comment travailler là-dessus avec eux », se souvient Hassan Mansour, directeur de la mission locale.
A cette absence de communication s'ajoutait en outre le manque de suivi entre la mission locale et les acteurs médicaux. Faute d'un partenariat suffisamment développé, les orientations vers les professionnels de la santé débouchaient trop rarement sur des démarches de soins de la part d'un public peu au fait du fonctionnement des structures de santé locales ou des possibilités de prises en charge financières. En mettant en place ce pôle santé, les responsables de la mission locale ont donc voulu supprimer une des causes de l'échec de l'insertion des jeunes. « A un moment où l'insertion est primordiale, les problèmes de santé peuvent être pris comme prétexte à ne pas faire. Les propositions très concrètes de ce dispositif ne leur permettent plus de prendre ce prétexte », explique Myriam Neullas, coordinatrice du Réseau santé précarité à l'Unité de prévention et d'éducation (UPE) du centre hospitalier de Dreux. Le pôle santé vise notamment à favoriser l'éducation à la santé et la prévention et à accompagner les jeunes individuellement dans leurs démarches d'accès aux soins et aux droits sociaux.
Clé de voûte du dispositif, la conseillère santé établit le lien avec les autres conseillers techniques de la mission locale et les partenaires extérieurs. Lorsqu'un problème de santé est détecté, un entretien avec la responsable santé est proposé. Celle-ci va alors expliquer au jeune la nature des prestations offertes par le pôle santé, l'aider à régler les problèmes administratifs (présentation des dossiers pour obtenir la couverture mala- die universelle [CMU], prises en charge de frais médicaux par les fonds d'aide aux jeunes, etc.), l'orienter vers les partenaires locaux et l'accompagner -parfois même physiquement - dans ses démarches ou rendez-vous. « Ces jeunes ne sont pas autonomes socialement et aller à l'hôpital par exemple représente une véritable angoisse. Angoisse de présenter tous les papiers demandés, d'avoir des problèmes de sécurité sociale, etc. », explique Muriel Chastaing. Lors de la création de ce dispositif, le partenariat avec les acteurs médico-sociaux extérieurs (centre hospitalier, caisse primaire d'assurance mala- die, centres de bilans de santé, médecins généralistes et spécialistes, dentistes, pharmaciens...) a été notablement renforcé, comme l'illustre l'action menée de concert avec la coordinatrice de l'UPE : « Pour nous, c'est important d'avoir ce contact étroit avec elle parce qu'elle nous permet d'avoir un pied dans cette grosse machine qu'est l'hôpital et de mieux suivre le jeune. Par exemple, lorsqu'il est allé faire un bilan de santé, elle m'appelle et je peux prendre un rendez-vous chez un dentiste ou un gynécologue », souligne Muriel Chastaing.
Parallèlement à ce resserrement des liens avec les partenaires extérieurs, un des points forts du système réside dans la mise à disposition de prestations médico- sociales à l'intérieur même des locaux de la mission locale. Une fois par semaine, les jeunes peuvent voir un agent de la caisse primaire d'assurance maladie, un médecin généraliste ou une psychologue. Ils ne viennent pas à une consultation, insistent les responsables. Mais ils y trouvent une écoute, une information et des conseils pour se réinsérer dans un circuit de santé souvent interrompu depuis de nombreuses années. « On reçoit une population jeune qui n'a le plus souvent pas vu de médecin depuis une dizaine d'années. Alors que la vaccination ne devrait plus être un problème dans un pays comme le nôtre, on voit par exemple très souvent des trous dans les carnets de vaccinations des jeunes », déplore Olivier Brasse, médecin généraliste assurant de façon bénévole la permanence au sein du pôle santé. De son côté, Annie Alibert, psychologue, tente d'apporter une première réponse à un public cumulant difficultés psychologiques et sociales : « Les jeunes que je vois à la mission locale ont souvent été blessés dans la petite enfance et l'enfance. Certains ont subi des traumatismes importants, tels que séparation du milieu familial, abus sexuels, incestes, etc. Le résultat, c'est une estime de soi très défaillante, une absence de désir, de motivation et une apathie, voire un état dépressif. »
Les acteurs du dispositif affirment l'importance de ces permanences assurées par des professionnels de la santé attentifs au volet social et disposant d'une connaissance précieuse des structures médicales locales. Il s'agit, selon eux, d'être à la fois dans le soin et dans le « prendre soin ». Cette double « compétence » permet de dédramatiser la perception un peu effrayante du médecin en s'adaptant à la situation particulière du public et de passer le relais en orientant notamment les jeunes vers des collègues qu'ils connaissent. « Le médecin qui tient la permanence ici va diriger le jeune vers un confrère qui va accepter de le recevoir en sachant qu'il ne peut pas être payé tout de suite », souligne Muriel Chastaing. Ces permanences, tenues aux mêmes heures et par les mêmes professionnels, sont l'occasion également de créer des habitudes, des repères chez un public très déstabilisé. Installées dans le temps, elles ont en outre favorisé l'instauration de relations de confiance avec certains partenaires extérieurs et amélioré en conséquence le suivi des jeunes : « Il faut que les professionnels qui les prennent en charge aient un langage commun, insiste Myriam Neullas . Ce que j'apprécie, en travaillant avec le docteur Olivier Brasse, c'est que nous sommes d'accord sur la question du “secret partagé” et qu'il ne m'oppose pas d'emblée le sacro-saint secret médical. A partir de là, un partenariat efficace est possible. »
Pas question pourtant de tomber dans le simple assistanat, soutiennent les responsables du dispositif. Afin de favoriser l'autonomie et l'implication des jeunes dans la gestion quotidienne de leur santé, l'équipe a élaboré plusieurs actions fondées sur leur participation active, à l'exemple du forum intitulé « Ma santé, je m'en charge » et destiné à rassembler jeunes et professionnels du secteur médico-social pour discuter de grands thèmes tels que la prévention ou l'accès aux soins et aux droits sociaux. Par ailleurs, « Relook ton look », un atelier mis en place en collaboration avec la mutuelle d'Eure-et-Loir, invite les jeunes filles à s'exprimer avec la psychologue du pôle santé sur la notion d'image de soi, avant de leur proposer les conseils d'une esthéticienne en matière de maquillage, de coiffure, etc.
Parmi les 161 jeunes ayant bénéficié des prestations du pôle santé en 2000 :16 jeunes filles ont participé à cet atelier ; 126 jeunes ont eu un entretien avec la conseillère santé ; 28 ont été vus par le médecin et 31 par la psychologue. Une vingtaine d'entre eux ont également effectué un bilan de santé et 35 ont reçu une aide à la constitution d'un dossier de CMU.
Ces résultats très encourageants ne doivent pas faire oublier certaines difficultés persistantes, à l'instar des problèmes de toxicomanie vis-à-vis desquels les jeunes « sont dans des stratégies de contournement et dans une ambivalence difficile à détecter », explique Hassan Mansour. De même, les conseillers de la mission locale sont confrontés à l'image très négative du public de la mission locale à l'encontre de toute forme d'aide psychologique : « Pour eux, tout ce qui commence par “psy”, c'est un spécialiste de la folie. Certains conseillers ne prononcent même pas le mot de psychologue, parce que les jeunes leur répondent systématiquement “je ne suis pas fou” », précise Annie Alibert. Des membres de la mission locale regrettent également les limites imposées à l'intervention des psychologues dans les pôles santé, estimant que l'interdiction de pratiquer des thérapies, même brèves, est un leurre. « Je ne crois pas qu'il soit bon de dire à une jeune qui a été reçue plusieurs fois, avec qui s'est créée parfois une relation forte, de confiance, “maintenant on arrête là parce qu'on rentre dans la psychothérapie” », estime Hassan Mansour. Pourquoi ne pas réfléchir, parallèlement aux suivis individuels, à une prise en charge pluridisciplinaire ?, s'interroge pour sa part Annie Alibert. Laquelle voit dans le travail collectif des ateliers d'art thérapie ou des groupes de paroles, un outil efficace pour améliorer l'état psychologique de certains jeunes.
Côté partenariat enfin, le point faible demeure le peu de mobilisation des médecins dû à une méconnaissance des actions menées dans le dispositif ou à un manque de temps. Pour le directeur de la mission locale, les prochaines actions devront porter sur une information accrue de cette catégorie de professionnels. « Si le réseau ne fonctionne pas avec ces médecins, je crains qu'il reste au niveau d'un comité restreint et si une seule personne assurant une des permanences au pôle santé part, le système risque de s'écrouler », prévient Hassan Mansour.
Dans le cadre d'une étude intitulée La santé et l'insertion des jeunes (1) , Marie-Christine Freire, chargée de mission à la délégation interministérielle à l'insertion des jeunes, analyse les contributions et limites d'intervention des missions locales dans la santé des jeunes. Elle rappelle ainsi que, outre des actions de prévention, les missions locales « remplissent un rôle généraliste de relais, d'accueil, d'information, d'accompagnement et d'orientation vers la santé ». En matière de prévention, l'étude regrette que les missions locales privilégient généralement « le comportement individuel du jeune plutôt que le traitement des facteurs environnementaux ». L'auteur ajoute que ce type d'action se fait souvent au détriment d'autres formes de prévention, telles que « la lutte contre la précarisation de certains emplois ou les mauvaises conditions de travail qui soumettent les jeunes à des risques et à du mal-être ». En ce qui concerne l'accompagnement, le rapport note que « certaines missions locales se transforment en prestataires de service en engageant des professionnels spécialisés, la plupart du temps déconnectés des services de droit commun habituels » avec le risque éventuel de « faire résulter les difficultés des jeunes avant tout de leurs problématiques individuelles, sans engager la dynamique partenariale et locale susceptible d'ouvrir l'accès à des réponses diversifiées » pourtant en mesure de contribuer elles aussi au mieux-être des jeunes.
Henri Cormier
(1) Marie-Christine Freire - Ministère de l'Emploi et de la Solidarité - Août 2001.