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S'autoriser à la réponse durable

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Si le secteur de l'urgence se pérennise, les réponses aux situations d'urgence sociale sont encore trop souvent brèves et précaires. D'où la nécessité de revoir une certaine conception de l'urgence fondée sur la seule réponse provisoire.

23 600 places recensées, contre 15 000 il y a cinq ans, 1 500 professionnels de l'action sociale qui, avec les bénévoles, font fonctionner SAMU sociaux, centres d'hébergement, équipes d'écoute téléphonique « 115 », services d'accueil de jour... L'urgence sociale n'est plus seulement un mode d'intervention (réponse immédiate ou dans de très brefs délais à une situation de crise, de détresse, de danger), elle est devenue un champ à part entière de l'action sociale. L'étude réalisée par la direction générale de l'action sociale  (DGAS) sur ce secteur (1) l'atteste : non seulement les capacités d'accueil ont beaucoup augmenté en dix ans et les modalités d'accueil se sont diversifiées mais le dispositif s'est professionnalisé, structuré, institutionnalisé, notamment via la multiplication des dispositifs de coordination (commissions d'action sociale d'urgence, fonds d'aide aux jeunes...) instaurés pour partie par la loi contre les exclusions. Comment ne pas se réjouir d'une telle évolution dans un secteur en manque chronique de places et de moyens et laissé dans l'inconfort d'une situation précaire ?

Pourtant le malaise est palpable. « Les succès » de l'urgence sont en effet porteurs d'interrogations et de changement du concept même d'urgence, explique-t- on à la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS)   (2). Malgré la reprise, la baisse relative du chômage, l'instauration du revenu minimum d'insertion  (RMI) ou encore l'existence d'un droit au logement, l'urgence sociale s'installe, les dispositifs se pérennisent. Pire : ni les centres communaux d'action sociale, ni les centres d'hébergement ne désemplissent, les jeunes de moins de 25 ans et les demandeurs d'asile venant grossir les rangs. Bref l'urgence sociale dure et la situation, jugée paradoxale, dérange.

Tout se passe en effet comme si ces dispositifs, organisés et développés en situation de crise, de massification du chômage et de la pauvreté n'étaient légitimes que dans « l'exceptionnel » et le « temporaire ». Ils auraient donc dû s'éteindre avec le retour « à la normale » et l'efficacité des autres politiques sociales. La précarité des financements et des salariés des structures d'accueil d'urgence, les notions de bricolage et d'improvisation qui leur collent à la peau, ne sont pas étrangères à cette conception des choses.

Difficile d'accepter, tant pour les politiques que pour les professionnels de l'action sociale, que l'urgence sociale soit devenue une politique publique à part entière. Non seulement parce qu'elle souligne les manques, les rigidités et les cloisonnements des politiques et pratiques sociales « ordinaires », mais aussi parce qu'elle demeure « taboue et marquée du sceau du soupçon », selon les termes utilisés il y a quelques années par la sociologue Elisabeth Maurel (3). Soupçonnée d'assistanat et de charité, de « replâtrage » (elle ne traite pas les causes), « l'urgence n'existe pas en service social », enseignait-on dans les écoles. Le référent conceptuel dominant alors (psychologie et psychanalyse) a en effet pour règle d'or « la distanciation, le décodage » et seule la demande latente mérite l'intervention, explique la sociologue. Enfin l'urgence - pensée comme dépannage mal élaboré - cadre mal avec la recherche de professionnalisation des années 60. Par la suite, elle reste le mauvais modèle : elle symbolise l'échec des politiques de prévention et la persistance des modèles paternalistes de l'assistance dans les années 70 et elle s'intègre mal aux paradigmes qui suivent : insertion, accompagnement, projet, contractualisation. Autant de représentations négatives encore opérantes au-delà des effets de modes et de l'attractivité de l'intervention immédiate pour les élus et les intervenants sociaux (visibilité, sentiment d'efficacité, de maîtrise...). En résumé, les dispositifs d'urgence sont mal assumés, ce qui après tout est peut-être salutaire. « Quand l'urgence s'impose comme modalité ordinaire de l'action, rien ne va plus », tient d'ailleurs à rappeler Sylviane Léger, directrice générale de l'action sociale.

Une fonction asilaire mal assumée

Si, malgré ces résistances et ces critiques persistances, l'urgence sociale s'est imposée, c'est certes par un effet de réalité - la massification de la pauvreté - mais « c'est aussi parce que le phénomène d'exclusion sociale s'est doublé du mouvement d'individualisation. Avec l'effritement des cadres d'intégration connus, l'individu est devenu plus vulnérable. Les parcours d'insertion et les itinéraires de désaffiliation sont devenus particuliers, atypiques, les publics hétérogènes. Les politiques sociales catégorielles étaient mises à mal. Or, les dispositifs d'urgence se présentaient comme transversaux, accueillant sans prédéfinir des types de population », explique Pierre-A. Vidal-Naquet, sociologue au Centre d'étude et de recherche sur les pratiques de l'espace à Lyon. L'urgence ne se résume donc pas à l'immédiateté ; elle est porteuse d'un type particulier d'intervention structurée autour de valeurs et de principes éthiques forts :inconditionnalité de l'accueil, non contractualité des rapports, hospitalité, fraternité, respect de la dignité de chacun. Ces lignes d'action, et avec elles une culture de l'urgence, se sont d'ailleurs diffusées et ont gagné leurs lettres de noblesse : accueil des victimes de violences, permanence téléphonique en protection de l'enfance, lieux d'accueil spécialisés pour les toxicomanes... Tout le problème tient à l'augmentation des demandes, l'engorgement du dispositif, qui rend difficile, parfois impossible le respect de ces principes. Comment accueillir des malades psychotiques et violents en grand dortoir ? Peut-on recevoir dignement dans des locaux délabrés ? Que signifie une hospitalité « de saison »  ? Bref, la massification des demandes, l'hétérogénéité des publics et la faiblesse des moyens mettent à mal les structures.

En fait, « ce qui explique le malaise et le mal-être croissant des professionnels, analyse Pierre-A. Vidal-Naquet, c'est le tiraillement du champ de l'urgence sociale entre une logique du transitoire et une logique palliative et asilaire ». Autant la première, articulée aux politiques de droits communs auxquelles elle passe le relais, est reconnue, autant la seconde « est impensable car porteuse de l'idée politiquement incorrecte d'une exclusion irréductible ». Or, selon lui, les dispositifs d'urgence sociale assument de fait cette fonction asilaire, mais « à bas bruit » et « digérée » en quelque sorte par le discours de l'insertion dont on sait bien qu'il reste illusoire pour une partie des personnes concernées. « Une logique absurde » que dénonçait récemment l'anthropologue et psychanalyste Patrick Declerck dans les colonnes des ASH   (4) à propos des conditions d'hébergement d'urgence des clochards.

Ce qui pose problème, ce n'est donc pas tant la pérennisation du dispositif d'urgence en soi qu'une certaine conception de l'urgence qui continue à proposer des solutions « si brèves qu'elles ne permettent à la personne que de repasser par la case urgence », s'alarme- t-on d'une même voix à l'Union nationale des centres communaux d'action sociale et à la FNARS. Situation d'autant moins tolérable que « les publics de l'urgence ont changé :ils sont moins dans l'urgence alimentaire et plus cassés, plus profondément et durablement marqués par l'exclusion », remarque Agnès Le Majeri, chargée de mission à la FNARS. Que signifie en effet l'accueil en urgence, de très courte durée, à répétition, des demandeurs d'asile déboutés, des personnes souffrant de troubles mentaux ou encore des personnes vieillissantes à la rue, dont la situation est, on le sait, durable, chronique ? « Pour ces situations, il faut arrêter le bricolage, sortir de nos réflexes d'urgence, redéfinir cette notion et aller au-delà de l'accueil temporaire en s'autorisant au durable dès le premier accueil », défend Agnès Le Majeri. Une circulaire du secrétariat d'Etat au logement de mars 2000, relative à la refonte des textes sur l'aide à la création de structures d'hébergement d'urgence (5), invitait d'ailleurs à une évolution vers « une pérennisation et une humanisation de l'accueil d'urgence », regrettant l'esprit de mise à l'abri d'hiver, la précarité, l'inadaptation des locaux et l'insuffisance de structures ouvertes toute l'année. Au-delà, les politiques du logement et leurs capacités à proposer des solutions plus diversifiées, plus souples, plus adaptées aux différentes problématiques de l'exclusion sont directement interpellées. « C'est la face sombre du secteur : on propose de l'hébergement et pas du logement et on n'arrive pas à concevoir du logement autonome accompagné », reconnaît Pascal Noblet, chargé de mission à la DGAS.

Tout l'enjeu consiste donc à assumer une fonction d'accompagnement social - y compris déconnectée d'un objectif d'insertion - et à l'articuler avec le temps de l'urgence, tout en n'abandonnant pas les idées d'inconditionnalité et de non- catégorisation des personnes. Impossible ? Nulle structure n'est à elle seule tenue de mettre en œuvre l'ensemble de ces missions et de ces principes. Ceux-ci doivent être proposés et organisés à l'échelle d'un territoire local, défendent les acteurs de l'urgence sociale. Par ailleurs, si un secteur de l'urgence s'est bel et bien structuré, l'urgence n'est pas une institution, mais une procédure dont ce champ spécialisé n'a pas le monopole. Et nombreux sont ceux qui se prononcent « pour une diffusion des pratiques d'urgence dans l'ensemble des structures sociales », notamment via la formation des travailleurs sociaux, pour « freiner le développement abusif d'un secteur spécifique de l'urgence et l'institution d'une politique sociale à deux vitesses ».

QUELQUES DATES CLÉS

 1974-1976 : la loi sur l'aide sociale à l'hébergement, les décrets et circulaires s'y référant, évoquent la notion « d'admission d'urgence » dans les centres d'hébergement.

 Une circulaire du 7 mars 1983 est plus précise : « [...] La notion d'urgence doit être mieux prise en compte dans le domaine social. [...]Il faut pouvoir apporter, dans l'heure, une écoute et si possible, une solution [...]. »

 1983-1984 : premiers plans Pauvreté-précarité  : « [...] ces actions doivent viser aussi bien à prévenir les situations de détresse qu'à les traiter en répondant au mieux aux besoins les plus urgents [...]. »

 1986 : les bureaux d'aide sociale deviennent les centres communaux d'action sociale et continuent de jouer un rôle central dans la gestion des aides d'urgence.

 1988 et 1990 : la création du RMI et l'affirmation du droit au logement sont censées prévenir et faire diminuer les situations d'urgence sociale.

 Juillet 1994 : la loi relative à l'habitat programme la mise en place de plans départementaux d'hébergement d'urgence.

 Novembre 1994 : circulaire prévoyant la mise en place de dispositifs d'accueil et d'hébergement d'urgence pour l'hiver. Le plan d'urgence envisage l'amélioration qualitative des conditions d'accueil, la mise en place d'équipes mobiles (SAMU social), la généralisation des structures d'accueil de jour et l'implantation de permanences médico-sociales.

 1997 : création du 115, numéro gratuit d'urgence sociale.

 Juillet 1998 : loi de lutte contre l'exclusion  : reconnaissance et consolidation des structures d'accueil et d'hébergement d'urgence ;instauration des commissions d'action sociale d'urgence (CASU) et du dispositif de veille sociale.

Valérie Larmignat

Notes

(1)  Voir ASH n° 2240 du 7-12-01.

(2)  Interrogations qui étaient au cœur du « Forum des acteurs de l'urgence sociale » organisé par la FNARS et l'Unccas, les 4 et 5 décembre 2001 à Angers.

(3)   « L'urgence sociale : tabou ? », article paru dans la revue de la FNARS , LIR en juin 1993.

(2)  Formulaires de déclaration de situation et de demandes d'allocations parentale d'éducation, de présence parentale, de soutien familial, de parent isolé, d'éducation spéciale, d'aide au logement, de prime de déménagement_

(3)  Marseille, Périgueux, Perpignan, Rosny-sous-Bois, Roubaix et Saint-Denis de la Réunion.

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