Pierre Bourdieu et « la mission impossible » des travailleurs sociaux

Quatre choses : 1. Vis-à-vis de professionnels manifestant parfois des dérives psychologisantes, il a eu le mérite de mettre en évidence l'importance du système de détermination sociale, économique, culturelle, symbolique, en insistant sur le poids des structures et pas seulement sur la dynamique des acteurs, même s'il ne l'a pas négligée. Cette approche peut sembler déprimante si l'on considère qu'elle postule une reproduction implacable et que l'on ne peut rien changer. Elle peut au contraire permettre de retrouver une certaine liberté par la prise de conscience de ces contraintes. 2. Toute son analyse sur la domination et la violence symbolique aide à comprendre comment les personnes défavorisées intègrent des logiques de pratiques et de comportements qui vont à l'encontre de leur intérêt objectif. Elles intègrent sans le savoir la logique de domination et jouent son jeu. De la même façon, les travailleurs sociaux peuvent être aussi, sans s'en rendre compte, des agents de cette domination symbolique par leur langage, leur méthodologie et leur rapport au monde. Cette approche me paraît plus fine que les théories du contrôle social qui affirment, plus qu'elles ne mettent au jour, les mécanismes de reproduction sociale. 3. Il a montré, en particulier dans La misère du monde (2), comment l'Etat reprend de la main droite ce qu'il donne de la main gauche ou demande à la main gauche de compenser ce qu'il détruit de la main droite. Il a éclairé le malaise des travailleurs sociaux qui font partie de « la petite noblesse » d'Etat (main gauche) par opposition à « la grande noblesse » d'Etat (main droite). 4. Son approche en termes de champ permet d'appréhender le travail social comme un champ défini par des règles du jeu, des valeurs, un système de domination et de positionnement des agents qui lui est propre. Elle aide à clarifier les débats travail social/ intervention sociale et action sociale/action politique, même si la réflexion n'est pas entièrement aboutie.

L'œuvre de Pierre Bourdieu a surtout touché les professionnels au niveau de la vulgate. Bon nombre de travailleurs sociaux ont repris pour expliquer leurs pratiques certains de ses concepts, comme l' « habitus »  ; cette notion permet, entre autres, d'expliquer que les pratiques des individus traduisent leurs conditionnements sociaux ou leur positionnement social et de faire le lien entre le poids des structures - qui homogénéisent les pratiques - et les spécificités des individus - qui les singularisent. Toutefois, il n'est pas sûr qu'au-delà du vocabulaire, beaucoup de professionnels se soient intéressés à la théorie sous-jacente.

Ici comme ailleurs, Pierre Bourdieu a ses thuriféraires et ses détracteurs. Je reste néanmoins persuadé que ses travaux sur le conditionnement social ont plus influencé la sociologie en travail social que certains veulent bien le reconnaître. Même si, depuis les années 90, le courant de la sociologie « structuro- génétique », dans lequel s'est reconnu Pierre Bourdieu, tend à être concurrencé par la sociologie des acteurs qui privilégie l'autonomie de ces derniers sur les grands déterminismes sociaux.

Alors que les travailleurs sociaux ont tendance à analyser leur malaise en termes de souffrance psychologique et d'épuisement professionnel, Pierre Bourdieu a mis en évidence la situation intenable où ils se trouvent ; un chapitre de La misère du monde s'intitule d'ailleurs « Mission impossible ». Dès lors, il n'y a que l'action politique qui puisse changer les choses. D'où l'engagement de cet intellectuel, ces dernières années. Propos recueillis par Isabelle Sarazin