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Déjouer les pièges de la rhétorique

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Le secteur social et médico-social vient de se doter d'une loi qui garantit les droits de ses usagers. Peut-il pour autant s'endormir sur ses lauriers ?Au-delà du très large consensus qui entoure cette évolution, le chantier de la démocratisation des rapports institutions-usagers doit encore s'engager.

Avec l'adoption de la loi rénovant l'action sociale et médico-sociale (1), l'affaire semble entendue. Non seulement les droits fondamentaux des usagers du secteur et de leur entourage sont définis, mais les outils pour les garantir sont précisés : participation directe de l'intéressé à son projet de vie, livret d'accueil, contrat de séjour, charte des droits, recours possible à un médiateur, instauration de conseils de la vie sociale... Autant de dispositions qui forment le point d'orgue législatif d'un mouvement social consensuel s'attachant à « remettre l'usager au centre ».

Cependant « si [ce concept] devient un paradigme dominant - et comment ne pas s'en réjouir ? - les professionnels ont la responsabilité d'éviter qu'il ne vire au lieu commun dans son acception la plus péjorative, celle du discours dominant qui tient lieu d'action », avertit Michel Laforcade, directeur adjoint de la direction régionale des affaires sanitaires et sociales d'Aquitaine (2). L'autosatisfaction pourrait ainsi l'emporter, convictions acquises et propos humanistes d'un côté, obligations réglementaires de l'autre. Ce serait pourtant ignorer que le réaménagement des rapports entre les usagers et les institutions se heurte encore souvent à l'absence partielle ou totale de culture et de pratiques démocratiques dans les établissements, et parfois à la négation de droits pourtant déjà acquis. Ce serait également oublier que la question de la participation et de l'association des personnes ne peut se résoudre à coups de procédures simples et standardisées quand les missions et les publics diffèrent.

Alors, comment comprendre et définir les modalités de la participation des usagers à leur avenir, à l'organisation de leur accompagnement éducatif et social, à la définition de leur projet de vie ou de soin, à la vie de la cité ? Comment concevoir et organiser des formes d'association des personnes qui prennent en compte leurs différences, leur vulnérabilité, leur handicap sans les y réduire ? Le temps semble compté puisque les structures auront six mois à partir de la parution des décrets d'application pour mettre en place les mesures adoptées.

Cependant bon nombre de travailleurs sociaux et d'universitaires refusent de s'engouffrer tête baissée dans la vague, considérant que le premier respect dû à l'usager « consiste bien dans la mise à plat de ce qui est devenu une évidence obligée, une orthodoxie du travail social ». Car l'évolution, inéluctable et souhaitable, n'en est pas moins piégée si les termes sont mal décodés.

D'abord, la figure de l'usager, qui ressurgit tous azimuts avec la fin d'un certain modèle d'administration française, est à multiples facettes qui « d'ailleurs ne sont pas forcément compatibles entre elles », explique Robert Lafore, directeur de l'Institut d'études politiques de Bordeaux. A côté de l'usager « sujet de droit » à protéger des risques de « chosification » liés à toute prise en charge, se dessine le profil de « l'usager-client » ou « consommateur » à satisfaire par une prestation de qualité et de « l'usager-acteur » ou « citoyen », co-producteur de l'action et dont on recherche la participation. « A trop confondre tout ça, on risque de mal distinguer la différence des enjeux et des outils à mettre en place », précise Robert Lafore.

Décoder les implicites

Au-delà, ce sont les courants idéologiques et les mouvements sociaux de fond qu'il s'agit d'entrevoir derrière la rhétorique de l'usager-roi. Les spécialistes les plus farouchement convaincus des progrès que la France doit réaliser en matière de promotion sociale des personnes en situation de handicap, invitent ainsi à la clairvoyance. La notion de participation mise en avant dans la nouvelle classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (3) a certes été portée par le mouvement social des personnes handicapées (4). « Mais elle reflète également une idéologie sous-jacente, celle du modèle social américain non discriminatoire, individualiste et exigeant la participation sociale, c'est-à-dire l'intégration », alerte Catherine Barral, sociologue au Centre technique national d'études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations. De même, les pratiques de contractualisation particulièrement en vogue dans le secteur social ne se réfèrent- elles pas à une approche finalement très libérale des relations sociales (responsabilisation, individualisation)  ?

Enfin, « le politiquement correct » en la matière comporte deux écueils. Le premier consiste à céder aux illusions du formalisme en croyant que l'application de la loi et la multiplication des procédures, textes et chartes de circonstance peuvent remplacer (voire éviter) de s'interroger vraiment, dans chaque établissement, sur les moyens et les espaces d'expression des usagers et de leurs familles. Si « l'usager » est alors « au centre », c'est au centre avant tout d'un nouveau discours de légitimation des interventions. Le second écueil est sûrement bien plus insidieux. « Derrière l'idée de participation des usagers ne faut- il pas entendre le plus souvent la “bonne participation” », demande le philosophe et sociologue Saül Karsz ? Autrement dit, par un glissement idéologique et sémantique dangereux, les personnes se verraient en quelque sorte, et paradoxalement, sommées de consentir, d'adhérer, de participer activement. La recherche du consensus viendrait gommer le respect des avis contradictoires et de l'expression du refus. « C'est souvent l'approche des politiques publiques : elles visent à prendre en compte la différence des usagers avant tout pour l'absorber, l'intégrer faisant ainsi taire sa force de subversion », estime David Smadja, philosophe à l'Espace éthique des hôpitaux de Paris.

L'usager est encore le grand absent

Tous ces pièges mis au jour, faut-il baisser les bras ou discréditer définitivement le discours, les valeurs et les dispositions législatives porteuses de ce nouveau rapport usager-institution ? « Certainement pas, estiment les professionnels et les spécialistes qui, à l'instar de Michel Yahiel, inspecteur général des affaires sociales, y voient, un devoir éthique, un impératif démocratique mais aussi un levier d'efficacité. » Pire, le respect des droits et la participation des usagers sont-ils condamnés à rester de belles paroles plaquées sur des réalités moins glorieuses ? Une fois décelé l'ordre caché des choses et les dérives doctrinaires, « la place de l'usager est forcément entre idéologie et réalité mais sans que l'on soit dans un jeu à somme nulle où plus il y aurait d'idéologie, moins il y aurait de réalité. En fait, la place de l'usager doit être totalement du côté des valeurs, des convictions et totalement du côté de la réalité », défend Michel Laforcade.

Du côté de la réalité actuelle et des difficultés de mise en œuvre, personne ne se voile la face. L'usager est encore le grand absent du secteur sanitaire et social et le chemin sera long pour que se généralisent de nouvelles pratiques à son égard. Les effets de système (faiblesse de la culture consumériste, fermeture des institutions sur elles-mêmes, autorités de contrôles peu regardantes...) se sont alliés pour que persistent, parallèlement à des évolutions réelles, des situations bien connues des professionnels : conseils d'établissement inexistants, absence de recherche du consentement des personnes adultes pour des décisions importantes de leur vie, interventions abusives dans la vie privée, etc. Arrivée à la tête d'un institut de rééducation en Gironde, poste qu'elle a occupé jusqu'à l'été 2001, Béatrice Serrat dit avoir été « choquée par la manière dont les familles étaient mises à l'écart dans un total déni de droit : bulletins scolaires non transmis, signature de tous les documents administratifs par l'établissement »... Autant de pratiques qu'elle a eu du mal à faire évoluer au sein de son équipe.

Logique de suppléance et logique de fonctionnement collectif ont pris trop souvent le pas sur le respect du droit des personnes aussi bien dans le domaine de l'accueil des personnes handicapées que dans celui de l'aide sociale à l'enfance. Les résistances des professionnels s'expriment souvent à travers la mise en avant des difficultés, voire des impossibilités logistiques à l'application de pratiques prenant en compte la parole et les souhaits des personnes concernées. Tout devient en effet plus compliqué, plus long, plus délicat quand il faut trouver les moyens de faire choisir une activité à un adulte présentant une déficience intellectuelle ou le rendre producteur et acteur de son projet de vie. Quand il faut respecter les choix des familles à propos des thérapies engagées pour leur enfant ou encore prendre en compte l'insatisfaction de travailleurs handicapés concernant leurs conditions de travail ou de restauration...

S'il paraît peu acceptable que des professionnels continuent à se réfugier derrière de tels arguments, il serait tout autant préjudiciable aux usagers de méconnaître les difficultés rencontrées sur le terrain et l'inventivité à déployer pour construire, dans les lieux d'accueil,  des procédures et des outils adaptés, réalistes et respectueux de la complexité des situations. Les nombreuses équipes qui y travaillent sont confrontées à des questions redoutables et délicates où se mêlent éthique et technique. Comment installer et donner un sens aux nouvelles procédures rendues obligatoires par la loi auprès d'adultes handicapés accueillis depuis 15 ans dans des institutions ayant peu développé ce type de pratiques ? Doit- on, et dans quelles conditions, les inviter à participer aux réunions de synthèse ? Comment et jusqu'où associer les familles de ces adultes, à qui justement on conteste le statut d'adulte ? Et les choses se compliquent lorsqu'un tuteur est nommé. Dans les services et foyers d'accueil, les professionnel sont en effet souvent affaire « non pas à l'usager sujet de droit abstrait et rationnel des juristes et des philosophies morales, mais à des hommes dont les attributs les plus essentiels de la personnalité, volonté et consentement, conscience et langage, semblent s'évanouir », rappelle David Smadja. Enfin, faut- il balayer d'un revers de main les réserves émises sur l'association et la participation systématique des parents par de nombreux professionnels travaillant en protection de l'enfance et en thérapies avec des enfants ?

A ces difficultés s'ajoute l'impossibilité fondamentale de se mettre vraiment « à la place de l'Autre » pour connaître ses attentes et ses désirs - sauf à croire que ce que l'on croit bon pour l'Autre l'est forcément pour lui. Faire avec « cette énigme de l'Autre et l'embarras consubstantiel à la relation d'aide » est peut-être le meilleur antidote à la toute-puissance du professionnel, et donc la première garantie du respect de l'usager, suggèrent les philosophes.

Reste à se poser concrètement la question de la culture démocratique, notamment des espaces d'expression libre dans les institutions sociales et médico-sociales. Car il ne s'agit pas seulement d'obtenir le consentement et l'engagement à participer de l'usager - autre forme de maîtrise - mais bien aussi d'accepter et de prendre en compte le droit au débat, à la contradiction, au refus, comme le réclame Catherine Cadot, présidente de l'association Le Fil d'Ariane qui regroupe des parents d'enfants placés.

Il s'agit finalement « que chaque établissement crée les conditions pour être dérangé par l'usager », résume efficacement Michel Laforcade. Pour lui, la question du statut de l'usager ne doit pas « s'assagir dans des procédures standardisées », mais bien rester « tranquillement scandaleuse ».

Valérie Larmignat

Notes

(1)  Voir ASH n° 2245 du 11-01-02.

(2)  Lors des IVe journées d'étude « Reconnaître et promouvoir la participation des usagers. Nouvel enjeu des pratiques sanitaires et sociales. Attentes, impasses, issues », organisées les 8 et 9 novembre 2001 à Bordeaux par le Creahi Aquitaine : 2, rue Jean-Artus - BP 106 - 33030 Bordeaux cedex.

(3)  Voir ASH n° 2218 du 8-06-01.

(4)  Très peu actif en France, il est notamment représenté par Disabled Peoples' International.

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