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« L'hébergement d'urgence fonctionne sur une logique absurde »

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La société et l'appareil médico-social font-ils durement payer aux clochards leur transgression des valeurs communes ? C'est la thèse de Patrick Declerck, anthropologue et psychanalyste, qui donne avec ses « Naufragés » bien plus qu'un livre de témoignage. Un pavé dans la mare.

Actualités sociales hebdomadaires : Vous avez passé 15 ans à vous intéresser aux clochards. Comment et pour-quoi ?

Patrick Declerck : J'ai commencé à m'en approcher en tant qu'ethnologue en 1982. Je me suis aperçu qu'il s'agissait d'une population peu décrite- le dernier livre sur le sujet datait de 1953 et il est, à mon sens, mauvais. J'ai surtout rencontré une terrible souffrance humaine, peu ou pas prise en compte. Je me trouvais face à un véritable hôpital psychiatrique dans la rue. C'est pourquoi j'ai participé à la création de la mission France de Médecins du monde en 1986 et ouvert la première consultation d'écoute spécifique réservée aux sans-abri. J'ai ensuite travaillé jusqu'en 1997 comme consultant au Centre d'accueil et de soins hospitaliers de Nanterre, où échouent nombre de SDF de Paris.

Les clochards sont intéressants parce qu'ils vivent aux marges de la société, là où se révèlent le mieux ses valeurs et sa violence. Et puis, nous partageons tous la même humanité, avec le même fond pulsionnel, les mêmes sources de souffrance. La caricature qu'ils présentent nous aide à nous interroger sur le sens de la vie, et à regarder l'humanité telle qu'elle est, dangereuse et inquiétante.

Vous avouez d'entrée de jeu que ces clochards, vous les avez souvent haïs.

- On ne reste pas 15 ans face à des personnes que l'on hait. Cela dit, ils puent la crasse, sont ahuris d'alcool, exhalent la haine. Ils se volent et se terrorisent entre eux. C'est un monde où dominent la violence et la peur. Même si l'on y croise aussi d'autres comportements... Dans ce livre, j'ai voulu faire entendre ces hommes sans voix, pas me faire leur porte-parole ni leur défenseur comme trop d'anthropologues par rapport aux populations qu'ils étudient. J'ai voulu me maintenir à bonne distance, garder une neutralité bienveillante. Il faut savoir marquer la différence entre soi et l'autre pour permettre une véritable pensée. Eviter aussi bien le brouet affectif et confusionnel que le snobisme méprisant. C'est une position sur le fil du rasoir, une tentative en tout cas.

Vous identifiez chez les clochards un syndrome spécifique de « désocialisation ».

- Contrairement à ce que suggèrent les sociologues, la pauvreté et l'exclusion sont insuffisantes pour expliquer l'existence des clochards. On les retrouve d'ailleurs dans toutes les sociétés. Quelle que soit leur origine sociale, leur histoire cumule souvent une enfance catastrophique, une série de traumatismes et un alcoolo-tabagisme enraciné de longue date. La psychiatrie classique ignore la spécificité de la clochardisation, elle considère que ce phénomène n'est pas de sa compétence. Pourtant, le clochard n'est pas seulement un exclu, c'est un fou de l'exclusion, qui en vient à désinvestir son propre corps et à ne plus pouvoir vivre autrement que dans l'exclusion perpétuelle de lui-même. La grande désocialisation apparaît, avant tout, comme une pathologie du lien. Du lien à soi- même d'abord, du lien aux autres et au monde ensuite.

Une pathologie inguérissable ?

- Les clochards opposent une immense résistance à toute amélioration durable de leur état. Comme s'ils avaient du mal à supporter longtemps d'aller mieux. Un progrès est souvent suivi d'une rechute plus grave. Je ne connais aucun exemple de réinsertion, au sens de retour à l'autonomie au long cours.

C'est une réalité difficile à accepter pour un soignant, médical ou social. Elle ne flatte pas son narcissisme. Il faut pourtant reconnaître le caractère chronique du syndrome de grande désocialisation et en tirer les conclusions dans la pratique. Après tout, beaucoup de personnes ne guérissent pas, comme les handicapés, physiques et mentaux, ou la plupart des psychotiques.

Vous en concluez à l'inefficacité des dispositifs sociaux qui leur sont proposés...

- Chacun peut le constater. Les clochards sont condamnés à errer perpétuellement d'une structure à une autre, d'un accueil de nuit à un accueil de jour, d'une assistante sociale à un vestiaire à l'autre bout de la ville, et finalement à revenir dans la rue. Le traitement d'un malade alcoolique demande six à huit ans. Une dépression- traitable - nécessite un suivi de six mois à deux ans. Or, on

accueille les sans-abri dans les centres d'urgence pour une ou quelques nuits, dans les centres d'hébergement et de réadaptation sociale pour six mois. A l'arrivée au centre, on leur demande d'abord d'abandonner leurs symptômes, de ne plus boire, etc. Le système fait comme si les données psychopathologiques n'existaient pas. Il méprise la gravité du mal. Pour bénéficier d'un traitement, il faut d'abord guérir !

L'hébergement d'urgence fonctionne sur une logique absurde. Qui équivaut à être sur le pont d'un cargo, à voir des naufragés, à les repêcher, les sécher, les nourrir et puis à les remettre à l'eau avec un manuel de natation en les incitant à ne pas rater le prochain cargo. Les centres ne proposent en fait qu'une alternative : soit reprendre le chemin de la normalité, accepter de travailler ou de suivre une formation...,  soit retourner vivoter, ou plutôt crevoter dans la rue. La société refuse de prendre ses responsabilités vis-à-vis de personnes qui ne guérissent pas, qui ont besoin d'un étayage, d'un accompagnement au long cours, à vie.

Vous allez même jusqu'à parler de sadisme social.

- Les lieux d'hébergement véhiculent, d'une manière ou d'une autre, les enjeux du monde carcéral. Et puis, on y trouve encore des douches sans porte, des lits superposés alors que nombre d'occupants sont énurésiques. On y dort rarement en sécurité. Et à quoi sert de réveiller tout le monde à 6 ou 7 heures, de pousser le dernier dehors à 8 heures ? Pour quoi faire ? Pour chercher un travail qui n'existe pas ? Même s'il existait, ces gens sont incapables de s'y tenir.

Certes, il y a des lieux plus humains que d'autres mais, globalement, le système est inadéquat. Il souffre d'une ambiguïté profonde entre la volonté d'aider et de soigner et le désir de punir ceux qui ont choisi la transgression.

Qui ont choisi ?

- C'est un pur fantasme, évidemment, toute leur histoire montre qu'ils n'ont pas choisi. Leur refus apparent est en fait une incapacité. Personne ne choisit d'être alcoolique ou toxicomane. Mais la société ne peut tolérer ce mode d'évasion, cette non-conformité par rapport à l'obligation du travail notamment.

Je reviens du Salon nautique où se bousculent une foule de gens qui rêvent de larguer les amarres. La société se protège de tels rêves. Elle fait aussi payer aux clochards la souffrance des « inclus », des gens qui se lèvent tous les matins pour aller au travail, qui s'usent à gagner leur vie pour bien soigner leur cancer à leur retraite, qui se contentent de désirs précontraints. Il faut absolument que le sort des déviants soit peu enviable, pour ne pas créer de vocations. Certes, les clochards ne doivent pas mourir dans la rue, ce serait obscène. Mais leur vie doit rester structurellement inconfortable. Au fond, ils jouent le même rôle de signal que jadis le spectacle du gibet. Attention, voilà ce qui vous attend si vous transgressez le contrat social.

Quand les clochards commencent à s'installer quelque part, on les harcèle. Sous couvert de bons sentiments ou d'hygiène, on les éloigne, on ferme d'une grille le recoin où ils dormaient, on remplace les bancs par des sièges. Ils sont comme les pigeons qu'on empêche de se poser par des rangs de picots. On reproche aux clochards de ne pas s'auto- organiser, mais on balaye les petites organisations qu'ils s'inventent.

Vous consacrez un chapitre à vos années d'étudiant fauché. Une pauvreté qui n'a pourtant rien à voir ?

- Evidemment, ne serait-ce que parce qu'il est facile d'y mettre fin. Mais je voulais évoquer les conséquences de la pauvreté : elle oblige les gens à vivre arc-boutés sur les nécessités immédiates, elle empêche de penser. La pauvreté est une saloperie. Je voulais tordre le cou à cette notion stupide d'une pauvreté qui serait édifiante, qui grandirait l'homme, qui le rapprocherait de Dieu, etc.

Comment votre livre a-t-il été reçu ?

- La presse a publié des critiques élogieuses (1). Dans le milieu universitaire aussi, l'ouvrage a été favorablement accueilli. Par contre, côté social, à quelques intervenants de terrain près, c'est le silence radio. J'avais déjà une réputation d'homme pas facile, je me tiens hors de toute institution, ma parole est libre, j'essaie d'aller au bout de ma pensée (ce qui ne veut pas dire que j'ai raison en tout) et cela ne me vaut pas que des amis... Mais qu'importe. Ce silence me semble symptomatique d'un monde où associations et pouvoirs publics cogèrent la situation. Un monde où se perpétue l'amateurisme, qui vit sans contrôle de qualité, sans capitalisation des savoirs et sans pensée stratégique.

L'idée que les clochards relèvent d'un autre type de soins ne commence-t-elle pas, cependant, à s'affirmer ici et là ?

- C'est peut-être un signe d'espoir. Ce que j'avançais n'était pas audible il y a dix ans. On me disait que j'insultais les pauvres ! En fermant les asiles, on a jeté le bébé avec l'eau du bain. Aujourd'hui, il n'existe que de très rares lieux d'accueil où l'on peut vivre sa folie.

Il faudra une forte pression extérieure pour faire évoluer les choses. C'est pourtant l'un des droits élémentaires de l'homme de pouvoir se mettre durablement à l'abri dans des conditions vivables. Une société aussi riche que la nôtre ne peut pas rejeter à la rue des gens qui ne le souhaitent pas. Il faut inventer des réseaux de lieux de vie et de soins qui ne sanctionnent pas les régressions, qui maintiennent un lien fort malgré les aléas des parcours, et qui assurent certaines formes de maternage, ce dont les clochards ont peut-être le plus besoin.

Propos recueillis par Marie-Jo Maerel

LES NAUFRAGÉS. AVEC LES CLOCHARDS DE PARIS

Drôle de livre que celui de Patrick Declerck, accueilli, et même commandé, par Jean Malaurie, le directeur de la prestigieuse collection d' « anthropologie réflexive », Terre humaine. Drôle, pas au sens d'amusant, on s'en doute. Le lecteur y prend même de rudes coups, à l'estomac et à la tête. Non, drôle au sens de bizarre. Ce bouquin est un puzzle. Y cohabitent des souvenirs de 15 ans d'exercice professionnel parmi les SDF de Paris ; des récits de leur parcours chaotique par des clochards eux-mêmes ; des reportages de l'autre côté de la barrière, parmi les vagabonds hébergés en centre d'urgence ou ramassés par les cars des « bleus ». S'y intercalent deux chapitres d'analyse sur la psychopathologie des clochards (à forte composante freudienne) et sur l'aide médicale et sociale qui leur est apportée. A quoi s'ajoutent des épisodes autobiographiques et un « ce que je crois » - ou ne crois pas - final, du genre décapant. Sans pudibonderie ni révérences humanistes, mais dans une forme littéraire recherchée, qui passe souvent bien, parfois moins. L'auteur lui-même conseille au lecteur que la théorie rebute de se contenter des récits. On pourrait suggérer l'inverse aux travailleurs sociaux, mais ce serait dommage. À la fin, le puzzle assemblé apparaît en effet d'une grande cohérence et fournit ample matière à réflexion et à débat. Tous ceux qui travaillent ou s'interrogent sur l'exclusion, grande et petite, gagneront à se confronter à ce propos vigoureux et noir, qui force à s'interroger sur les pratiques sociales et les valeurs qui les animent. M.-J. M. Les Naufragés. Avec les clochards de Paris - Patrick Declerck - Coll. Terre humaine - Ed. Plon - 23 €.

Notes

(1)  Le volume s'est déjà vendu à 15 000 exemplaires, ce qui représente un succès pour cette catégorie d'ouvrage.

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