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Une violence qui sort du silence

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Les travailleurs sociaux identifient aujourd'hui les mariages forcés comme la principale violence exercée à l'encontre des jeunes musulmanes issues de l'immigration. Mais ils sont souvent très démunis pour intervenir efficacement à leurs côtés.

« Je n'ai pas été voir l'assistante sociale ni le conseiller principal d'éducation. J'ai gardé ça pour moi. Même parmi mes proches, je n'ai mis personne au courant. Je pense qu'on a un peu honte d'avouer qu'on n'est pas libre, qu'on va être mariée de force », explique Fatoumata. C'est ce silence que la jeune Sénégalaise veut aider les adolescentes à briser, en évitant, si possible, que l'affirmation de leurs aspirations n'entraîne de douloureuses ruptures familiales. Tel est l'objectif de l'association récemment créée par Fatoumata avec des camarades et des membres de l'équipe éducative du lycée qui s'étaient mobilisés, au printemps 2000, pour lui permettre de revenir de Casamance (1).

Une réalité d'une ampleur nouvelle

Cette violence spécifique exercée sur les jeunes filles en milieu interculturel n'est pas nouvelle. Il y a plus de dix ans, Yasmina et les autres, filles de parents maghrébins en France   (2), confiaient à l'ethnologue, Camille Lacoste-Dujardin, leur pessimisme quant aux possibilités d'échapper à une union décidée et arrangée par leur famille. Loin d'avoir cessé, ces « mariages qui s'apparentent souvent à des viols avec séquestration » seraient en recrudescence, selon l'association Femmes contre les intégrismes (3). Sans pouvoir en déduire qu'ils sont tous conclus sous la contrainte, force est néanmoins de constater l'explosion du nombre de mariages mixtes entre ressortissants français (ou bi-nationaux) et maghrébins (4)  : celui-ci a plus que triplé entre 1994 et 2000, unissant, dans deux tiers à trois quarts des cas, une Française d'origine immigrée à un conjoint de nationalité algérienne, marocaine ou tunisienne. « J'étais son visa pour la France », résume une jeune Franco- marocaine. De fait, s'ajoutant à l'interdit qui pèse sur les musulmanes de contracter un mariage exogame, la politique d'immigration n'est pas étrangère au phénomène. Parallèlement, à l'instar de Fatoumata, une génération de jeunes filles issues des courants migratoires récents, notamment en provenance d'Afrique subsaharienne et de Turquie, sont désormais en âge d'être confrontées à un mariage forcé.

Portée sur la place publique par les associations qui les soutiennent et, de plus en plus aussi, par certaines des intéressées osant témoigner, la fréquence de ces situations est désormais plus visible. Elle est également mieux repérée par les professionnels de l'action sociale. Ainsi ceux qui, en Ile-de-France, ont participé à une enquête réalisée courant 2000 par l'Agence pour le développement des relations interculturelles (ADRI), identifient les mariages forcés comme la principale violence familiale exercée sur les jeunes filles d'origine étrangère et de culture musulmane (5). Mais, faute d'outils d'analyse adéquats,

les intervenants sociaux expriment de grandes difficultés à avoir une compréhension fine de ce phénomène. Comprendre, c'est-à-dire discerner des facteurs explicatifs pertinents pour mieuxorienter leur action, et non pour justifier, au nom d'un prétendu relativisme culturel, des pratiques qui constituent des atteintes aux droits des femmes. Une interprétation des violences sous l'angle des rapports de sexes qui, néanmoins, n'est pas sans susciter malaise et débats chez les professionnels, note l'ADRI. « Cela bouscule, certes, la déontologie du travail social, commente Gaye Petek-Salom, directrice de l'association Elele- Migrations et cultures de Turquie (6). Mais il faut admettre que, dans certaines situations, le droit d'ingérence dans la culture de l'autre existe, s'il s'agit de défendre une valeur aussi primordiale que la liberté de l'individu. » D'ailleurs, comme le souligne l'association dans la très pertinente brochure qu'elle a réalisée, en Turquie comme en France, la violence n'est pas une fatalité mais un délit. « Et si le mariage est contracté par pression familiale, chantage ou autres menaces affectives, c'est une violence. »

Pour donner aux intervenants l'éclairage culturel indispensable au décryptage de certains comportements de familles de migrants, l'expertise des associations est évidemment très précieuse. « Nous nous efforçons d'aider les travailleurs sociaux à se positionner, en mettant notamment l'accent sur le caractère exacerbé, en contexte migratoire, du maintien de certaines coutumes matrimoniales, même lorsqu'elles n'ont plus cours dans les pays d'origine », précise Aïcha Sissoko, directrice de l'Association des femmes africaines du Val-d'Oise (AFAVO)   (7), et membre du Haut Conseil à l'intégration. Parallèlement, l'AFAVO explique aux parents qu'en France aussi, l'habitude des mariages arrangés entre familles a été longtemps de mise, et qu'elle a disparu avec l'évolution de la société. Il s'agit également de leur faire comprendre que les professionnels français ne condamnent pas leur culture, mais qu'ils ont pour mission de protéger les enfants victimes de pratiques pouvant nuire à leur épanouissement.

Fondamental, ce travail de médiation entre les institutions et les familles ne parvient pas toujours à convaincre ces dernières d'abandonner leur projet. Il y a des réussites mais aussi des jeunes, désespérées, qui doivent quitter leur foyer- quand elles ne sont pas renvoyées inopinément au pays après une intervention à leur domicile. C'est pourquoi il est essentiel d'éviter toute précipitation, estime Pinar Hüküm, de l'association Elele. Il faut, avant toute décision, voir avec la jeune fille si elle est capable de prendre son autonomie et de supporter la rupture d'avec sa famille. Puis, si départ il doit y avoir, l'aider à le préparer et l'accompagner. Faute de quoi, celles qui ne supportent pas la séparation peuvent être confrontées à des retours dramatiques.

Cette complémentarité entre les acteurs institutionnels et associatifs pallie les difficultés qu'ont les premiers à intervenir efficacement dans les familles. Ainsi, en 2000, plus de la moitié des 94 demandes de conseil adressées à l'association Voix de femmes émanaient de travailleurs sociaux, au premier rang desquels des assistantes sociales scolaires (8). Pour celles

qui exercent dans la Seine-Saint-Denis, Emmanuelle Piet, médecin départemental de protection maternelle et infantile, a initié, courant 2000, un programme pionnier de prévention des mariages forcés. Réalisée en partenariat entre le conseil général, l'inspection académique et les délégations départementale et régionale aux droits des femmes, cette formation a touché quelque 90 professionnelles (sur les 138 alors en poste)  ;puis elle a été renouvelée l'année suivante et ouverte à l'ensemble des partenaires médico-sociaux du département. Grâce aux interventions de représentants d'associations et des institutions (juges des enfants, inspecteurs de l'aide sociale à l'enfance),   « ce programme nous a fourni une meilleure connaissance du phénomène et des ressources mobilisables pour y faire face », estime Martine Carn, responsable départementale du service social en faveur des élèves. Il a aussi été l'occasion de pointer les progrès à faire pour mieux soutenir les intéressées, et en particulier pour leur permettre d'obtenir des contrats « jeunes majeurs », actuellement très difficiles à décrocher. A la suite de ces stages, différentes actions d'information des élèves ont été proposées par des assistantes sociales scolaires. « Le but, explique Manuela Dufour qui a organisé plusieurs débats dans des établissements de la Seine- Saint-Denis, est de donner aux jeunes la possibilité de s'exprimer. » Et de leur permettre d'anticiper.

En effet, même informées très tôt du projet de leurs parents, les adolescentes réagissent le plus souvent au dernier moment. D'où l'intérêt du travail de prévention collective qui peut être mené en amont. D'autant que « les stratégies individuelles de négociation des jeunes filles ont souvent de meilleurs résultats que la judiciarisation systématique des situations de violence », souligne l'ADRI. C'est à développer ce rôle actif des intéressées que s'emploie l'équipe du service social d'aide aux émigrants de l'Essonne. Tout en poursuivant le travail de collaboration engagé, depuis plusieurs années, avec des médiatrices familiales interculturelles (9), les assistantes sociales du service les aident aujourd'hui à organiser des groupes de parole réguliers pour les jeunes dans les établissements scolaires. « Nous commençons en collège, explique Aïsseta Cissé, coordinatrice de l'association Génération II (10). En effet, les jeunes doivent savoir très tôt comment se comporter - en refusant par exemple, d'emblée, les cadeaux de leur “fiancé” - et quels relais intra- familiaux (oncles, tantes) ou communautaires mobiliser pour infléchir la position de leurs parents. » A l'intention de ces derniers, l'association entreprend parallèlement de mettre en place des lieux d'écoute et de dialogue spécifiques.

« Nous avons du pain sur la planche pour faire évoluer des pratiques qui occasionnent tant de dégâts, mais je crois beaucoup à la capacité des femmes d'inverser cette vapeur-là », juge Aïcha Sissoko. De la convergence entre des filles et des mères mieux armées, les actrices de l'intégration attendent des mobilisations d'autant plus efficaces que les protagonistes auront trouvé, autour d'elles, l'appui de professionnels vigilants.

DE PLUS EN PLUS DE JEUNES FILLES CONCERNÉES

« Nous avons été rattrapées par la question des mariages forcés », reconnaît Isabelle Gillette-Faye, responsable du Groupe femmes pour l'abolition des mutilations sexuelles  (GAMS) (11) . En effet, les petites filles que, dans les années 80, l'association a cherché à protéger de l'excision, sont désormais en âge - souvent précoce - d'être mariées. Selon le GAMS, 10 000 à 20 000 adolescentes de 14 à 20-21 ans, issues de familles originaires de l'Ouest africain francophone (Mali, Mauritanie, Sénégal, essentiellement), seraient menacées ou déjà concernées par un mariage coutumier non officiel - les seules unions reconnues par la communauté. Cette stratégie familiale de maîtrise des alliances matrimoniales atteint son degré maximal dans l'immigration turque. A la différence des jeunes d'origine africaine ou maghrébine, « la quasi-totalité des adolescents, garçons comme filles (94 % des premiers, 98 % des secondes), font l'objet de mariages décidés et arrangés par les familles avec des conjoints “importés” de Turquie », souligne Pinar Hüküm, de l'association Elele-Migrations et cultures de Turquie (12) . Les jeunes gens, généralement, s'accommodent de cette situation, explique-t-elle : jouissant des prérogatives et libertés liés au statut de l'homme méditerranéen et musulman, ce mariage ne les empêche pas de mener une double vie, cependant que leur épouse vivra sous le contrôle de leur propre mère. Les jeunes filles en revanche supportent de plus en plus mal ces diktats familiaux et les tentatives de suicide comme les fugues se multiplient.

Caroline Helfter

Notes

(1)  Association Fatoumata pour l'émancipation des femmes - Lycée Colbert : 27, rue Château-Landon - 75010 Paris.

(2)  Publié en 1992, cet ouvrage est issu d'une enquête menée entre 1987 et 1990 - Ed. La Découverte - 135 F  (20,58  €).

(3)  Femmes contre les intégrismes : BP 0640 - 69239 Lyon cedex - Répondeur/fax : 04 78 29 21 89.

(4)  Mariages célébrés à l'étranger et transcrits dans les consulats de France.

(5)  Un compte rendu de cette enquête réalisée, dans le cadre d'un programme européen, auprès d'une trentaine de professionnels de l'action publique ou associative a été publié dans Hommes et Migrations n° 1232 - 70 F  (10,67  €)  - ADRI : 4, rue René-Villermé - 75011 Paris - Tél. 01 40 09 69 19.

(6)  Voir sa contribution publiée dans la revue précitée.

(7)  AFAVO : 8, chemin de la Surprise - 95800 Cergy-Saint-Christophe - Tél. 01 30 32 41 28.

(8)  Voix de femmes - Maison de quartier des Linandes : Place des Linandes-Beiges - 95000 Cergy - Tél. 01 30 31 55 76.

(9)  Voir ASH n° 2205 du 9-03-01.

(10)  Génération II - Maison du monde : 509, patio des Terrasses - 91000 Evry - Tél. 06 89 93 21 35.

(11)  GAMS : 66, rue des Grands-Champs - 75020 Paris - Tél. 01 43 48 10 87.

(12)  Elele-Migrations et cultures de Turquie : 20, rue de la Pierre-Levée - 75011 Paris - Tél. 01 43 57 76 28.

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