« Le projet de loi rénovant l'action sociale et médico-sociale (2000), le rapport Naves-Cathala relatif aux “accueils provisoires et placements d'enfants et d'adolescents” (2000) et le rapport Roméo concernant “l'évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le cadre de la protection de l'enfance” (2001) ont pour dénominateur commun de vouloir placer l'usager au centre des dispositifs. La formule est probablement malheureuse. Le directeur du centre régional pour l'enfance et l'adolescence inadaptées (CREAI) Ile-de-France, Jean-Yves Barreyre, pense que cette expression ne veut rien dire, et défend l'idée d'un modèle compréhensif au cœur duquel serait placée la personne : il propose “d'inscrire la parole des usagers dans tout diagnostic territorialisé, et donc de ne pas réduire l'analyse des besoins à une technique d'observation modélisée et professionnalisée, [ce qui] permet aux bénéficiaires des services rendus d'être sujets pensants et de penser avec d'autres les situations de désavantages” (1). L'évolution de la place des usagers apparaît comme le résultat d'un compromis entre la volonté de défendre un modèle français qui privilégie l'allocation financière et l'accueil spécialisé, et l'obligation de se plier aux exigences d'une Europe sociale, partisane de l'intégration des personnes dans le tissu social ordinaire.
L'usager est aujourd'hui le héros moderne de tout discours sur la réorganisation de l'action sociale. Le bénévole, paré de toutes les vertus, et l'élu, au nom du principe de “qui paie décide”, doivent désormais composer avec un troisième acteur : l'usager. Dans le rapport Roméo, les usagers apparaissent sûrs de leurs droits : “les usagers font valoir leurs droits et ne se présentent plus en victimes expiatoires d'une relation fondée sur l'unilatéral et l'arbitraire” ; lucides à l'égard de l'action des professionnels : “ils reconnaissent la qualité du travail, même s'ils déplorent souvent le caractère trop administratif de leurs interventions et se montrent méfiants vis-à-vis de leur pouvoir de contrôle” ;déterminés : “les parents ne sont pas des usagers passifs des services sociaux mais des décideurs avec d'autres acteurs sociaux”... L'usager, selon Michel Chauvière, “apparaît comme la dernière chance de légitimation de l'idéologie du service public, quand la tendance est massivement à la libéralisation et la solvabilisation dans les esprits comme dans les faits” (2). Mais au détour du texte apparaît également la figure de l'usager-client, celui avec qui on négocie, à qui l'on propose “le libre choix entre les prestations adaptées qui sont offertes à la personne prise en charge”... On retrouve là “la rhétorique de l'administration au service des citoyens, aux risques du modèle du marché, se substituant à la rhétorique de l'administration au service de la politique du gouvernement ou de l'Etat, fut-elle sociale”.
Cette figure de l'usager idéal, voire idéalisé, est également présente dans le projet de loi réformant l'action sociale et médico-sociale qui veut associer “la parole toujours subversive” des usagers pour mieux réformer. Se rapprocher de l'usager n'est pas un thème vraiment nouveau. Il était l'un des objectifs des lois de décentralisation. Or, en 1995, plus de dix ans après leur promulgation, la Cour des comptes observe “que la volonté de rapprocher le pouvoir de décision des usagers pour mieux mesurer leurs attentes ne s'est pas traduite par des progrès significatifs, tant dans la connaissance des besoins que dans la publicité des prestations” (3). Un meilleur respect des droits des usagers s'impose. Un élargissement de ces droits va de soi tant est grand le déficit : chacun s'accorde à constater le manque d'explications, le manque de concertation et de coordination. Or, une amélioration de tous ces points nécessite une augmentation des moyens et, surtout, une reconnaissance accrue des professionnels.
Le rapport Roméo dresse un tableau inquiétant de la protection de l'enfance : “La violence institutionnelle est une donnée importante”, “force est de constater néanmoins, au-delà des chiffres, l'inadaptation du dispositif général”. Ce constat était déjà inscrit dans le rapport Naves-Cathala : “Un dispositif de protection de l'enfance et de la famille, aux articulations souvent défaillantes et qui n'est ni réellement piloté ni régulièrement évalué.” Ce rapport dénonçait des méthodes de l'action éducative encore trop stéréotypées, des établissements aux fonctionnements rigides, des “professionnels qui ne s'autorisent pas à faire preuve d'imagination dans les modalités de placement”, “l'absence de prise de risque éducatif”, “des pratiques qui ne favorisent pas le dialogue”... Un tel discours tend à disqualifier des travailleurs sociaux qui, pourtant, n'ont eu de cesse de pointer l'insuffisance des réponses en matière de protection de l'enfance.
Le manque de formation des travailleurs sociaux est systématiquement évoqué, leurs conditions de travail plus rarement. La complexification des situations est pourtant une donnée qui fait consensus. Le plan consacré à la santé mentale révélant que 370 000 enfants souffrant de troubles mentaux sont suivis par des équipes de psychiatrie montre qu'il y a là un phénomène à ne pas négliger. La pluridisciplinarité s'impose mais elle exige d'autres moyens que ceux évoqués dans le rapport Roméo : se contenter de développer le partenariat serait illusoire car l'addition de moyens insuffisants n'a jamais donné plus de moyens. Or, chacun sait combien est grand le déficit en matière d'équipements en pédopsychiatrie ; en matière de personnels, en prévention spécialisée ou à l'aide sociale à l'enfance.
La proposition de faire appel à de nouveaux métiers, sous prétexte d'introduire la pluridisciplinarité, peut ouvrir la porte à un processus de déqualification auquel échappaient jusqu'à présent les services de protection de l'enfance. Les équipes de travailleurs sociaux ont plus besoin de psychiatres pour comprendre les troubles de la personnalité de certains enfants ou adolescents que d'infirmiers psychiatriques, d'ailleurs en voie de disparition puisqu'il n'y a plus de formation spécifique depuis plusieurs années.
Les équipes de travailleurs sociaux ont besoin de stabilité, d'une approche pluridisciplinaire, de développer des liens avec des équipes de recherche... Mais elles ont surtout besoin d'être écoutées pour mieux écouter. Or, elles sont les grandes absentes des différents rapports récemment parus. Elles subissent à leur tour la violence qu'elles sont accusées de faire vivre aux usagers. Croire réformer la protection de l'enfance sans concertation avec les professionnels est un leurre. Chacun le sait. Claude Allègre qui croyait réformer l'école sans les enseignants en a fait la cruelle expérience.
Les travailleurs sociaux ont également besoin d'un projet politique. Or, force est de constater l'éparpillement des mesures : d'un côté la réforme de la loi de 1975, de l'autre une probable réforme de la protection de l'enfance, sans compter la loi de lutte contre les exclusions. La dernière grande déclaration de politique générale de Nicole Questiaux, ministre de la Solidarité nationale, date de 1982. Depuis, des mesures ont été prises, des lois votées, souvent dans l'urgence. Jacques Barrot et Xavier Emmanuelli avaient promis une grande loi sur le travail social. La décision de Jacques Chirac de dissoudre l'Assemblée nationale aura laissé cette promesse sans lendemain.
En conclusion de son rapport, Claude Roméo défend les principes de co-éducation et de co-responsabilité. La coproduction est une notion que Michel Chauvière situe à mi-chemin du modernisme et de la lutte sociale. L'usager est invité à cogérer. “Reste-t-il un usager ?”, se demande le sociologue. Cette notion de coproduction est également évoquée par l'économiste Jean Gadrey à propos des services qui, pour être fournis de façon efficace, exigent une relation personnalisée (donc chaque fois différente, échappant aux standards) entre les prestataires et les usagers ou clients.
La coproduction est-elle possible dans le champ de la protection de l'enfance ? Oui, à condition que la demande soit formulée par l'usager lui-même. Or ce n'est pas toujours le cas. Coproduire des réponses exige par ailleurs de mettre fin à un modèle d'organisation qui s'est développé ces dernières années avec un “front office [qui] traite de plus en plus difficilement la masse des demandes et le back office [qui] s'évertue à trouver des solutions parmi une palette de réponses de plus en plus congrue. La relation à l'usager et, en particulier, la relation de projet et de développement, s'en trouve symétriquement affaiblie au point qu'un malaise généralisé saisit les opérateurs” (4). C'est cette dégradation de la relation de confiance que décrit Claude Roméo quand il évoque “une coupure du lien avec l'usager, singulièrement au nom de la dénonciation du contrôle social exercé par les assistantes sociales”. L'idée d'une coproduction des réponses exige que les travailleurs sociaux puissent être reconnus, qu'ils disposent par conséquent de nouveaux moyens, et qu'ils soient en mesure de peser sur la définition et l'organisation de leur travail.
Pour conclure, je citerai de nouveau Michel Chauvière : “Sans doute, la meilleure riposte est-elle, ici comme ailleurs, dans la mobilisation collective des professionnels pour faire respecter les droits des usagers” (5).
Didier Bertrand Educateur spécialisé : 2, rue Jean-Allemane - 78800 Houilles Tél. 01 39 68 57 14.
(1) Classer les exclus. Enjeux d'une doctrine de politique social - Ed. Dunod.
(2) « Les usagers. Ambiguïtés d'un nouveau paradigme pour l'action sociale » in Les usagers de l'action sociale. Sujets, clients ou bénéficiaires ? - Sous la dir. de C. Humbert - Ed. L'Harmattan .
(3) La décentralisation en matière d'aide sociale - Cour des comptes.
(4) Les mutations du travail social. Dynamique d'un champ professionnel - Sous la direction de Chopard - Ed. Dunod.
(5) Op. cité, page précédente, note 2.