« Je vais être noyé. » « On va se faire avoir ! » « Je n'oserai plus faire mes courses toute seule. »... Madeleine Gary, conseillère en économie sociale et familiale (ESF) à Pamiers (Ariège), relève, « même si cela est parfois dit sur le ton de la plaisanterie », une véritable inquiétude parmi les usagers de la Maison de la solidarité (un centre de formation pour publics en difficulté). « On a beau être prévenus, témoigne Hélène Garaud, aide-ménagère à Rouen, cela fait quand même un choc à beaucoup de gens de voir arriver un solde de relevé bancaire divisé par six ! Alors même que les pensions ou allocations sont encore versées en francs. Pour beaucoup, le compte n'y est pas. »
« En fait, nous avons affaire à toute une gamme d'attitudes, commente Sarah Gauguin, conseillère en ESF au conseil général du Gers. D'une part, il faut calmer l'anxiété de ceux qui sont perdus et pensent ne jamais y arriver. Mais nous devons aussi alerter les insouciants qui imaginent que cela viendra tout seul ou qu'ils “verront bien quand les pièces seront dans leur porte-monnaie”. » Sans oublier ceux qui refusent carrément d'envisager la question, sous prétexte que « leur tutelle est là pour ça », ou (pour des personnes âgées) qu'elles « seront mortes avant » !
Angoisse, insouciance ou déni : à dire vrai, toutes ces attitudes se retrouvent également parmi les travailleurs sociaux eux-mêmes. « Certaines collègues ont purement et simplement refusé de mettre le passage à l'euro au rang de leurs préoccupations professionnelles, comme si l'échéance ne les concernait qu'à titre privé, et ne leur créait aucune responsabilité envers le public, regrette Catherine Declercq, assistante sociale lilloise . Peut-être ont-elles peur elles-mêmes ? »
Tel n'a pas été le cas chez les conseillères en économie sociale et familiale. « Pour nous, l'argent, c'est le quotidien. Nous savions que des gens pouvaient se trouver en difficulté et que nous avions quelque chose à faire », dit simplement Maryline Touyarou, conseillère à Oloron-Sainte-Marie. « Pour des familles qui sont au franc près à la fin du mois, il y a un cap à ne pas louper », estime Madeleine Gary. L'Association régionale des professionnelles en économie sociale et familiale de Midi-Pyrénées a ainsi proposé à ses adhérentes deux séances de formation, notamment pour présenter le matériel pédagogique disponible « afin que chacune ne tâtonne pas dans son coin », explique Karine Toniolo, l'une des organisatrices.
Même démarche en Ile-de-France où l'association régionale des conseillères en ESF a organisé deux demi-journées d'information. « 75 % des adhérentes étaient présentes, remarque Marie-José Delcourt. Nous avons pu voir à quel point leur préparation était inégale. Celles qui relèvent du champ territorial avaient souvent reçu une formation, celles du secteur associatif, beaucoup moins. » A Rennes, c'est aussi la demande de conseillères en ESF qui a provoqué la toute première réunion d'information du département.
Les conseillères formées n'ont pas gardé leur science pour elles. La plupart d'entre elles ont commencé par former l'équipe du ou des centres sociaux dans lesquels elles interviennent. Certaines ont organisé une exposition dans le hall, prétexte à lancer la discussion. Beaucoup se sont aussi associées à des animations organisées par la ville ou le département dans les mairies, sur les marchés ou dans les centres commerciaux...
« Je me promène en permanence avec ma mallette pédagogique, raconte Sarah Gauguin. Dans les salles d'attente des permanences sociales comme auprès des familles, tous les prétextes sont bons pour montrer les futures pièces en euros. Les gens sont avides de toucher. Ils appellent les enfants pour voir. C'est le point de départ pour inviter à des animations collectives. »
Ces séances de formation, proposées aux titulaires du revenu minimum
d'insertion (RMI), aux personnes surendettées, aux publics en insertion, les conseillères en économie sociale et familiale en ont organisé beaucoup. « J'essaie d'animer des séances ludiques et très interactives, explique par exemple Madeleine Gary. Je commence toujours par demander ce que les gens connaissent déjà sur l'euro. Ils en savent toujours un peu. Au besoin, je complète et je rectifie. Je projette aussi une carte de l'Europe. Certains ont du mal à situer leur propre région, mais d'autres sont fiers de montrer le pays de leurs ancêtres italiens ou portugais, ou,
pour les Maghrébins, de retracer leur trajet de chaque été à travers l'Espagne. Les plus démunis ne sont pas toujours ceux que l'on croit. Les immigrés, par exemple, ont l'habitude de passer d'une monnaie à une autre. Et certaines personnes âgées sont agiles en calcul mental, alors que les générations suivantes n'en ont aucune pratique. » Ensuite, les participants prennent le temps de regarder chaque pièce et chaque billet en euros et de s'interroger sur ce qu'on peut acheter avec chacun .Enfin, c'est la séquence ludique qui permet notamment de « jouer à la marchande » (voir encadré).
La quasi-totalité des participants viennent à ces séances sur la base du volontariat, même si certains travailleurs sociaux insistent parfois auprès des personnes qui en ont le plus besoin, notamment les plus fâchées avec la gestion d'un budget. « Tous en sortent contents et plus assurés, remarque Madeleine Gary .Beaucoup demandent à revenir “pour que cela leur rentre bien dans la tête”. »
Lu-dique ! Il faut être ludique. C'est vrai :le message sur l'euro passe mieux avec des jeux qu'avec des discours, surtout auprès des publics démunis (mais pas seulement). Du coup, inventeurs et organismes de formation ont multiplié les propositions de matériels pédagogiques (2) . Tous, peu ou prou, inspirés de jeux existants tels que le Monopoly, le Quizz ou le jeu de l'oie. Souvent tirés à peu d'exemplaires, ces outils sont restés relativement onéreux. Et, de l'avis de Madeleine Gary, conseillère en économie sociale et familiale dans l'Ariège (qui a pris la peine de les tester le dimanche en famille) comme de nombre de ses collègues, les parties peuvent aider à varier les contenus des journées complètes de formation à destination des relais, mais elles sont trop longues pour les séances « grand public » qui durent au mieux deux ou trois heures. Les jeux les plus simples sont donc les meilleurs. En tête du plébiscite : le jeu de bataille (avec des cartes en francs et en euros, dont il faut savoir qu'elle est la plus forte). Et surtout le jeu de la marchande, où il faut que chacun tienne successivement les rôles de l'acheteur et du vendeur qui rend la monnaie. Très efficace pour décrisper les participants et très formateur. Et d'autant plus intéressant qu'il ne nécessite pas grand matériel, hors les kits de fausses pièces et billets. A Pamiers, on a fait des affiches indiquant les prix des produits courants. A Rennes, on a les a représentés sur des cartes. A Melun, on a collecté les emballages vides. La « boutique » ainsi achalandée permet de vérifier qu'euro ou pas, il ne faut pas déroger à ses habitudes de consommation si l'on ne veut pas voir « exploser son budget ».
Quels messages les conseillères font-elles passer ?Certaines tiennent à rappeler systématiquement pourquoi 12 pays passent à la monnaie unique : « Les embêtements passent mieux quand on en comprend l'utilité. » D'autres n'en parlent que si la question leur est posée, car « notre public s'intéresse rarement à une politique qui lui paraît très lointaine ». Toutes insistent, en tout cas, sur quelques consignes pratiques, comme de ne pas faire provision de francs en fin d'année, d'aller chercher un kit d'euros dès le 14 décembre pour se familiariser avec les nouvelles pièces, ou de ne pas accueillir de changeurs d'euros à domicile (forcément des escrocs !). Et puis, il faut apprendre à faire attention aux centimes. « Avant, pour choisir entre différents camemberts, on regardait les chiffres avant la virgule ; avec l'euro, c'est après la virgule que se jouent les différences », insiste Martine Fayolle, formatrice à l'Union féminine civique et sociale. « L'important, c'est que chacun se construise sa propre échelle de valeurs à partir de ses repères habituels, explique encore Madeleine Gary. Si je mettais 100 F maximum dans le pantalon du gamin, combien d'euros dois-je y mettre désormais ? »
Rééchelonner chacun ses propres repères : c'est le leitmotiv de tous ceux qui ont travaillé sur l'euro. « A cet égard, estime Elsa Alexanderson, technicienne de l'intervention sociale et familiale devenue formatrice pour l'euro, l'outil le plus génial est le carnet de comptes » (beaucoup d'organismes en ont distribué sous différentes appellations, mais un simple cahier suffit). Il s'agit en fait de relever dans les deux monnaies le prix de ses principaux produits de consommation courante (par exemple à partir d'un ticket de caisse au retour du supermarché), puis ses grands postes de dépenses (loyer, électricité, carte de transport) et de recettes (salaire, pension, allocation, RMI...). Chacun selon son budget habituel. Il faut alors mémoriser en euros la cinquantaine de prix (ou d'ordres de grandeur) que nous avons tous, paraît-il, en tête. Sans nous accrocher, une fois la période de transition terminée, aux convertisseurs qui nous maintiendraient à cheval entre les deux monnaies et retarderaient d'autant notre basculement mental. Bref, il faut apprendre à penser en euros.
A cet égard, la distribution massive de convertisseurs, tant réclamée par certains formateurs est vertement critiquée par d'autres. « Pour ceux qui ne se sont jamais servis d'une calculette, c'est une complication supplémentaire, affirme Martine Fayolle. Par contre, ces personnes se souviennent souvent du prix de leur pack de yaourts habituel ou du ticket de bus. C'est cela qu'il faut mémoriser en euros pour se refaire vite un cadre de référence. Et ne pas céder à des achats d'impulsion pour des objets qui paraîtront peu chers à première vue. Car le budget disponible sera lui aussi réduit à proportion. »
Le passage à l'euro n'a guère mobilisé les fédérations nationales de services à domicile. L'une a « laissé l'initiative aux associations départementales ». L'autre a proposé un stage, qui a été annulé faute de candidats. Une troisième a « diffusé de l'information pour alerter ses adhérents » en leur recommandant de se greffer sur les grands programmes organisés (en accès gratuit) au plan départemental, au moins pour former quelques personnes-relais. L'une des difficultés de l'exercice résidait, en effet, dans la limite des crédits de formation continue, les autres besoins de formation n'ayant pas disparu par ailleurs. L'Union nationale des associations de soins et services à domicile (Unassad) est ainsi intervenue pour qu'Uniformation dégage une ligne de crédits spéciale euro, ce qui a finalement été décidé, mais seulement en août dernier. L'Etat n'a pas mis un sou dans la formation à l'euro des travailleurs sociaux de base, remarque au passage l'Unassad. Certaines associations se sont pourtant fortement mobilisées. Par exemple, Aid'adom, à Laval (Mayenne) et Domicile Action, à Melun (Seine-et-Marne). Dans les deux cas, sous l'impulsion d'une directrice fortement motivée. A Laval, Marie-Christine Degand s'est engagée comme formatrice dans le dispositif « Tous prêts pour l'euro » et a initié de nombreux relais parmi les travailleurs sociaux et responsables associatifs de la Mayenne, de la Sarthe et de Maine-et-Loire. En outre, toutes les techniciennes de l'intervention sociale et familiale (TISF) et les aides à domicile de son association ont bénéficié d'une journée de formation (3) . Cela lui semblait indispensable : « Elles sont en contact direct avec des familles en difficulté ou des personnes âgées et interviennent dans tous les actes de la vie quotidienne :elles sont donc bien placées pour les aider à négocier ce passage difficile », estime-t-elle. Outre le soutien individuel, certaines ont été appelées à animer des actions collectives pour des petits groupes, organisés en partenariat avec d'autres organismes agissant dans le champ de l'insertion, du revenu minimum d'insertion (RMI) ou du handicap, qui ont « permis de travailler sur le lien social en même temps que sur l'euro. Au total, c'est une expérience très enrichissante. » Même motivation, même intérêt chez Patricia Guitton, à Melun. Son association s'est portée candidate pour piloter le dispositif des « Euroformateurs » du département et l'une de ses TISF, Elsa Alexanderson, est devenue chargée de mission à plein temps sur l'euro. Elle a pu répondre ainsi à la demande de nombreux organismes pour former les personnels d'un service intercommunal d'action sociale, d'un service tutélaire, d'une équipe de coordination gérontologique, de titulaires du RMI, de gens du voyage, etc. Tous les membres du personnel de l'association ont également reçu une demi-journée de formation et les volontaires (une sur trois) ont bénéficié de deux jours supplémentaires pour les aides à domicile et de trois jours pour les TISF (3) . Avec elles, l'association a en effet « développé des formes d'action éducative alternatives, à l'interface entre le domicile et le collectif, se réjouit Patricia Guitton. La formule resservira dans d'autres domaines, estime-t-elle. L'euro nous a décidément ouvert beaucoup de contacts et un nouveau champ d'action. »
Au total, quel bilan ? « Je suis inquiète, dit Brigitte Keirle, conseillère en ESF à la caisse d'allocations familiales de la Seine-Saint-Denis, car peu de gens se sont préparés. Le 1 er janvier, les plus fragiles vont se retrouver brutalement devant un mur. » « Je suis assez optimiste, les gens ont des capacités insoupçonnées, répond au contraire Maryline Touyarou. Mais il faudra que les personnes en difficulté sachent où nous trouver, en janvier et après. »
« En tout cas, se félicite Madeleine Gary, le passage à l'euro nous permet de parler de budget avec beaucoup de personnes - comme celles que l'on voit pour le volet insertion du RMI -avec lesquelles on n'avait pas l'occasion d'en discuter. L'euro est un bon prétexte pour ouvrir les débats. »
Ce sujet fédérateur a aussi créé des liens entre travailleurs sociaux. Des assistantes sociales, des animateurs, des conseillère en ESF, des bénévoles d'associations aussi, se sont rencontrés lors de journées de formation interorganismes (ils en ont rarement l'occasion). Ils se sont envoyés mutuellement des « clients », en croisant leurs réseaux et leurs savoir-faire. Ça aussi, c'est un acquis de l'euro.
Marie-Jo Maerel
« Pour une fois, nous allons tous nous retrouver devant les mêmes difficultés en même temps. Nous sommes des citoyens comme les autres ! » Hamou Bouakkaz a résolument choisi de po-si-ti-ver. Par tempérament personnel, sans doute, mais aussi parce que l'optimisme et l'humour ont un meilleur effet d'entraînement que la morosité. Si le programme de formation en direction des malvoyants qu'il anime ne s'intitulait pas joliment « Euro Vision France » (4) , il aurait aimé l'appeler « L'euro dans la joie » !Lancé sous l'égide du Comité national pour la promotion sociale des aveugles et amblyopes (5) , le dispositif utilisait la formation à distance par le canal de l'audio-conférence (un système centralisé choisi pour des raisons économiques mais aussi pour la qualité et l'homogénéité du message, précise Hamou Bouakkaz). 60 formateurs régionaux, préparés dès novembre 2000, ont donc encadré, en mai, la formation de 500 animateurs-relais départementaux, lesquels ont animé à leur tour, le 13 octobre, des sessions sur plusieurs centaines de sites pour les animateurs locaux. Ces derniers sont désormais chargés d'organiser, dans leur environnement, des rencontres par petits groupes ou même des sessions à domicile pour les malvoyants. Tout s'est déroulé comme prévu, à un point près : le programme espérait toucher 5 000 animateurs-relais locaux, on est plus près des 3 000, constate le maître d'œuvre. Le public final touché sera, lui aussi, réduit à proportion. Le projet était innovant, bousculait les habitudes et toutes les associations ne se sont pas mobilisées comme on aurait pu l'espérer. D'autre part, les départements sollicités comme têtes de pont, relais et financeurs des actions locales ont répondu très inégalement, et pour certains par une ignorance totale. Au contraire, le conseil général du Var, par exemple, a conclu un véritable partenariat avec le dispositif national. Le 13 octobre, il a organisé trois regroupements pour la formation d'une cinquantaine d'animateurs locaux. Surtout, la mission Europe a intégré l'information sur Euro-Vision dans toutes ses animations grand public sur l'euro (de même que les messages à destination des malentendants). « Si vous connaissez une personne susceptible d'être intéressée... » Car c'est sans doute le plus gros handicap à surmonter : le public des malvoyants est dispersé et mal repéré. Les chiffres varient même de 60 000 à 110 000 aveugles complets (dont seulement 25 000 touchés par les associations), 400 000 très malvoyants et peut être un million de personnes de plus ayant des troubles graves de la vue. Combien d'entre eux profiteront de l'initiation tactile proposée avec les meilleures vraies fausses pièces du marché (fournies spécialement par la Banque centrale européenne), les brochures en relief, les convertisseurs vocaux et autres « cash-tests » destinés à repérer la taille des espèces ? 10 % du potentiel total, estime-t-on. Deux tiers des personnes malvoyantes font aujourd'hui leurs courses seules. Combien pourront encore le faire en janvier ?
(1) Voir ASH n° 2235 du 2-11-01.
(2) Un recensement complet des jeux et outils pédagogiques est proposé sur le site de Sources d'Europe :
(3) Par l'Institut de développement des activités de proximité, qui a développé un programme Eurodomicile : 1, rue du 11-Novembre - 92120 Montrouge - Tél. 01 46 57 31 30.
(4) Contact : Tél. 01 42 76 48 83.
(5) CNPSAA : BP 29 - 94800 Villejuif cedex - N° Vert : 0800 01 20 02.