« Une initiative, toute simple, d'un collectif de citoyens qui appelle à la définition d'une politique citoyenne de santé mentale » : tel est le sens du manifeste lancé en janvier dernier par une poignée de professionnels, réunis autour de Jacques Ladsous, vice-président du Conseil supérieur du travail social (2). Partageant l'insatisfaction de ne pas se sentir efficaces dans leurs pratiques, ils veulent s'efforcer de mettre fin à la gigantesque partie de ping-pong entre la psychiatrie et le social dont les usagers font les frais du fait de prises en charge trop parcellaires. « L'asile, on n'en voulait pas, on n'en voulait plus, à juste titre », explique Jacques Ladsous (3). La sectorisation psychiatrique, quant à elle, a déçu. Considérée comme un travail de proximité, elle aurait pu assurer, dans l'interdisciplinarité, une prise en charge globale de la personne. Mais son fonctionnement est perturbé par les lourdeurs administratives et les difficultés de coordination. Certes, de colloques en rapports - dont le dernier en date, réalisé par les docteurs Piel et Roelandt, n'est pas le moins critique (4) -, de nombreux cris d'alarme sont régulièrement lancés. « Nous n'étions ni les premiers, ni les seuls, à nous manifester, reconnaît Jacques Ladsous. Mais nous avons voulu dire ensemble, soignants et sociaux, qu'il y avait nécessité à rassembler nos énergies. »
Du côté de la psychiatrie, souligne Roland Broca, président de la Fédération française de santé mentale, « une fois passée l'euphorie liée à l'apparition des médications psychotropes qui ont pu nous faire croire, un temps, à la possibilité d'une guérison définitive, il a fallu, malheureusement, faire le constat que la maladie mentale reste fondamentalement une maladie chronique ». Elle nécessite par conséquent, au-delà du
soin au sens médical du terme, un souci permanent qui doit se traduire par un accompagnement médico-social au long cours. Or celui-ci s'avère pour l'instant largement en défaut, faute précisément d'une articulation cohérente des champs du médico-sanitaire et du social.
En outre, le problème spécifique de la folie en tant que pathologie mentale ne saurait résumer, à lui seul, la question de la santé mentale, c'est-à-dire du bien-être des populations. « Ce problème, en effet, ne prend pas en compte les effets individuels de souffrance psychique engendrés par le malaise dans la civilisation, qui entraîne la marginalisation d'un nombre important de personnes en grande précarité », ajoute Roland Broca. De fait, précise Marcel Jaeger, directeur de Buc- Ressources, l'écart est énorme entre les 300 000 patients passant en hospitalisation complète sur une année dans 60 000 lits, la file active des 1 200 000 personnes ayant affaire, toujours sur une année, à la psychiatrie publique, et les 12 à 15 millions de celles qui connaissent la souffrance mentale et la précarisation, d'après le Haut Comité de la santé publique. Souvent qualifiés de « patates chaudes », ces accidentés de la vie, qu'aucun dispositif de santé mentale n'appréhende dans leur singularité, n'arrêtent pas de tourner dans le manège des circuits assistantiels (foyers, lieux de vie, prisons, hôpitaux, etc.).
« Contrairement à l'idée qui fonde l'ensemble de notre système de protection sociale, commentent les auteurs du manifeste, il faut faire le deuil des supposées populations-cibles » et promouvoir une prise en compte du mal-être individuel, qu'il s'exprime par une demande explicite de soins psychiatriques ou par des somatisations, addictions, actes de délinquance, incivilités violentes, etc. Une politique de santé mentale ainsi conçue suppose d'associer aux professionnels du champ sanitaire, le secteur social et médico-social, les réseaux ville-hôpital et le tissu associatif. Et de favoriser la parole et le pouvoir des usagers, dont la participation sera l'un des moteurs les plus importants du changement de perspective auquel appellent aussi les docteurs Piel et Roelandt.
A l'interface des dispositifs sanitaires et sociaux, les professionnels socio-éducatifs intégrés aux équipes de psychiatrie ont un rôle essentiel dans l'accompagnement et l'aide à l'insertion des patients. Un travail de suivi dans la cité rendu particulièrement indispensable par l'évolution des modes de prise en charge des personnes souffrant de troubles psychiques, rappellent régulièrement les associations d'usagers (5). C'est à l'initiative et avec l'aide de l'une d'entre elles - l'Union nationale des amis et familles de malades mentaux (Unafam) - que le service d'action sociale de l'établissement public de santé mentale (EPSM) des Flandres, à Bailleul (Nord), a pu initier, courant 2000, un dispositif d'aide à domicile.
Soutenu par la caisse primaire d'assurance maladie de Dunkerque et l'agence régionale d'hospitalisation, un partenariat entre l'Unafam, l'EPSM et l'association aide à domicile en activités regroupées permet la mise à disposition d'auxiliaires de vie pour des patients de l'EPSM. Sensibilisées à la santé mentale et au fonctionnement des services de soin par l'hôpital (qui organise des formations de quatre à cinq demi-journées), ces aides à domicile interviennent de 8 à 30 heures par mois, en fonction des projets thérapeutiques individualisés définis par les soignants, pour des prises en charge de longue durée (six mois renouvelables sans limitation).
Les bénéficiaires de cette aide (neuf personnes la première année, 12 actuellement) ont une cinquantaine d'années, vivent seuls et sont titulaires de revenus peu élevés consécutifs à une inaptitude au travail. Plus que la perte d'autonomie physique, leurs difficultés sont le plus souvent relatives à l'accomplissement des actes de la vie ordinaire (ménage, courses...) et à leur tendance à l'isolement, explique Marie-Danièle Flipo, cadre socio-éducatif de l'EPSM. Pour de nombreux patients, le contact avec cette aide à domicile est la seule relation sociale extérieure à l'équipe psychiatrique qui assure leur suivi ambulatoire.
Les résultats de cet accompagnement à la vie sociale sont largement positifs. Ils se traduisent notamment par une nette diminution du nombre et des durées d'hospitalisation, ainsi que par une plus grande assiduité des bénéficiaires aux différentes activités thérapeutiques proposées au centre d'activité thérapeutique à temps partiel. En outre, pour une majorité de patients - et la totalité de ceux qui bénéficient de ce service depuis plus de six mois -, les équipes ont pu repérer le développement de liens sociaux : des personnes, qui avaient tendance à s'enfermer, reprennent l'habitude de sortir régulièrement de chez elles, ne serait-ce que pour effectuer des achats. Corrélativement, les services médicaux envisagent de plus en plus souvent ce type de prise en charge, complémentaire à la leur. « Mais l'ensemble du budget est actuellement affecté et compte tenu du caractère chronique des difficultés des bénéficiaires, les interventions actuelles se prolongeront probablement sur plusieurs années », note Marie-Danièle Flipo.
Conjuguer énergies et compétences pour mieux remplir ses missions respectives : tel est aussi le principe de l'Atelier
de santé de proximité de Besançon (Doubs), fruit d'un travail partenarial entre le centre communal d'action sociale de la ville et le centre hospitalier spécialisé de Novillars. En 1994, explique Philippe Chollet, adjoint à la direction solidarité insertion du centre communal d'action sociale, « nos services constataient une augmentation sensible des situations de personnes très dégradées, notamment sur le plan de la santé mentale, et les travailleurs sociaux avaient le sentiment d'accompagner un inéluctable processus de relégation ». Différents contacts avec des professionnels du secteur psychiatrique permirent de repérer que ce sentiment d'impuissance était largement partagé par les soignants.
Dès lors, le souci commun fut de ne pas laisser errer la personne en souffrance dans cet entre-deux où le social n'est plus à même de répondre cependant que le médical, considérant que l'exclusion n'est pas une maladie, se défend d'intervenir. D'où l'idée de dépasser l'absence de demande explicite de soins :puisque les intéressés ne vont pas à la santé, un infirmier psychiatrique à mi-temps, mis à disposition du projet par le centre hospitalier à partir de fin 1995, ira à leur rencontre - dans la rue, sous les porches, dans les lieux d'abri de nuit. Une stratégie d'apprivoisement destinée à construire, avec les personnes, des parcours personnalisés de réappropriation de leur santé, en favorisant leur accès aux dispositifs de droit commun. Parallèlement, un travail en réseau de formation réciproque à la connaissance de ces publics s'est élaboré avec les différents acteurs des champs sanitaire (psychique et somatique) et social (associations caritatives, dispositifs d'accueil de jour et de restauration, etc.).
Entre décembre 1995 et juin 1996, l'action s'est rapidement développée : 59 personnes- dont 40 vivaient dans la rue ou en squat, 33 présentaient des problématiques d'alcoolisme et 17 de maladie mentale -, ont bénéficié de différentes interventions de l'infirmier (entretiens, petits soins, traitements, accompagnement vers un médecin ou l'hôpital, etc.). En 1999, 130 personnes ont été concernées par le travail de l'infirmier -entre temps passé à temps plein (grâce à des financements des directions départementales puis régionales des affaires sanitaires et sociales), cependant qu'un deuxième poste d'infirmier psychiatrique devrait être dégagé d'ici à la fin de l'année.
« On peut noter, de manière sans doute un peu subjective mais pour nous évidente, estime Philippe Chollet, une corrélation entre la montée en charge du travail de santé de proximité avec ce public, une baisse très sensible du taux d'occupation de l'abri de nuit et une progression des solutions d'hébergement, voire de logement, pour ces personnes ». Il y a également moins de situations de crise très aiguës. En outre, le partenariat entre professionnels du soin et du travail social s'est renforcé, favorisant leur efficacité respective. Néanmoins, le principal obstacle à l'extension de cette action naît de la nécessité de devoir continuer, dans la durée, à accompagner les personnes avec qui une relation de confiance s'est instaurée. Ce qui limite d'autant les possibilités d'aller au-devant de nouveaux publics. C'est pourquoi « il nous semble indispensable que cette pratique, qui a fait ses preuves, puisse sortir d'une certaine marginalité en voyant son potentiel d'intervention renforcé et ses moyens d'existence pérennisés », déclare Philippe Chollet.
Au-delà des initiatives - nombreuses - qui témoignent de la capacité des acteurs à se coordonner pour répondre plus efficacement aux besoins hybrides des personnes en difficulté, « il reste à créer des espaces communs de parole et d'élaboration de ces savoirs et pratiques autour de la question du travail relationnel », souligne Martine Fourré, psychanalyste et permanente d'un lieu d'accueil. Une lecture partagée de la santé mentale, transversale aux différents champs professionnels (santé, social, justice, éducation), qui passerait par un métissage des cultures et donc des formations.
Caroline Helfter
(1) Voir ASH n° 2237 du 16-11-01.
(2) Voir ASH n° 2201 du 9-02-01.
(3) Intervenant lors du forum organisé les 9 et 10 octobre au ministère de l'Emploi et de la Solidarité. Rens. : Cemea, mission nationale santé mentale - 24, rue Marc-Séguin - 75883 Paris cedex 18 - Tél. 01 53 26 24 67.
(4) Voir ASH n° 2222 du 6-07-01.
(5) Voir notamment le « Livre blanc des partenaires de santé mentale en France », rendu public en juin par l'Unafam - ASH n° 2218 du 8-06-01.