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L'action sociale acculée

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En Martinique et en Guadeloupe, le contexte économique et social transforme l'action des professionnels de terrain en défi. Les « ASH » se sont rendues dans ces deux départements d'outre-mer. Premier volet de notre série sur l'action sociale départementale aux Antilles françaises.

Faire vivre un « nouveau pacte républicain » entre l'Hexagone et l'outre-mer : affichage politique ou vrai défi, c'est le message martelé par le gouvernement depuis la loi d'orientation du 13 décembre 2000 (1). Les départements d'outre-mer  (DOM) vont en effet bientôt pouvoir adopter un statut différencié qui devrait se conjuguer avec le renforcement de l'engagement de l'Etat dans le développement économique et social. Un chantier prioritaire cet automne pour les élus des Antilles françaises alors qu'ils continuent dans le même temps de colmater les failles du « mal développement ». L'ampleur des problèmes sociaux - et son corollaire, celui des transferts publics - masque difficilement un déséquilibre économique et social structurel.

7 000 kilomètres séparent la métropole des deux départements français lovés au cœur de la Caraïbe, au nord-est de l'Amérique du Sud : l'archipel de la Guadeloupe composé de sept îles (2), et la Martinique, le plus petit DOM. Deux territoires qui entretiennent entre eux peu de liens dans le domaine de l'action sociale et jouent plutôt de leurs différences. Alors que la région revêt à bien des égards des points communs.

Martiniquais ou Guadeloupéen, aucun interlocuteur ne manque, d'entrée de jeu, d'évoquer le taux de chômage : environ 30 % de la population active, 25,3 % au 30 septembre en Martinique en raison du dispositif des emplois-jeunes. Ce chiffre phare éclaire des constats en cascade : une économie qui continue de subir les soubresauts de la culture de la banane subventionnée pour tenir face à la concurrence sud-américaine de la banane « dollar » et du déclin de la canne à sucre ; une économie qui, faute d'industrie, s'appuie sur un secteur tertiaire largement tributaire du secteur public (Etat et collectivités locales) et du commerce qui drainent la majorité des actifs. De ce fait, le système « repose » sur une réalité artificielle devenue incontournable : le poids des transferts sociaux dans des territoires où 15 % environ de la population se situe en-dessous du seuil de pauvreté (3). Illustration :en Martinique, la moitié de la population vit de minima sociaux, et seulement 5 000 allocataires du revenu minimum d'insertion (RMI)   (4) avaient, en 2000, signé un contrat d'insertion par l'activité spécifique aux DOM.

Lutter contre l'assistanat

Le paysage social se décline entre paradoxes et contradictions. Les prestations sociales et aides financières accordées par les conseils généraux et organismes de protection sociale renforcent un assistanat dénoncé par les services départementaux et les travailleurs sociaux qui en sont, en même temps, les vecteurs. Certains s'étaient d'ailleurs opposés à l'application du RMI et avaient refusé - en Guadeloupe notamment - de prendre en charge le volet professionnel de l'insertion, confiée depuis 1995 à des agences départementales d'insertion (ADI) dans l'ensemble des DOM (5). « Nous craignions une désincitation au travail qui s'est révélée exacte », constate Danielle Charlery, conseillère technique à la direction des services sanitaires et sociaux (Disses) de Martinique. Mais en l'absence d'insertion durable, comment s'opposer au système D, au travail au noir cumulé avec les prestations et à une « dépendance » liée à une culture locale empreinte d'une certaine fatalité ?

Aussi cruciale que le chômage, la résorption de l'habitat insalubre traverse l'ensemble des problématiques sociales. Outre l'eau potable ou l'électricité, encore absentes dans certaines zones très rurales (6) malgré une amélioration sensible des conditions de vie ces dix dernières années, la demande de logements est largement supérieure à une offre asphyxiée par des contraintes telles que le coût du foncier, l'indivision de la propriété et la solvabilisation des populations. Une question d'autant plus aiguë qu'elle rejoint celle de la décohabitation et des liens familiaux qui, comme ailleurs, se distendent. Ici aussi, les relations parents-enfants souffrent de la perte des repères dans un univers où certaines coutumes et traditions avaient un sens. L'évolution des modes de vie, les nouvelles habitudes de consommation, le surendettement de foyers contribuent aux difficultés que rencontrent les parents.

Autre sujet d'inquiétude chez les intervenants sociaux : ces îles, en particulier Saint-Martin (7) qui bénéficie d'un statut spécial de port franc, constituent une trajectoire de choix entre le continent sud- américain et l'Europe pour le trafic de drogues. Conséquence : une augmentation importante de la toxicomanie chez les jeunes, insuffisamment prise en charge, selon les services sociaux qui regrettent le manque de moyens à disposition des services de l'Etat. L'engrenage qui s'ensuit - délinquance, violences urbaines, sentiment d'insécurité -commence à faire régulièrement la une des médias locaux.

Parmi les populations précarisées, on compte aussi ceux qui, plus pauvres encore, pensent trouver ici de quoi vivre moins mal et émigrent de Sainte-Lucie ou de Haïti vers la Martinique et de Saint-Martin ou de la République dominicaine vers la Guadeloupe. Sans compter un phénomène plus récent : l'arrivée de personnes sans domicile fixe de la métropole.

Un tableau plutôt sombre qui tranche avec la pugnacité de certains professionnels de terrain et le volontarisme de services départementaux qui, tout en restant lucides, s'évertuent à ne pas baisser les bras. Dans un contexte institutionnel et politique pas forcément porteur, soulignent pudiquement quelques-uns d'entre eux.

Vestige d'une décentralisation inachevée, le placage de dispositifs nationaux est mal vécu par les départements qui les considèrent « inadaptés à la réalité antillaise ». Certes l'égalité des droits se traduit notamment par l'alignement progressif des minima sociaux sur ceux de la métropole, mais, en contrepartie, les administrations locales enragent. Par exemple, « il a fallu se battre pour faire comprendre aux technocrates parisiens que l'agence départementale d'insertion devait être un établissement local et non national ! » (8), s'exclame Charles Barclay, directeur général adjoint de la Disses de la Martinique, qui estime que l'Etat ne joue pas le jeu en imposant, en droit ou en fait, des contraintes financières aux départements comme dans le cas de l'aide personnalisée d'autonomie. « Et des mécanismes de compensation financière qui pénalisent les DOM », regrette Max Théodore, directeur adjoint des Actions de solidarité départementale de la Guadeloupe  (DASD). « La loi contre les exclusions ne peut être appliquée en Martinique ;l'Etat n'a pas les moyens de faire vivre les dispositifs qu'il crée », renchérit Jacques Mérida, chef du service de l'animation et de l'action sociale à la Disses. Et la collectivité départementale se retrouve souvent seule pour faire face. Quant à l'action associative professionnelle, elle semble encore hésitante et souvent à la remorque des tutelles. Tributaire dans une large mesure de la manne départementale, elle est aussi « victime » de la toute-puissance des conseils généraux, remarquent des observateurs associatifs en métropole.

SPÉCIAL DOM : À SUIVRE...

Rendez-vous le 7 décembre pour la fin de notre « spécial départements d'outre-mer », avec la publication d'un dernier article consacré à la Guadeloupe et de deux reportages sur la Martinique.

Des politiques départementales sans fil conducteur

« Spécificité antillaise », le conseil général est considéré comme le seul recours, l'intervenant de proximité et le financeur obligé de tout un chacun, y compris du secteur associatif, souligne encore le directeur adjoint de la Disses, les services sociaux de la sécurité sociale et de la caisse d'allocations familiales intervenant de façon ciblée. Il est vrai que la précarité alourdit considérablement les dépenses d'aide sociale qui couvrent, en Martinique, la quasi-totalité des personnes âgées en établissement. Particularité insulaire qui renforce - dans une moindre mesure en Guadeloupe - l'omniprésence des services départementaux, l'absence d'implication dans les politiques sociales locales des communes. Cumulant leur mandat et celui de conseiller général, les maires considèrent que le social est l'affaire du département et renvoient facilement leurs administrés sur ses services, lorsqu'ils ne peuvent arranger eux-mêmes une situation. Au niveau départemental, les élus semblent happés par le court terme et les enjeux politiques locaux. Difficile, dans ce contexte, de cerner les contours des politiques sociales départementales qui manquent de fil conducteur. Comme aux premières heures de la décentralisation, le social reste « ce qui coûte cher et qui ne rapporte rien. Et non un investissement pour l'avenir », considère, comme bon nombre d'acteurs, Christian Célestine, en charge de la sous-direction de l'habitat social à la DASD de la Guadeloupe. Le sentiment est unanime : un portage politique fort donnerait sens aux projets et aux pratiques et renforcerait les dynamiques locales.

Les services sociaux des départements couvrent donc presque exclusivement les territoires (9). La polyvalence intégrale, pratiquée en Martinique et en Guadeloupe, prend ici tout sons sens. Outre ses missions classiques, le service social, largement absorbé par les demandes d'aides financières et la protection de l'enfance, est aussi réquisitionné d'office en cas de catastrophes naturelles (cyclones, séismes, raz-de-marée) ou même seulement d'alerte. Et il assure en Martinique le service social scolaire en primaire aux côtés de l'Education nationale. Les professionnels qui croulent sous la charge de travail « sont tentés de regarder leurs collègues de métropole comme des nantis », observe avec humour Sylvia Marcin, conseillère technique auprès de la DASD de la Guadeloupe. Dans ce département, la situation a poussé certaines assistantes de service social à expérimenter d'autres méthodes de travail qui ont inspiré la réorganisation actuelle du service social départemental.

Un signe, parmi d'autres, du dynamisme des acteurs sociaux. Souvent militants et malgré l'ampleur de la tâche, ils tentent de jouer la responsabilité et la solidarité contre l'assistance. A la fois condamnés à faire face aux besoins et stimulés par la nécessité de se battre pour améliorer les conditions de vie de la population.

Dominique Lallemand

Guadeloupe

 1 700 km2 pour 422 000 habitants

 Plus de 60 ans : 56 000 (13,5 %)

 Moins de 15 ans : 25 %

 Taux de natalité :17,4 ‰

 Taux de mortalité :6,2 ‰

 Budget global (fonctionnement)  :1,6 milliard de francs

 Budget social : 8,8 millions de francs

 Personnes âgées et handicapées : 240 millions de francs

 ASE : 228 millions de francs

 PMI : 35,4 millions de francs

 RMI : 28 000 allocataires

 Minimum vieillesse :17 000 bénéficiaires

Martinique

 1 100 km2 pour 381 000 habitants

 Plus de 60 ans : 63 000 (17 %)

 Moins de 15 ans : 23,3 %

 Taux de natalité :16,1 ‰

 Taux de mortalité :6,1 ‰

 Budget global (fonctionnement)  : 1,5 milliard de francs

 Aide sociale : 853 millions de francs

 Personnes âgées :250 millions de francs (36 %)

 ASE : 180 millions de francs (26 %)

 Insertion :103 millions  (15 %)

 PMI : 31 millions de francs (5 %)

 RMI : 30 000 allocataires

 Minimum vieillesse :21 000 bénéficiaires

Notes

(1)  Voir ASH n° 2202 du 16-02-01.

(2)  La Basse Terre et la Grande Terre reliées par le pont de la Gabarre, Marie-Galante, les Saintes, Désirade, Saint-Martin et Saint-Barthélemy.

(3)  Par rapport au seuil de pauvreté local (par an et par ménage)  : 43 400 F en Guadeloupe ; 51 900 F en Martinique (69 500 F en métropole).

(4)  L'ensemble des bénéficiaires (allocataires et ayants droit) s'élève à 52 000 personnes.

(5)  Voir ASH n° 1930 du 9-06-95 et n° 1939 du 8-09-95.

(6)  Selon une étude de la DREES (n°14 du 21 juin 2001), étaient concernés, en 1999, 3 % de la population en Guadeloupe, un peu moins en Martinique.

(7)  Située au nord de l'archipel guadeloupéen, la moitié de cette petite île est française, l'autre néerlandaise.

(8)  Les ADI, coprésidées par le préfet et le président du conseil général, ont été transformées en établissements locaux par la loi de lutte contre les exclusions.

(9)  En Guadeloupe, quelques CCAS commencent à avoir leurs propres travailleurs sociaux .

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