« Les tâches s'empilent. On fonctionne dans l'urgence. On est même obligé de “prioriser” les priorités. La polyvalence est hypertrophiée ! » Les assistantes sociales de la circonscription rurale de Capesterre- Belle-Eau (61 000 habitants) sur la côte est de Basse Terre n'hésitent pas à mettre des mots sur leurs maux. Qui traduisent largement le sentiment de leurs collègues sur l'île. La complexité et le nombre des situations d'exclusion, la succession des dispositifs transforment leur lot quotidien en bricolage. Ici, la polyvalence est restée intégrale : aide sociale à l'enfance, personnes âgées, logement, aide en cas de cyclones ou d'éruption volcanique, prévention, etc. « On s'éparpille en ayant un sentiment d'inefficacité et d'impuissance. » Et l'organisation du service frise l'anachronisme, soulignent en chœur les membres du comité de pilotage de la réorganisation du service social. « Elles ont beau travailler en équipe pluridisciplinaire, les collègues sont sur tous les fronts à la fois. Même ceux qui ne sont pas de leur compétence ! », insiste Ferly Morvan, responsable de cette circonscription. Les services sociaux spécialisés (caisses d'allocations familiales, sécurité sociale, hôpitaux) interviennent sur des critères très précis et ont tendance à se décharger sur le secteur. « Avec deux psychologues et une éducatrice, le personnel spécialisé est insuffisant », déplore Nicole Favières-Bourguignon, assistante sociale sur le secteur de Petit-Bourg. « Dès qu'il s'agit de protection de l'enfance, les services -protection maternelle et infantile, santé scolaire, etc. -, y compris l'équipe de la cellule maltraitance, mise en place par la direction des actions de solidarité départementale [DASD] pour faire de l'écoute, se tournent vers nous. » Happées d'ailleurs par ce champ d'intervention vis-à-vis duquel elles savent leur responsabilité engagée, « les professionnelles sont obligées de laisser de côté prévention et insertion », résume Ferly Morvan.
Mais tout dépend de l'insertion dont on parle, tant le sujet échauffe les esprits depuis l'attribution du volet insertion du RMI aux agents locaux d'insertion (ALI). Si le service social départemental continue de s'occuper de l'insertion des personnes qu'il suit individuellement, l'articulation avec les ALI sème la confusion et varie selon les secteurs et l'approche des professionnels. De même l'articulation avec les commissions locales d'insertion (CLI), à travers lesquelles passaient les demandes d'aide financière individualisées, est rendue impossible, indique Cathy Angélique-Bernos, assistante sociale sur le secteur de Gourbeyre. Si bien que les ALI peuvent être amenés à puiser dans l'escarcelle de l'aide sociale à l'enfance alors que les crédits d'insertion ne sont pas dépensés totalement. La majorité des professionnelles revendiquent toutefois leur rôle dans l'insertion à travers l'accompagnement social qu'elles pratiquent au quotidien... « même sans faire de contrat ! »
Côté logement, problème lancinant ici, pas ou peu de solutions à offrir puisque le service social ne participe pas aux commissions d'attribution des logements
très sociaux d'insertion destinés à des populations particulièrement démunies. « Il nous faut passer par les collègues de la CAF ou de l'Agence départementale d'insertion [ADI] qui ont des critères draconiens. » Outre le sentiment de frustration et le parcours du combattant à mener pour imaginer des réponses, « les travailleurs sociaux doivent faire face à des usagers plus exigeants et plus violents », explique France-Lise Corvo, responsable de la circonscription de Basse Terre. L'engorgement des services y contribue. Attendre deux heures, voire plus, à une permanence n'est pas de nature à calmer les esprits. « Ajoutez à cela une image altérée du service social et vous comprendrez pourquoi il fallait absolument engager une réforme du service social. »
En 1996, un groupe de travailleurs sociaux (quatre assistantes sociales, une éducatrice spécialisée, une psychologue et une secrétaire) tente, après réflexion, de décloisonner leur mode d'intervention sur trois communes (17 000 habitants) de la circonscription Nord Grande Terre (2), « défavorisées mais possédant une cohésion de vie », se souvient Maryse Ajinça, responsable du module enfance à Petit-Canal. « L'intercommunalité démarrait et on espérait s'inscrire avec les habitants dans une démarche de développement social local. » Le groupe ouvre la voie à une désectorisation et à un regroupement des interventions en modules. Intéressé par la démarche, le conseil général la fait évaluer par un consultant deux ans plus tard. Après enquête, 90 % des usagers trouvent que le service public s'est amélioré, plébiscitent le nouveau système et surtout l'organisation et l'accueil (94 %).
Cette initiative, venue du terrain, inspire la réflexion de professionnels, partie prenante du projet de service lancé par la direction départementale en 1999. « Il fallait introduire du changement dans la profession autour de trois axes : l'accueil, la prévention et le développement social local », poursuit France-Lise Corvo, membre du comité de pilotage qui a finalisé le projet. « Une pure émanation du terrain », libre de toute consigne hiérarchique ou politique, insiste-t-elle fièrement.
La réforme s'appuie d'abord sur une organisation en territoires d'intervention sociale (TIS) qui peuvent regrouper une ou plusieurs communes ou un bassin de vie, selon le choix des circonscriptions qui restent des entités administratives. Elle repose, ensuite, sur une désectorisation totale pour permettre une action transversale et l'intégration du service social dans la dynamique de la politique de la ville et de l'intercommunalité dont « nous étions, jusqu'à présent, restés à l'écart », reconnaît Carole Magaly, assistante sociale à Gosier, près de Pointe- à-Pitre.
Finie la polyvalence intégrale. Les travailleurs sociaux seront spécialisés selon trois modules qui reprennent les missions réglementaires : prévention, protection et insertion. Un pôle accueil assuré en binôme par un assistant social, soit spécialisé soit d'astreinte, et une secrétaire sera chargé de rencontrer tous les usagers et de les orienter, si besoin est, vers les modules ou vers d'autres services. Les professionnels recevront sur rendez- vous et en permanence par module. Quant au suivi, il s'effectuera dans les conditions actuelles, à charge pour l'assistant social de développer ses compétences dans son champ d'intervention.
Les avantages, déjà testés en métropole (3), répondent entre autres au souci de libérer les travailleurs sociaux qui pourront ainsi approfondir les situations. « Nous avons une approche plus fine des problèmes. De plus, les autres institutions ont une plus grande lisibilité de l'action sociale sur le département », reconnaît Suzy Anduse, responsable du module insertion et développement local. Autre point fort : le partenariat qui reprend des couleurs. « Nous participons à toutes les instances y compris la commission d'attribution de logements. » Alors qu'ailleurs, « chacun fait ce qu'il peut lors-qu'il a le temps », assure Jocelyne Bocard, assistante sociale à Baie-Mahault, au nord
La Maison de la communication de Petit-Canal, achevée en 1995, est née de l'expression du mal-être des habitants du quartier Maurice-Agis, relogés à l'entrée du bourg après le cyclone Hugo (4) . Et d'une action concertée entre ces derniers et les travailleurs sociaux de la DASD, de la CAF et de la sécurité sociale qui vont servir d'interface technique tout au long de la réalisation du projet. Lequel s'est traduit par « la construction collective d'un bâtiment avec la participation d'une vingtaine d'habitants bénéficiaires du RMI dans le cadre d'un chantier-école qui se sont appropriés, chemin faisant, leur futur local et donc leur cadre de vie », explique Gérard Proto, responsable de l'antenne locale de l'ADI. La maîtrise d'ouvrage a été assurée par la commune avec notamment pour partenaires, l'Etat, le département, l'association Kimbé Red, les organismes de protection sociale, l'ANPE. « Nous avons accompagné les stagiaires qui ont pu bénéficié d'un parcours d'insertion -CDI, formation consolidée, alphabétisation, voire stage de création d'entreprise », témoigne Suzy Anduse, responsable du module insertion sur le secteur, heureuse de voir que depuis, l'association monte chaque année un nouveau projet de quartier. Flora Babouran, éducatrice spécialisée, est partie à plusieurs reprises avec des collègues et une soixantaine de jeunes en difficulté âgées de 8 à 18 ans, sur « les traces des moulins ». Autrefois, la canne à sucre était broyée dans des moulins dont certains émaillent encore cette partie de l'île. Ces sorties, aux côtés d'un historien et d'une personne ressource qui a montré aux jeunes le lien entre leurs noms de famille et l'histoire des plantations, ont eu pour but de stimuler l'expression orale, de favoriser l' ancrage social des jeunes et de faciliter les rencontres intergénérations.
86 assistantes sociales
une conseillère en économie sociale et familiale
7 responsables pour huit circonscriptions
une conseillère technique
93 secteurs géographiques dont huit vacants en septembre 2001
de Basse Terre. Pour plus de cohérence, la réforme prévoit également de rattacher les personnes âgées et handicapées au service d'aide et d'action sociale qui intervient déjà sur ce « créneau », ce qui représente 10 % du temps de travail de la polyvalence. « Pourra-t-on conserver de cette façon une action de proximité envers ces publics ? », s'interroge, dubitative, Maryse Ajinça.
Selon le comité de pilotage, le projet est tout à fait consensuel. Pourtant, certains se rebiffent : « Comment va-t-on avoir une approche globale de la personne avec ces modules ? Il risque d'y avoir plusieurs intervenants dans la famille ! », relève Nicole Favières-Bourguignon. Sauf à mettre en place un seul référent pour une famille si plusieurs modules sont concernés, ce que prévoit d'ailleurs le projet. « On va perdre en coordination et en procédures l'efficacité que l'on est censé gagner. Et cela, sur un territoire plus étendu et sans véhicule supplémentaire. » « La coordination et la circulation de l'information vont être en effet la pierre angulaire de cette réorganisation », répond Sylvia Marcin, la conseillère technique. « Si les modules sont ouverts aux partenaires, ce qui va dans le bon sens, il faudra mettre en place des commissions locales de concertation. Aujourd'hui, le service social n'a plus le monopole de l'action sociale. » Dans la même logique, comment va s'articuler la réorganisation du service social départemental avec des autres services de la DASD comme la PMI ou la prévention ? « On aurait pu travailler le projet de service ensemble. Aucune passerelle n'est actuellement prévue », regrette Geneviève Mesinele, assistante sociale à Goyave.
Validée par la base et par l'assemblée départementale, la réforme va être testée dans quatre circonscriptions volontaires (Basse Terre, Gosier, Morne-à-l'Eau, Les Abymes) dès janvier 2002 pendant un an. Puis ajustée, après évaluation. « Il va falloir des moyens humains supplémentaires », reconnaît Sylvia Marcin, estimés au bas mot par le comité de pilotage à une douzaine de travailleurs sociaux et neuf secrétaires. « Des efforts devraient être programmés sur plusieurs années », répond, prudent, Max Théodore, directeur adjoint à la DASD. Avec en perspective, lentement mais sûrement, l'informatisation du service social, si les professionnels souhaitent entrer, comme ils le disent, dans la modernité.
D. L.
Axe de la réforme du service social départemental, la démarche de développement social local reste encore cantonnée à des initiatives individuelles. Et militantes. Rendez-vous à Caduc, circonscription des Abymes, près de Pointe-à-Pitre (5) . Assistante sociale de secteur le jour, bénévole et militante le soir et les week-ends : Monik Mérion ne porte plus que ces deux casquettes depuis qu'elle a passé le flambeau de la présidence de l'association Caduc en mouvement à l'une des habitantes de ce quartier très excentré, créé en 1992, pour reloger quelque 500 sinistrés du cyclone Hugo. « Cette population déracinée représentait un fort risque social », se souvient-elle. Or, si la commune et ses partenaires se préoccupaient de l'habitat, aucun accompagnement social n'était prévu. Devant l'ampleur des difficultés et la configuration du quartier, l'approche individuelle était impossible. Avec ses collègues de la caisse d'allocations familiales, de la sécurité sociale, du centre communal d'action sociale et du dispensaire, Monik Mérion met au point un projet d'action communautaire- enquête auprès de la population, diagnostic et évaluation des moyens. Et cible les priorités :structuration du quartier, prévention de la délinquance, accompagnement des parents et éducation familiale - « le socle de notre travail » -, insertion sociale et économique des adultes. Les axes de travail sont définis : partenariat entre les habitants et les travailleurs sociaux, création d'une association pour que la population se prenne en charge et « évite de fonctionner en cliente ou en consommatrice ». Une façon aussi de pouvoir recueillir la manne financière des institutions, au départ l'Etat, le conseil général et la commune. Et d'impliquer les habitants dans la vie associative et la gestion des conflits de voisinage, particulièrement sensibles lors de déplacement de populations. Contrairement aux sacro-saints principes du développement local, Monik Mérion, poussée par ses collègues, s'oblige à devenir présidente de l'association. ... … « Au début, les gens avaient peur de prendre des responsabilités. » En même temps, les travailleurs sociaux ne perdaient pas de vue la question de la citoyenneté, c'est-à-dire l'autonomie de la population de Caduc. Il a fallu se battre, convaincre les institutions pour crédibiliser la démarche auprès des habitants. « Pour les responsabiliser, nous leur avons demandé une participation soit financière pour les activités proposées, soit en nature, en prêtant, par exemple, leur domicile pour les réunions ou en encadrant eux-mêmes certaines activités. » Pour faire naître un esprit de solidarité, les travailleurs sociaux organisent des sorties parents-enfants, repèrent les jeunes à problème et mettent en place un accompagnement scolaire avec le soutien de l'école primaire. Aujourd'hui, le principe s'est perpétué : ce sont les « grands » du secondaire ou sortis du système scolaire qui aident les plus jeunes. « Normal, dit l'un d'entre eux, responsable du soutien scolaire au sein de l'association, on en a profité. C'est chacun son tour. » L'association, dès le départ, se lance dans l'encadrement et la formation de huit jeunes à l'animation du quartier en les aidant à préparer un brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur. Quatre autres, formés au tourisme rural, ont aujourd'hui trouvé du travail. A la demande des familles, des conférences et réunions offrent l'occasion d'aborder des questions telles que la drogue, la gestion du budget familial ou la parentalité. L'insertion des adultes n'est pas oubliée. Grâce à un partenariat financier élargi, l'association tente de réhabiliter des petits métiers comme la conservation et la transformation des produits du pays. Avec l'aide de l'agence départementale d'insertion, deux femmes ont ainsi pu monter une structure ambulante de vente de jus de papayes et de maracujas (fruits de la passion). Plus spectaculaire, une habitante a pu acquérir une petite épicerie par l'intermédiaire de l'association qui a financé l'achat du fonds. Mais faute de clients solvables dans le quartier- en majorité des femmes vivant des prestations sociales -, les revenus tirés de ce commerce se sont révélés insuffisants. Un projet d'atelier de repassage à l'initiative des quelques habitantes se heurte à la même question : quelle sera la clientèle ? Si le volet social porte ses fruits, « l'enclavement du quartier est un des freins à son développement économique », reconnaît Gilbert Massina, en charge de la cohésion sociale à la mairie des Abymes. « L'aménagement du territoire a été mal conçu. L'enjeu aujourd'hui, c'est bien de permettre à Caduc de s'ouvrir à d'autres quartiers comme la Pointe-d'Or et le Doubs. On peut l'envisager dans le cadre de la politique de la ville. Nous allons proposer à l'association de passer avec nous un contrat d'objectif triennal. Elle pourra ainsi recruter des emplois-jeunes. » Le bilan des actions menées a permis à la population de comprendre le projet et de s'investir, estiment les travailleurs sociaux. Autre clé pour réussir, la communication. Et la présidente de Caduc en mouvement de présenter, non sans fierté, le journal de quartier, largement diffusé auprès des institutions et d'autres associations, qui se fait l'écho des réalisations de Caduc. Au moment où l'association doit redéfinir un nouveau programme avec la population, Monik Mérion avoue que la démarche reste un défi permanent, tant qu'elle ne sera pas soutenue politiquement et encadrée. « C'est très lourd à porter ; il faut du temps, éviter que les gens ne se découragent, y compris nous-mêmes ! Mais ce mode d'intervention me semble une voie d'avenir. Le travail social ne peut plus se limiter à panser les conséquences du mal-développement et des inégalités. C'est avant tout une question de foi ! » D. L.
(1) DASD : rue Lardenoy - 97100 Basse Terre - Guadeloupe FWI - Tél . 0590 99 76 80.
(2) Cette circonscription regroupe les communes de Morne- à-l'Eau, Petit-Canal, Port-Louis, Anse-Bertrand et le Moule.
(3) Voir ASH n°2179 du 8-09-00.
(4) Particulièrement dévastateur, le cyclone Hugo (septembre 1989) est encore dans toutes les mémoires.
(5) DASD : Circonscription n° 7 - Résidence Avenir - Morne-Caruel - 97139 Les Abymes - Tél. 0590 83 92 49.